Ernst Jünger

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Ernst Jünger, né le 29 mars 1895 à Heidelberg, dans le Grand-duché de Bade dans l'Empire allemand, et mort le 17 février 1998 à Riedlingen, au Bade-Wurtemberg, est l'un des plus célèbres écrivains allemands.

Ernst Jünger jeune

Dans les années 1920, à travers les récits de guerre qu'il publie, il devient le chantre d'un « nationalisme soldatique » et l'une des figures majeures de la Révolution conservatrice.

Toute son œuvre est profondément marquée par un questionnement des rapports entre l'homme et la technique, et par leur évolution dans la modernité, qui conduit à une « irruption de l'élémentaire ».

De manière globale, on peut classer ses ouvrages en deux périodes de production: les livres de jeunesse et les livres de maturité. Jünger, lors des entretiens qu'il a donnés, a opéré lui-même une distinction entre ce qu'il a appelé son « Altes Testament » (Ancien Testament) et son « Neues Testament » (Nouveau Testament). La première catégorie regroupe les récits de guerre dans lesquels tous les personnages et les faits sont réels, tandis que la deuxième est composée d’œuvres de fiction, dans lesquelles les figures, les allégories, les « mondes oniriques » et les lieux imaginaires croisent de nombreuses références au monde réel[1], [2].

Biographie

Ernst Jünger naquit à Heidelberg le 29 mars 1895 d'une mère venue de Franconie et d'un père chimiste et pharmacien originaire de Basse-Saxe. Il était l'aîné de 7 enfants, dont 2 moururent en bas âge. Son frère cadet, Friedrich Georg, écrivain, poète et philosophe, sera toujours son confident et le complice de ses chasses subtiles. L'enfance et la jeunesse d'EJ se passèrent entre Hanovre et Brunswick où il fut un élève rêveur et distrait mais passionné de lectures.

Jeunesse rebelle

En 1913, à 17 ans, il fuit la maison paternelle pour s'engager dans la Légion étrangère, attiré par le mythe d'une Afrique aventureuse et sauvage. Il fut vite déçu et son père parvint à le rapatrier au bout de 5 semaines. Plusieurs années après, le souvenir de cette équipée fournira la matière de Jeux africains (1936). Revenu pour peu de temps au collège (période évoquée dans Le lance-pierres, 1973), il y acheva ses études secondaires juste avant que ne s'embrase l'Europe de l'été 1914.

Sous les orages d'acier

Il s'engagea avec enthousiasme au 1er jour du conflit et combattit avec témérité en première ligne, dans l'infanterie, sur le front de France jusqu'en 1918, fut blessé 14 fois, et termina la guerre comme lieutenant des troupes d'assaut avec au col l’exceptionnelle décoration frédéricienne "Pour le Mérite". Sous le titre Orages d'acier, il éditera en 1920, à compte d'auteur, ses carnets de guerre qui le rendront célèbre et restent son ouvrage le plus lu. Écrit sans aucune intention littéraire, ce livre révèle d'emblée un écrivain exceptionnel et un tempérament unique. L'observation précise et froide d'horreurs qui ne l'atteignent pas lui inspire des réflexions détachées, fulgurantes ou poétiques.

Le national-révolutionnaire

À l'époque de la publication de ce premier écrit, Jünger servait encore comme officier dans la nouvelle Reichswehr. Il y resta jusqu'à sa démission en 1923. Il fréquenta un moment le milieu des anciens corps-francs, qui le déçut. En 1925, après s’être inscrit à l’université de Leipzig en philosophie et en zoologie, il épousa Gretha von Jeinsen ("Perpetua" dans son Journal) et entreprit une carrière d’écrivain et de journaliste indépendant. En 1927, il s'installa à Berlin avec sa femme et son fils Ernst, né l'année précédente. La vie matérielle du couple était précaire. Cette période, jusqu’en 1931, fut celle d'un engagement intense dans les cercles intellectuels de la droite révolutionnaire (Konservative Revolution). Il collabora à plusieurs revues (Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Widerstand) et confiera plus tard qu'il était redevable de son nationalisme à l'influence de Maurice Barrès.

Il cesse tote activité dans la mouvance intellectuelle nationale-révolutionnaire en 1932, année de parution en langue allemande du Travailleur (Der Arbeiter). Alors que ce livre peut apparaître par certains côtés comme une anticipation du national-socialisme, EJ marquait fermement ses distances avec la NSDAP et son chef, refusant toutes les avances et se tenant dans une sorte d'exil intérieur à partir de la prise du pouvoir en 1933. Son roman symboliste Sur les falaises de marbre, publié en 1940, fut apprécié par certains comme une critique voilée du régime. Pourtant, respectant le soldat héroïque de la Grande Guerre et l'écrivain nationaliste, Hitler le protégera contre toute persécution.

Un étrange détachement devant la souffrance

Mobilisé avec le grade de capitaine au début de 1939, Jünger participa à la campagne de France. Il tint un Journal de guerre qui deviendra l'une de ses œuvres majeures. La 1ère partie fut publiée en langue française en 1942 sous le titre Jardins et Routes et fut aussitôt saluée par la critique parisienne. De 1941 à 1944, il servit à l'état-major des troupes d’occupation à Paris, avec une interruption durant l'hiver 1942-1943 pour une brève affectation sur le front russe. Son long séjour parisien fut l'occasion de rencontres suivies avec les nombreux écrivains que Florence Groult réunissait dans la paix de son salon. Une proximité intellectuelle certaine avec les conjurés du 20 juillet 1944 valut à Jünger d’être peu après démobilisé sans être autrement inquiété. Apparemment, l'ancienne protection de Hitler lui restait acquise. Il se retira dans une fermette à Kirchhorst, tandis que son fils Ernst, emprisonné quelque temps comme opposant au régime, était tué au combat le 29 novembre dans les carrières de marbre de Carrare. Un épisode que le Journal évoque avec une sobriété poignante.

Comme beaucoup d'autres écrits, certaines notations du Journal soulignent un étrange détachement devant l'horreur ou la souffrance. Non que l'écrivain ignorât la compassion, mais celle-ci semble venir de la raison plus que du sentiment. Ce trait de tempérament ou d'éducation a certainement favorisé une altitude intellectuelle que jamais ne viennent corrompre les fureurs ni les sensibleries si communes chez les contemporains. Ce qu'on lit par ex. à la date du 14 mars 1945, alors que l'Allemagne meurt sous les bombes, laisse pantois. La sérénité d'impressions liées au monde végétal semble effacer la tragédie des hommes : « Courrier important. Friedrich Georg [frère cadet] m'apaise par une série de ses lettres réconfortantes, bien qu'il m'apprenne qu'Überlingen a été bombardé : des hommes ont été tués et des maisons détruites… ». À la phrase suivante, il s'évade comme vers un autre monde, aidé par les commentaires de son frère : « L'air était embaumé de l'odeur des cyprès, des thuyas, des sapins et d'autres conifères, dont les branches et les aiguilles avaient été fauchées et écrasées par les éclats… »

Après la défaite allemande de 1945, et malgré son désaveu constant du national-socialisme, Jünger fut suspecté. Il refusa de répondre au questionnaire de dénazification et se vit interdire le droit de publier jusqu'en 1949. Plusieurs de ses écrits parurent alors à l'étranger. Il rencontra Heidegger, se livra à des expériences avec les drogues et prépara la publication de son roman Héliopolis. En 1950, il s'installa en Souabe, à Wilflingen, dans une dépendance du château des Stauffenberg, et entreprit une nouvelle carrière d'écrivain entrecoupée de nombreux voyages. Pendant dix ans, avec son ami Mircea Eliade, il dirigea la revue Antaïos et publia de nombreux livres, dont Le traité du rebelle (1951), qui rompt quelque peu avec le détachement affiché des Falaises de marbre, Le nœud gordien (1953), qui propose une profonde méditation sur le destin européen, ou encore Eumeswil (1977), qui oppose la figure de l'Anarque[3] aux tentations de l'action ou de la révolte. Bien d'autres ouvrages suivront. On retiendra qu'en 1984, à Verdun, l'écrivain participa aux côtés du chancelier Kohl et du président Mitterrand à la cérémonie de réconciliation entre les 2 nations et à l'hommage aux morts des deux guerres.

Deux Jünger ?

Lecteurs et critiques ont l'habitude de distinguer deux Jünger. Celui des livres de jeunesse, Orages d'acier (1920), La guerre notre mère (1922) ou Le Boqueteau 125 (1925), pour citer les plus marquants, et l'autre, très différent, des livres de maturité. Le premier Jünger, celui qui écrit sous la lumière de Mars, préfère la brutalité à la douceur, l'incommodité au confort. Il est le modèle d'une génération forgée dans les orages d'aciers de la Première Guerre mondiale. Une génération que l'épreuve n'a pas accablée, « qui peut avec joie se faire sauter en l'air et voir encore dans ce geste une confirmation de l'ordre ». Une génération en qui s'est effrité le vieux socle individualiste sur lequel reposait l'ordre bourgeois. Des milliers et des milliers d'hommes jeunes ont alors pris goût à un genre de vie où la fréquentation du risque faisait mépriser le bien-être et la sécurité comme valeurs et comme buts, où la communauté l'emportait sur l'individu. « Armés du seul impératif du cœur, ils parcourent le champ des forces pour y chercher des états d'ordres nouveaux… »

Au début des années 1930, Jünger est l'intellectuel le plus talentueux du mouvement multiforme de la Révolution conservatrice , dont le territoire s'étend bien au-delà du champ étroit de la politique. Ce courant est né de la crise du monde moderne et, suivant la formule d'Armin Mohler, de la dislocation de la vieille charpente chrétienne qui, depuis un millénaire, structurait l'Occident. Contrairement aux réactionnaires et aux traditionalistes. Jünger ne s'en désole pas. Il prend acte de cet effondrement et de la “mort de Dieu” annoncée par Nietzsche. Dans l'état d’interrègne spirituel entre ce qui fut et ce qui adviendra, il avance sans hésiter vers le « degré zéro des valeurs » à partir duquel pourra surgir un ordre de vie nouveau marqué, comme l’espérait déjà Hölderlin, par la fin des Titans et le retour des Dieux.

Au-delà du nihilisme

Après la Seconde Guerre mondiale et l'âge venant, s'est dessiné un Jünger d'une nature apparemment différente. Esthète d'une curiosité inassouvie, amateur d'autres drogues, d'autres ivresses et de chasses subtiles, pacifiste même à l'occasion, lecteur de la Bible et des Évangiles, vaguement cosmopolite comme peuvent l’être les Allemands, tenté aussi, certains jours, par les fariboles astrales du Verseau, détaché des anciennes passions nationales ou guerrières, il s'identifie à la figure de l'Anarque, observant d'un œil aigu les folies, les bassesses ou les beautés d'une espèce en proie à la disparition de l’être et aux effets du temps. De sa boulimie universelle, l'écrivain tirera sur toutes choses des considérations profondes ou déroutantes, et des aphorismes artistement ciselés.

On date habituellement le début de cette évolution de la publication du Cœur aventureux (1929), livre qui déconcerta les admirateurs inconditionnels des écrits de guerre et des textes politiques. Depuis la découverte de Lieutenant Sturm (roman publié en France en 1991), je suis pour ma part tenté de réviser cette interprétation. Le second Jünger affleure déjà dans ce roman de jeunesse écrit à 28 ans, en 1923. Un roman largement autobiographique, où s'ébauchent les prémisses d'une méditation sur la domination de la technique qui inspirera, quelques années plus tard, les pages denses et métalliques du Travailleur et une vision féconde du nihilisme contemporain. Mais ce roman est également peuplé de souvenirs érotiques, de visions fantastiques qui annoncent la futilité voulue et l'onirisme recherché qui font l'attrait mystérieux et parfois irritant des écrits de maturité. La description du calice rougeoyant d'une fleur perverse y tient autant de place qu'une réflexion poétique sur le courage.

Sur les falaises de marbre

Ce mélange imprévu, c'est Jünger. Pourtant, quelque chose distingue sans équivoque les œuvres d'avant et d’après 1940, blessure irrémédiable qui a transformé la nature de l’écrivain comme de la plupart des Allemands. Avant 1940, tout en jouant d'un certain dandysme, il soutient une provocante philosophie de l'action pour l'action qui lui deviendra par la suite étrangère. Pour tous les Européens, 1940 est l'année fatale qui fera basculer leur monde. C'est aussi celle des Falaises de marbre. La beauté sibylline de ce roman allégorique ne se prête pas à une lecture facile. Mais Jünger se soucie peu de facilité. Le livre témoigne du tournant fondamental dans la vie et dans l’être de son auteur amorcé quelques années plus tôt. Bien entendu, une telle bifurcation, tout homme ayant cédé dans sa jeunesse aux sortilèges de l'histoire peut un jour la connaître.

Le récit qui sert de prétexte aux Falaises de marbre se déroule dans un pays imaginaire, la Marina, envahi par des forces maléfiques sur lesquelles chacun peut mettre le nom qui lui plaît. Deux frères, en qui l'on peut reconnaître le visage d'Ernst Jünger et celui de son cadet Friedrich Georg, témoins de cette menace, sont tout d'abord tentés de recourir à la force et aux armes : « Nous aussi, nous sentîmes alors la puissance de l'instinct passer en nous comme un éclair ». Plus tard, méditant au cœur de leur bibliothèque, les frères en viennent à penser qu'il "existe des armes plus fortes que celles qui tranchent et qui transpercent". Leur évolution est précipitée par la fréquentation d'un sage, le père Lambros. Ce maître leur fait découvrir le pouvoir supérieur de la spiritualité.

Contemplation et rébellion

Pour beaucoup de ses lecteurs, EJ a certainement été l'équivalent d'un Lambros. Mais lui-même, dans Le traité du rebelle (1950), critiquera implicitement la philosophie purement contemplative qui irrigue les Falaises, observant que pour se défendre contre l'injustice ou la tyrannie, on ne saurait se borner à la conquête des seuls domaines intérieurs. Contradiction ? Comment s'en étonner ? Au fil d'une vie très longue et d'une œuvre foisonnante, Jünger a présente du lui-même des apparences multiples et déconcertantes. Dans bien des pages, il semble même renier la figure guerrière de sa jeunesse. Néanmoins, chaque phrase, chaque image est comme chargée d'une lumière qui ne doit rien aux lueurs crépusculaires de l'époque. C'est pourquoi certains lecteurs, même irrités par des jeux littéraires d'une gratuité trop évidente, reviennent cependant vers lui comme vers une source intarissable de spiritualité et de vie.

En terrain propice, les écrits de jeunesse agissent comme une greffe d'énergies violentes, alors que la plupart des œuvres ultérieures apparaissent souvent comme des invitations au détachement, aux rêveries sans conséquence et â l'esthétisme pur. Pourtant les lignes les plus anodines en apparence sont souvent chargées d'images et de signes d'une intensité qui incite à dépasser l'apparence des êtres et des choses… Le moindre événement, un détail insignifiant, sont prétexte à des méditations profondes, inattendues et intemporelles. L'écrivain possède une sorte du don de seconde vue, une aptitude à rendre l'aspect magique des choses qui était déjà sensible dans ses premiers écrits. Sous les apparences de l'essayiste protéiforme, Jünger est un poète, le dernier peut-être des grands romantiques allemands. Avec lui, les épreuves imposées par l'histoire deviennent sources d'initiation. À des générations de jeunes lecteurs en rupture avec leur temps, il apprend que le culte de l'énergie gagne à s'affranchir de la brutalité, et que les défis existentiels sont envoyés par les dieux pour mesurer la qualité des âmes fortes[4].

Citations

  • « Mais que faire, si les faibles méconnaissent la loi, et dans leur aveuglement tirent les verrous qui n’étaient poussés que pour les protéger ? […] L’ordre humain ressemble au Cosmos en ceci, que de temps en temps, pour renaître à neuf, il lui faut plonger dans la flamme. » Sur les falaises de marbre, 1939
  • « L’ordre humain ressemble au Cosmos en ceci, que de temps en temps, pour renaître à neuf, il lui faut plonger dans la flamme. » Sur les falaises de marbre, 1939
  • « L’homme d’âge moyen élevé, vacciné, revacciné, débarrassé de ses microbes, habitué aux médicaments, a moins de chances d’en sortir qu’un autre qui ne sait rien de tous ces remèdes. La basse mortalité des époques paisibles ne donne pas la mesure de la santé véritable ; elle peut, d’un jour à l’autre, faire place à son contraire. Il se peut même qu’elle provoque des maladies encore inconnues. Le tissu des peuples devient fragile ». Traité du rebelle, 1951

Œuvres

Traductions françaises

Récits et romans

  • Orages d'acier (In Stahlgewittern), 1920
  • Le Combat comme expérience intérieure (Der Kampf als inneres Erlebnis), 1922, traduit en français sous le titre : La guerre notre mère, 1934.
  • Lieutenant Sturm (Sturm), postface d'Olivier Aubertin, 1923
  • Le Boqueteau 125, chronique des combats de tranchée (1918) (Das Wäldchen 125, eine Chronik aus den Grabenkämpfen (1918), 1925
  • Feu et sang - Bref épisode d'une grande bataille (Feuer und Blut - Ein kleiner Ausschnitt aus einer grossen Schlacht), 1925
  • Le Cœur aventureux (Das abenteuerliche Herz), 1929
  • Jeux africains (Afrikanische Spiele), 1936
  • Sur les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen), 1939
  • Voyage atlantique (Atlantische Fahrt), 1947
  • Héliopolis (Heliopolis), 1949
  • Visite à Godenholm (Besuch auf Godenholm), 1952
  • Abeilles de verre (Gläserne Bienen), 1957
  • San Pietro, 1957
  • Serpentara, 1957
  • Le Lance-pierres (Die Zwille), 1973
  • Eumeswil (Eumeswil), 1977
  • Le Problème d'Aladin (Aladins Problem), 1983
  • Une dangereuse rencontre (Eine gefährliche Begegnung), 1985
  • Trois chemins d'écolier - Tardive vengeance (Sp. R. - Drei Schulwege), 2003, posthume

Essais

  • Le Travailleur (Der Arbeiter - 1931)
  • Éloge des voyelles (Lob der Vokale - 1934)
  • Feu et mouvement - 1934
  • La Paix (Der Friede - 1946)
  • Le traité du Rebelle ou le recours aux forêts (Der Waldgang - 1951)
  • Le Nœud Gordien (Der Gordische Knoten - 1953)
  • Traité du Sablier (Das Sanduhrbuch - 1954)
  • Mantrana (Mantrana, Einladung zu einem Spiel - 1958)
  • Le Mur du temps (An der Zeitmauer - 1959)
  • L'État universel (Der Weltstaat - 1960)
  • Chasses subtiles (Subtile Jagden - 1967)
  • Approches, drogues et ivresse (Annäherungen, Drogen und Rausch - 1970)
  • Philémon et Baucis. La mort dans le monde mythique et le monde technique (Philemon und Baucis - 1972)
  • Les nombres et les dieux (Zahlen und Götter - 1973)
  • Rivarol et autres essais (1974)
  • Le contemplateur solitaire (1975)
  • L'Auteur et l'Écriture (Autor und Autorschaft - 1982)
  • Les ciseaux (Die Schere - 1990)

Journaux

  • Jardins et routes - pages de journal 1939-1940 (trad. fr. Plon 1942)
  • Journal de guerre (Strahlungen 1949, trad. fr. René Julliard 1951 et 1953)
  • Sous le signe de Halley, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 1989.
  • Soixante-dix s'efface (Siebzig verweht 1977)
  • Soixante-dix s’efface, I – Journal 1965-1970 (Siebzig verweht)
  • Soixante-dix s’efface, II – Journal 1971-1980 (Siebzig verweht II)
  • Soixante-dix s’efface, III – Journal 1981-1985 (Siebzig verweht III)
  • Soixante-dix s’efface, IV – Journal 1986-1990 (Siebzig verweht IV)
  • Soixante-dix s’efface, V – Journal 1991-1996 (Siebzig verweht V - 1997)

Correspondance

  • Ernst Jünger, Martin Heidegger (Auteur) et Julien Hervier (Traduction) (trad. de l'allemand), Correspondance : 1949-1975, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2010, 165 p.
  • Ernst Jünger et Julien Hervier (Traduction) (trad. de l'allemand), Carnet de guerre 1914-1918, Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Litt. Étr. », 2014, 570 p.
  • Ernst Jünger, Heimo Schwilk (Préface) et Julien Hervier (Traduction) (trad. de l'allemand), Lettres du front à sa famille 1915-1918 : Avec un choix de réponses de ses parents et de Friedrich Georg Jünger, Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Litt. Étr. », 2016, 169 p.
  • Ernst Jünger, Carl Schmitt, Julien Hervier (Préface), Helmuth Kiesel (Postface) et François Poncet (Traduction) (trad. de l'allemand), Correspondance 1930-1983, Paris, Krisis & Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 663 p.

Bibliographie

Revues thématiques

  • « Cahier Ernst Jünger », Éditions de la Table Ronde, hiver 1976.
  • « Ernst Jünger », L'Œil de bœuf, no 5/6, décembre 1994.
  • Auguste Francotte, « Ernst Jünger ou l’entomologiste écrivain », Lambillionea, numéro spécial, 1998.
  • Coll., « Ernst Jünger » [numéro thématique], Nouvelle École, no 48, 1996.
  • Les Carnets Ernst Jünger (publication annuelle du Centre de Recherche et de Documentation Ernst Jünger (CERDEJ) animé par Danièle Beltran-Vidal). Dix volumes parus entre 1996 et 2005. Nouvelle série à partir de 2012.

Articles

  • plusieurs articles consacrés à Ernst Jünger (par Isabelle Fournier, Werner Bräuninger, Gianfranco De Turris et alii), sur le site des archives de Vouloir. Lire en ligne : [1]
  • Antonio Giglio, « Jünger et l’Allemagne secrète », sur le blog d'archives vertusetcombat, 22 novembre 2007 : [2]
  • Wolfgang Herrmann, « Ernst Jünger, penseur politique radical », lire en ligne : [3]

Monographies

en allemand

  • Heimo Schwilk, Ernst Jünger : ein Jahrhundertleben, Munich, Piper, 2007, 623 p.

en français

  • Banine, Ernst Jünger aux faces multiples, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1989, 213 p.
  • Philippe Barthelet (dir.), Ernst Jünger, Lausanne, L'Âge d'Homme, coll. « Les Dossiers H », 2000, 591 p. (ISBN 2-8251-1425-1)
  • Danièle Beltran-Vidal, Chaos et renaissance dans l'œuvre d'Ernst Jünger, vol. 30, Berne, Peter Lang, coll. « Contacts : Sér III. Études et documents », 1995, 388 p
  • Danièle Beltran-Vidal (dir.), Images d'Ernst Jünger, Actes du colloque organisé par le Centre de Recherche sur l'Identité Allemande de l'Université de Savoie, Chambéry (mars 1995)
  • Alain de Benoist, Ernst Jünger : une bio-bibliographie, Paris, Guy Trédaniel, 1997, 186 p. (ISBN 2-85707-972-9)
  • Alain de Benoist, Ernst Jünger : entre les dieux et les titans, Paris, Via Romana, 2020, 202 p.
  • Ernst Jünger et Julien Hervier (Traduction), Trois chemins d'écolier : Tardive vengeance, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Litt. Étr. », 2005, 92 p.
  • Isabelle Grazioli-Rozet, Ernst Jünger, Grez-sur-Loing, Pardès, coll. « Qui-suis je ? », 2007, 127 p.
  • Julien Hervier, Deux individus contre l'histoire : Pierre Drieu La Rochelle, Ernst Jünger, Paris, Klincksieck, 1978, 485 p.
  • Julien Hervier, Ernst Jünger : Dans les tempêtes du siècle, Paris, Fayard, 2014, 500 p.
  • Michele Iozzino, Ernst Jünger. Le visage de la technique, Éditions de la Nouvelle Librairie, 2023, 314 p. (éd. or. : Ernst Jünger - Il volto della Tecnica, Altaforte Edizioni, 198 p.)
  • Jean-Michel Palmier, Ernst Jünger. Rêveries sur un chasseur de cicindèles, Hachette, 1995, 236 p.
  • Frédéric de Towarnicki, Ernst Jünger. Récit d'un passeur de siècle, Monaco, Éditions du Rocher, 2000, 169 p.
  • Michel Vanoosthuyse, Fascisme et littérature pure : la fabrique d'Ernst Jünger, Marseille, Agone, coll. « Banc d'essais », 2005, 330 p.
  • Dominique Venner, Ernst Jünger  : Un autre destin européen, Monaco/Paris, Éditions du Rocher, 2009, 234 p.
  • Philippe Barthelet et Eric Heitz, Le voyage d'Allemagne, Paris, Gallimard, coll. « Le sentiment géographique », 2010, 240 p.
  • Bernard Maris, L'homme dans la guerre. Maurice Genevois face à Ernst Jünger, Paris, Grasset, 2013, 169 p.
  • François L'Yvonnet, Apologie d'Ernst Jünger, Paris, Lemieux, coll. « Monde d'idées », 2017, 154 p
  • Julius Evola, La Figure du Travailleur chez Ernst Jünger, trad. Gérard Boulanger, Paris, La Nouvelle Librairie éd., coll. « Éternel retour », 2020, 252 p.

Cité dans

  • Robert Steuckers, La Révolution conservatrice allemande - Biographies de ses principaux acteurs et textes choisis, tome I, éditions du Lore, 2014, 348 p.
  • Robert Steuckers, La Révolution conservatrice allemande - Sa philosophie, sa géopolitique et autres fragments, tome II, éditions du Lore, 2018, 333 p.

Sources vidéos

  • « La guerre d'un seul homme » (Images d'archives, tournées sous l'occupation de la France par les Allemands, mises en résonance avec la lecture du journal d'Ernst Jünger), réalisation Edgardo Cozarinsky, 105 min, 1981.
  • « Ernst Jünger, Archives du XXe siècle » (3 heures d'entretien avec Ernst Jünger), réalisation Pierre-André Boutang, production SFP/Jean-José Marchand, INA, 1973.
  • Le Rouge et le Gris, Ernst Jünger dans la Grande Guerre, documentaire réalisé par François Lagarde, 2017.
  • « Ernst Jünger, l'ennemi parle », produit par Christophe Boutang, réalisé par David Cangardel Chaîne Histoire, 2018.
  • extrait d’une émission d’Apostrophes sur le thème “Occupants occupés” (le 13 novembre 1981), où Bernard Pivot fait l’interview d’Ernst Jünger, de passage à Paris pour recevoir le Prix Del Duca. La rencontre évoque le “Journal Parisien” paru chez Christian Bourgois. : [4]
  • extrait entretien documentaire par James L. Frachon: [5]


Ernst Jünger âgé

Textes à l'appui

Une biographie politique

Toutes les idées que le nationalisme révolutionnaire a développé pendant les dix premières années qui ont suivi la Grande Guerre ont trouvé leur apex dans l'œuvre d'Ernst Jünger. Les résidus du Mouvement de Jeunesse — qui avait littéralement “fondu” au cours des hostilités — les éternels soldats par nature, les putschistes, les révolutionnaires et les combattants du Landvolk ont toujours trouvé en Jünger l'homme qui exposait leurs idées. Mais E. Jünger est allé beaucoup plus loin qu'eux tous, ce qu'atteste le contenu du Travailleur. Il n'en est pas resté à une simple interprétation des événements de la Guerre, ce qui fut son objet dans Der Kampf als inneres Erlebnis, résumé de ces impressions de soldat. Ce mince petit volume sonde les sensations du soldat de la Première Guerre mondiale, en explore la structure. Et ce sondage est en même temps l'expression d'une nouvelle volonté politique, la première tentative de fonder ce “réalisme héroïque”, devenu, devant les limites de la vie, sceptique, objectif et protestant. En revenant de la guerre, Jünger a acquis une connaissance : l'empreinte que ce conflit a laissé en lui et dans l'intériorité de ses pairs, est plus mobilisatrice, plus revendicatrice et plus substantielle que le message des idéologies dominantes de son époque. Voilà pourquoi la Guerre a été le point de départ de ses écrits ultérieurs, dont Le Travailleur et La mobilisation totale. Ces deux livres pénètrent dans une nouvelle “couche géologique” de la conscience humaine et modifient la fonction de celle-ci dans le monde moderne. Les deux livres partent du principe de la mobilisation totale, que la Guerre a imposé aux hommes. D'un point de vue sociologique, la guerre moderne est un processus de travail, de labeur, immense, gigantesque, effroyable dans ses dimensions ; elle mobilise l'ensemble des réserves des peuples en guerre. Les pays se transforment en fabriques géantes qui produisent à la chaîne pour les armées. Par ailleurs, la guerre de matériel devient pour les troupes combattantes elles-mêmes une sorte de processus de travail, que les techniciens de la guerre ont la volonté de mener à bien. Le nouveau type d'homme qui est formé dans un tel contexte est celui du Travailleur-Soldat, chez qui il ne reste rien de la poésie traditionnelle du Soldat et qui ne jette plus son enthousiasme mais son assiduité dans la redoute qu'il est appelé à occuper. Jünger sait désormais que “la mobilisation totale, en tant que mesure de la pensée organisatrice, n'est qu'un reflet de cette mobilisation supérieure, que le temps accomplit en nous”. Et cette mobilisation-là est inéluctable, la volonté consciente de l'individu ne peut rien y changer. La mobilisation totale des dernières énergies prépare, même si elle est en elle-même un processus de dissolution, l'avènement d'un ordre nouveau. La figure qui forgera cet ordre nouveau est celle du Travailleur. L'image de ce Travailleur, de ce phénomène qui fait irruption dans notre XXe siècle, nous la trouvons dans l'éducation et les arts modernes. Jünger l'a conçue d'après les caractéristiques du Soldat du Front et d'après le modèle russe où le Travailleur devient le Soldat de la Révolution. Jünger ne conçoit pas la catégorie du Travailleur comme un “état” (Stand) de la société, comme le veut la science bourgeoise, ou comme une classe, à l'instar du marxiste, mais voit dans le Travailleur un nouveau type humain en advenance, une nouvelle mentalité en gestation, qui réussira la fusion de la liberté et du pouvoir. Seul le Travailleur entretient encore une “relation illimitée avec les forces élémentaires”, qui ont pénétré dans l'espace bourgeois, en opérant leur œuvre de destruction. Conservateurs traditionnels et Chrétiens ont attaqué ce livre radical avec une véhémence affirmée. Le Travailleur reste néanmoins un ouvrage difficile à lire : il recèle une indubitable dimension philosophique ; il aborde la problématique en changeant constamment de point de vue, ce qui exige de la part du lecteur une communauté de pensée et une capacité à se remettre perpétuellement en question. (...).

Wolfgang Herrmann, Der neue Nationalismus und seine Literatur, San Casciano Verlag, Limburg (tr. fr. Robert Steuckers).


Timbre allemand à la mémoire de l'écrivain

LE GRAND ŒUVRE

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Article-hommage retraçant les lignes directrices de sa pensée et nous montrant en quoi la longévité exceptionnelle de Jünger, doublée d'une lucidité intacte jusqu'au dernier souffle, les engagements extrêmes d'une existence qui sut aussi bien pratiquer le détachement, la diversité et la richesse d'une œuvre située à la croisée de la littérature et de la philosophie en font d'ores et déjà une des plus hautes figures de son temps - un de ces géants dont les siècles sont avares.


« Dût la Terre éclater comme un obus,
Notre transformation resterait flamme et blanche ardeur »

L’auteur de cette sentence téméraire s'est avancé le 17 février dernier vers une région où comme il devait le rappeler dans un essai paru en 1990, les ciseaux de la Parque ne coupent pas. Il avait confié cette formule, dans Sur les falaises de marbre, à un mystérieux éveilleur, Nigromontanus, qui l'avait gravée en écriture runique solaire. Métamorphose, images de sang, de feu purificateur, alchimie de la souffrance, affinage de l’être, libération thaumaturgique de la lumière... autant de thèmes que le lecteur de Jünger reconnaît et retrouve dans l'exemplarité d'une vie, chauffée dans l'athanor de l'histoire.

En un peu plus d'un siècle d'existence, Ernst Jünger a combattu dans deux guerres mondiales et goûté quatre formes différentes de régime politique. De 1895 à 1918, il a vécu sous l'ancien régime, celui de l'empire wilhelmien aux vastes étendues. De 1919 à 1933, le bouillant activiste a rejeté la République de Weimar et a voulu précipiter l'éboulement de la société bourgeoise. De 1933 à 1949, éloigné des clameurs de la cité, retiré sur de symboliques falaises de marbre, il a analysé l'affrontement du despotisme brutal et de l'esprit, de l'arbitraire et du droit ; puis il a vu s'effondrer son pays mutilé. Le citoyen vieillissant de la si étroite République fédérale a encore assisté à la réunification des deux États allemands, dont la séparation figurait, entre autres, la guerre froide entre l'Ouest et l'Est.

L'œuvre d'Ernst Jünger, originale et foisonnante, passe pour difficile. Elle est tout à la fois contribution à la réflexion philosophique, à la méditation historique, aux travaux scientifiques - Jünger était reconnu dans les milieux entomologistes - et aussi travail d'artiste, d’esthète. Prise dans sa totalité, l'œuvre recèle paradoxes et contradictions. Rien d’étonnant quand on songe à la longévité et aux métamorphoses de son auteur. De fait, si les premiers écrits sont empreints de l'expérience militaire, les livres de maturité, en revanche, font place à un individualisme prononcé qui trouve sa plus haute expression dans la figure de l'Anarque, développée en 1977 dans Eumeswil. Dans son journal Radiations (Strahlungen), à la date du 16 septembre 1942, Ernst Jünger a lui-même structuré son travail intellectuel en deux grandes périodes : le 1er cycle embrasse les 13 premières années de création, de 1920 à 1933, et comprend les ouvrages relatifs à la Grande Guerre mais aussi les essais La mobilisation totale (1930), Le Travailleur (1932) et une grande partie de l’essai Sur la douleur (1934). Ce dernier livre et les questions qu'il soulève signalent une autre période. Pourtant, en dépit des apparentes contradictions, l'œuvre littéraire se caractérise par l'unité et la cohérence d'esprit car, fidèle à elle-même, la pensée de Jünger n'a cessé de s'approfondir, si bien que l'auteur, s'il modifia éclairages et perspectives, eut le courage de ne jamais renier ce qu'il avait pu écrire.


Un écrivain qui ne laisse aucun lecteur indifférent

La seconde grande difficulté pour appréhender l'œuvre de ce Protée [5] tient à la personnalité même de l'auteur, à la réception que l'on fit à ses ouvrages. Des années 1920 à 1950, des Orages d'acier au conte initiatique Visite à Godenholm (1952) - récit à partir duquel commence, selon beaucoup de critiques, l'inactualité de Jünger et l’aspect intemporel de son œuvre - les livres que Jünger publie sont des événements de la vie littéraire. Voulant avoir prise sur les faits, il a composé des ouvrages qui s'inscrivent dans le débat idéologique de son temps. Les idées qu'il y expose sont combattues, défendues âprement, citées comme celles d'un écrivain politique. De toute évidence, ces réactions prouvent que Jünger ne laissait pas le lecteur indifférent, transformant celui-ci en un admirateur ou un détracteur sur lequel il exerçait une indéniable fascination [6].

De fait, chacun jette un éclairage particulier sur l'œuvre jüngerienne, comme si les émotions qui gouvernent les affinités ou les préventions idéologiques primaient sur la rigueur de l'analyse. En cela, la littérature secondaire qui prétend cerner l'œuvre est chose bien étrange ; peu d’interprètes et de critiques ont en effet consacré en priorité leurs travaux à l'étude du texte, la plupart préférant analyser la personnalité de l'auteur. Celui-ci, écrivain controversé à cause de l’attitude politique qu'il adopta avant et pendant la dictature nationale-socialiste en Allemagne, semble contraindre ses lecteurs à trancher en positions nettes et précises. Les études portant sur Jünger, même de nature universitaire, se partagent dans leur grande majorité en deux groupes affectifs : d'une part celui, plus rare, marqué par une admiration sans réserve, parfois aveugle, d'autre part, en Allemagne surtout, celui dominé par l'esprit de polémique, voire de hargne.

Lorsque sonna, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, l'heure des comptes et des exorcismes, une discussion enflammée se développa autour du "cas Jünger". Les écrits flamboyants qu'il avait publiés avant 1933 avaient-ils facilité l'ascension au pouvoir du nazisme ? Le Travailleur, auquel la revue Éléments [n°40] consacra un dossier, était en quelque sorte devenu la preuve écrite d'une culpabilité.

Que Jünger ne se soit pas exilé comme tant d'intellectuels afin de se démarquer publiquement du régime national-socialiste, qu'il ait, pour certains myopes peu enclins à la lecture sérieuse, apparemment flirté avec l'Église catholique après la Seconde Guerre mondiale, voilà autant de griefs que les uns et les autres, suivant leurs écoles respectives de pensée, ont retenus contre lui. Il s'est alors agi pour la critique de préciser un passé, de clarifier des attitudes politiques, de savoir si son amitié avec le national-bolchevik Ernst Niekisch l'exonérait ou non de certaines responsabilités, de connaître le rôle qu'il joua ou ne joua pas lors de la révolte des généraux en 1944. Enfin, de savoir si Jünger avait changé ou non. La querelle, atténuée avec le temps, s'est à nouveau envenimée lorsque la ville de Francfort-sur-le-Main lui décerna le prix Goethe en 1982. Il eut alors comme défenseur un détracteur d'hier, Golo Mann. L'aigreur s'est manifestée lors des célébrations des 95 et 100ème anniversaires de l'auteur. Aussi les réactions du monde des lettres et de la pensée à l'annonce de sa mort furent-elles tristement coutumières. En ces temps où prévaut le "politiquement correct", certains critiques se sont distingués par des analyses, sinon élogieuses (comme l'excellent article de Dominique Venner paru dans Enquête sur L'histoire), du moins pertinentes (dans un magazine allemand inattendu, Focus). D'autres, zélés contempteurs, inféodés à une idéologie qu'ils servent dans les organes de presse française et allemande, se sont empressés de diffamer une œuvre qu'ils ne se sont jamais donné la peine de lire.

C'est un procédé bien réducteur que de vouloir contraindre en quelques lignes la richesse d'une pensée. Seules quelques perspectives seront tracées ici. La production littéraire de Jünger dans la décennie 20 à 30 nous introduit dans un monde épique. Exemple accompli de la maîtrise du sabre et de la plume, Ernst Jünger s'est éveillé à la vie littéraire dans les paysages de feu et de sang de la Première Guerre mondiale. Si Jünger, l'un des plus prestigieux représentants de la Révolution conservatrice, a vécu dans sa chair l’expérience épique et cruelle du titanesque combat que se livrèrent les Empires, il s'est distingué de nombre de ses contemporains par un discours apologétique de la guerre, affirmant avoir vécu dans un monde « fabuleux », « dominé non par l’intérêt, mais par le destin ». Cette guerre de matériel a montré la fragilité du monde civilisé qui, d'un jour à l'autre, pouvait disparaître dans la tourmente des forces élémentaires. Ernst Jünger a tiré de cette conflagration une philosophie à la fois sereine et "héroïque", dépassant les enjeux de la victoire ou de la défaite, de la survie ou de la mort, de l'altruisme ou de l’égoïsme. À ses détracteurs libéraux ou communistes - qui dénoncèrent dans les opérations belliqueuses un crime perpétré contre l'esprit - Jünger a opposé une sorte de credo en dénonçant leur manque de foi et de cœur : « Une vision du monde qui voit une absurdité dans la mort de millions d’êtres ne peut être qu'une philosophie radicalement stérile, impie, dépourvue d'âme et de cœur » (in Standarte, 12 août 1926, p. 462).


L'âge de la mobilisation totale

Ces sacrifices devaient féconder l’ère nouvelle, guerrière, qui s'ouvrait en 1920. Ernst Jünger a analysé cette époque (de 1920 à 1932) comme une mobilisation de toutes les forces politiques, sociales et révolutionnaires qui poussaient vers des catastrophes guerrières et des révolutions à l'échelle planétaire. Comment ne pas reconnaître l'aspect documentaire des articles polémiques qu'il écrivit alors dans certains organes "extrémistes" ? Ne fallait-il pas agir sur l'histoire, la corriger même - pour autant que l'histoire chaotique soit une vaste pièce de théâtre où la volonté de puissance se met elle-même en scène ? Ne fallait-il pas accélérer le processus de décomposition et affirmer la féconde anarchie ? Sa réflexion historique et politique, dont le développement supposait l'adhésion à un mythe et à une philosophie spécifique de l'histoire, s’intègre dans les méandres de la Révolution conservatrice et dans les labyrinthes de l’irrationalisme. Visionnaire, il a alors exalté un mythe, celui de la naissance d'un nouveau Titan, né de la collusion de la Terre, du Feu et du Fer, un produit de l'élite guerrière. Ce fils que Gaïa devait enfanter et que Jünger nomme « Travailleur » est une réalité historique, une « Figure » ; elle se manifeste en même temps dans tous les domaines et marque de son sceau l'époque qui est ainsi formée par elle.

Cette « Figure » désigne les hommes capables du maîtriser le langage de la technique moderne, de réorganiser la société selon les exigences des nouvelles réalités. Substituant la hiérarchie à l'idée égalitaire, Jünger a projeté de constituer une « démocratie étatiste », qui ne soit marquée ni par les troubles impérialistes ni par les oppositions entre classes. Jünger a attendu l'avenir avec impatience : il voulait voir se développer, durant l’ère du Travailleur, la force élémentaire de l’Allemagne qui n'avait pu s’imposer sur l'échiquier international, lorsque régnait la Figure du bourgeois démocrate. Dans Eumeswil, 50 ans après avoir conçu Le Travailleur, l'octogénaire devait simplement rappeler, en se référant une nouvelle fois aux mythes grecs et romains des origines, que si les Titans sont les manifestations des forces élémentaires et sauvages de la nature, ils sont également les adversaires déclarés de l'esprit olympien de Zeus : « Les Titans restreignent la liberté, les dieux en font cadeau ».


Au-delà du nihilisme accompli

Pour l'universitaire Peter Koslowski, défenseur de la postmodernité, toute la production littéraire de Jünger devient exemplaire pour définir la modernité : « La modernité, c'est la volonté de mobilisation totale, c'est la volonté de puissance et rien d'autre que cela. La mobilisation totale en tant que le contenu proprement dit du progrès qui se dissimule derrière le masque de la raison et de l’humanité, crée la souffrance, le sacrifice et le nihilisme. La mobilisation totale et rien d'autre que cela est le nihilisme accompli » [7].

Période ambiguë où l'esprit a pensé de nouvelles formes de la vie collective et façonné d'autres réalités culturelles et politiques. L'époque moderne, si nous devons en un faire un bilan raisonné, présente un aspect duel en ayant tout à la fois proposé un mode de vie fondé sur le libéralisme, le mythe du progrès et une « mobilisation totale » des idéologies extrêmes, telles que le fascisme, le national-socialisme et le léninisme. Car ces différentes expressions de la Modernité ont toutes un sens aigu de l'accélération du progrès, d'une anthropologie enracinée dans une philosophie active de l'histoire.

Jünger a maintenu un dialogue érudit avec l'histoire ; il a questionné l'ordre et le Chaos, le sable des tombeaux, le sang et l'or, les décadences et les naissances des civilisations, le pouvoir en son essence, sa légitimité, sa conduite et sa souveraineté. Il a toujours eu la conviction de vivre sur une ligne de partage des temps, en un âge d’interrègne, dans l'attente des Titans, puis, dès les années 1950, dans l'anticipation d'une nouvelle Déesse Mère ou, plus tard encore, de nouveaux éons. D’une manière, Jünger a incarné tout au long de sa vie la notion que d’autres forgèrent avant lui, celle de la "sentinelle perdue", du "poste perdu", le symbole de l'homme qui doit se soumettre à son destin et peut assumer sa fonction jusqu'au sacrifice de sa vie ; peu à peu, la "sentinelle perdue" des tranchées devait figurer l'homme européen qui affronte l'inéluctabilité du déclin de sa culture puis de sa civilisation.

De l'histoire, Jünger n'a retenu que le temps du déclin, l'écroulement de l'édifice, et a dédaigné la lente et patiente construction. Presque sournoisement, l'histoire œuvre à la désagrégation dans des galeries secrètes avec une inlassable obstination de termites [8]. Guère tenté par les théories apocalyptiques de la fin des temps, Jünger a relevé dès 1938 la lenteur avec laquelle une culture peut décliner. Penser la décadence, c'est penser l'histoire sur de longues périodes, chercher les causes lointaines susceptibles d'expliquer le phénomène que l'on pense observer. Exercice sévère auquel s'est soumis Jünger, après la rédaction du recueil Le cœur aventureux, lorsqu'il écrivit ses romans utopiques [9] dont la trame, tissée quelque part dans le futur, précise notre origine et éclaire notre présent. La seule exception est l'intrigue policière Une rencontre dangereuse, parue en 1985, dont l'action se déroule vers 1888, dans un XIXe siècle français pénétré de décadence. Jünger a ainsi choisi la forme littéraire du roman utopique, genre privilégié des ères de changement. Il isole dans des cités laboratoires les cellules qui s'attaquent au tissu social. Ses cités sont des expérimentations intellectuelles sur une société déjà constituée, mais ce démiurge d'un nouveau genre a extrait les contraintes du temps et de l'espace ; il esquisse les virtualités d'un monde urbain, placé sous le règne de l'homme.

En fait, dès la parution de la nouvelle Sturm en 1923, Jünger devait traquer, tout comme l'historien d'Eumesmil, Martin Venator, un inquiétant gibier. Il montre avec une passion glacée et minutieuse ces lézardes qui fissurent l'autorité spirituelle et guerrière, menacent les structures sociales et mentales ; il devine l’effondrement de vieilles cultures (Sur les falaises de marbre), les dislocations des grands États comme celui de la ville solaire Héliopolis et, finalement, dans le roman philosophique Eumeswil, la désagrégation de l'histoire elle-même. Eumeswil, c'est l'histoire après l’histoire dans une cité monotone et stérile qui ne sait même plus enfanter son avenir. Le seul enfant dont il est question vit dans le souvenir du narrateur, mémoire endeuillée par la mort précoce de la mère qui emporta avec elle la vie de la maison. On ne pourrait être plus explicite. Eumeswil est une cité où les valeurs ont perdu toute vie et les idées toute crédibilité, rappelant que toute substance s’épuise, obéissant à l'ordre logique de la décroissance.

Érosion de la langue et déclin du sens

L'érosion de la langue inquiétait Jünger tout autant que l'écroulement de l'édifice hiérarchique. La régression linguistique lui semblait inévitable dans une société de masse où consignes impératives et propagande vident la langue de sa substance, où l'encanaillement verbal et le laxisme sont de rigueur. Quoi de plus naturel que la langue soit ainsi réduite au rang d'une technique de communication, inadaptée à une pensée conceptuelle riche, quand une idéologie égalitaire outrancière exige que l'un utilise le parler fonctionnel des hommes devenus étranges à eux-mêmes et à leurs semblables ? À longue échéance, la désintégration de la langue modifie le comportement de toute communauté, sape les fondements de toute identité. « La désintégration du langage est moins une maladie qu'un symptôme. La source de vie se tarit. Le mot a encore une signification, mais plus de sens. Il est, dans une large mesure, remplacé par les chiffres. Il devient impropre à la création poétique, sans efficacité dans la prière. Les voluptés grossières chassent les plaisirs de l'esprit » (Eumeswil).

Plus grande encore était sa préoccupation devant la dissolution de l'autorité spirituelle, le désintérêt de nos sociétés devant la mort, devant ce qu'il appelait la ruine des tombeaux. Penser la mort avait une valeur déterminante pour Jünger : elle est cet arcane majeur autour duquel, nécessairement, tout s'ordonne [10]. Quoi de plus naturel, en vérité ? La mort est une conception centrale dans la pensée de tout individu, et le temps dans lequel l'existence se déroule peut apparaître à l'homme comme puissance de destruction qui ruine tout ce qui fait le prix de sa vie. La mort, source obscure et fertile de l'inspiration, constitue une assise majeure de toutes les littératures irrationnelles comme de toutes les grandes civilisations. Le drame de l'Occident, c'est que l'homme moderne se détourne de cette source d'inspiration et abandonne ainsi une part de son humanité. « Là où l'enterrement et le respect dus aux morts sont refusés ou largement négligés, le monde devient inquiétant... » (Les ciseaux).

La mort est individuelle, mais aussi collective et toute société, toute civilisation, est sujette aux métamorphoses. L'homme est, pour Jünger, victime d'une grande souffrance. L'histoire dévorante est le sacre de la mort, individuelle comme collective : elle dévoile sans vergogne l’impuissance finale de l'homme, éternellement dupe de son espoir : « C'est au fond, sur une scène étroite que se joue l'histoire des hommes - pas plus grande que la place du marché dans une vieille ville. Y règnent la crainte et le tremblement ; on y représente le Triomphe de la mort. On voit comment, avec ses grands satellites, elle se rend maîtresse du monde. Tel est le sujet du spectacle, éclairé par les torches ; dents et griffes - un arsenal d'armes redoutables règne sur le monde » (réf. note 7).

L'histoire telle que Jünger la lit est un théâtre tragique enseignant avant tout l'art de mourir. Le destin est déterminé par des données qu'il n'appartient pas à l'homme de changer, mais d’assumer. La partie que mène alors le "poste perdu" est celle d'un "joueur d'échecs" qui, malgré toute la finesse de son jeu, perd inéluctablement la partie. Et puis, qui parmi nous songerait à contrarier l'ouvrage des Parques ? Raison pour laquelle aussi Ernst Jünger a mis en garde contre l'espoir erroné qu'il serait possible d'exhumer les ordres anciens du passé.

Il y a peu de temps que la science s'est détachée des mythes, des arts, de la philosophie et des religions, qu'elle a ébranlé les vestiges de la pensée traditionnelle. Et le lecteur fidèle de se rappeler l'ancienne défiance de Jünger pour le siècle des Lumières... Le rationalisme conquérant s'enorgueillit de faire disparaître, sur toute la surface de la Terre, les traces de toute pensée religieuse ou métaphysique. Tout apparaît cohérent pour Jünger : « La réduction culturelle, l'extinction des races animales, la chute des dieux et le retour des Titans » (Eumeswil), tout cela fait partie du même nihilisme - un concept majeur dans l'œuvre de Jünger. Or, que nous montre l'auteur, si ce n'est la faillite de cette technologie rationnelle qui finit dans les laboratoires de médecine déshumanisés d'Héliopolis et sur les lieux d'équarrissage ? Jünger ramène toute la société moderne à une vaste entreprise d'aliénation et de destruction de l'individu par la réduction de tout ce qui fait la spécificité humaine au seul mesurable, au seul quantitatif.

Les itinéraires individuels mènent les héros de Jünger à la dislocation interne, les conduisent à frôler la folie. Jeté dans un monde désenchanté qu'il juge médiocre, le personnage jüngerien est en proie à une immense solitude. Dépaysé, en exil dans son propre pays, il éprouve une lancinante nostalgie du monde originel duquel il a chuté. Jünger semble percevoir la décadence comme destin. Comment se soustraire à ce mouvement historique et se consoler de ses terribles conséquences quand la mystique, la religion est vide de dieux, et la philosophie vide d'idées ? Que faire pour dépasser l’individu ? Jünger nous amène à penser que l'homme ne peut supporter l'histoire qu'il a lui-même valorisée, car celle-ci est une suite d'événements irréversibles, uniques, qui ne cessent de lui échapper car les significations en masquent le sens. C'est ici que se situe le désespoir existentiel du héros jüngerien : l'homme, étranger à tout semble-t-il, est finalement prisonnier de tout, car l'évasion est impossible...


« Un reflet d'éternité »

Pessimisme culturel et scepticisme semblent dominer cette vision du monde et, pourtant, il n'en est rien. Ce serait méconnaître l’optimisme foncier, la vaillance dont Jünger faisait preuve, même quand des événements personnels le blessaient. L'éveilleur a cherché les fissures de la ratio par les drogues, scruté les promesses du monde onirique. Proche de Mircea Eliade, avec qui il devait éditer pendant dix ans la revue Antaïos, Jünger a porté, comme par défi métaphysique, l'exigence d'un combat spirituel contre l'angoisse du monde moderne, amnésique et déraciné. Il a voulu puiser l'énergie dans un passé lumineux, un patrimoine mythologique que partagent toutes les religions. L'homme, prisonnier du temps profane, devait retrouver une sorte d'éternel présent mythique, infiniment plus riche que le monde fermé de l'instant historique. Il revient à chaque homme de franchir le mur des cités et, finalement, le « mur du temps » car « le grand thème de l'histoire, c'est la résurrection, c'est l’éternité. L'homme n'est pas seulement une créature politique - mais aussi un être animé d'un espoir et d'un reflet d'éternité » [11].

  • Isabelle Grazioli-Rozet, Eléments n°92, 1998. Par ailleurs Mme. Grazioli-Rozet a consacré une intéressant ouvrage de synthèse Jünger dans la collection "Qui suis-je ?" publié aux éditions Pardès.

Ernst Jünger face à la NSDAP (1925-1934)

Article de Werner Bräuninger, paru in : Vouloir n°123-125, 1995[12]

« Nous souhaitons du fond de notre cœur la victoire du national-socialisme, nous connaissons le meilleur de ses forces, l'enthousiasme qui le porte, nous connaissons le sublime des sacrifices qui lui sont consentis au-delà de toute forme de doute. Mais nous savons aussi, qu'il ne pourra se frayer un chemin en combattant… que s'il renonce à tout apport résiduaire issu d'un passé révolu. »[13]

Ces phrases, Ernst Jünger les a écrites pendant l'été 1930. Pourquoi, se demande-t-on aujourd'hui, Jünger n'a-t-il pas trouvé la voie en adhérant au mouvement de cet homme, apparamment capable de transposer et d'imposer les idées de Jünger et du "nouveau nationalisme" dans la réalité du pouvoir et de la politique ? Mon propos, ci-après, n'a pas la prétension d'être une analyse méticuleuse, profonde, systématique de l'histoire des idées. Il ne vise qu'à montrer comment une personnalité individuelle et charismastique de la trempe d'EJ, qui a fêté ses 100 ans en mars dernier, a pu maintenir son originalité à l'ère du Kampfzeit de la NSDAP.

Ernst Jünger et Adolf Hitler

Le jugement posé par Jünger sur Hitler a varié au cours des années : “Cet homme a raison”, puis “Cet homme est ridicule” ou “Cet homme est inquiétant” ou “sinistre”[14]. En 1925, Jünger pensait encore que la figure de Hitler éveillait indubitablement, tout comme celle de Mussolini, « le pressentiment d'un nouveau type de chef »[15]. La description par Jünger d'un discours du jeune Hitler nous communique très nettement ce “fluide” :

« Je connaissais à peine son nom, lorsque je l'ai vu dans un cirque de Munich où il prononçait l'un de ses premiers discours… À cette époque, j'ai été saisi par quelque chose de différent, comme si je subissais une purification. Nos efforts incommensurables, pendant quatre années de guerre, n'avaient pas seulement conduit à la défaite, mais à l'humiliation. Le pays désarmé était encerclé par des voisins dangereux et armés jusqu'aux dents, il était morcelé, traversé par des corridors, pillé, pompé. C'était une vision sinistre, une vision d'horreur. Et voilà qu'un inconnu se dressait et nous disait ce qu'il fallait dire, et tous sentaient qu'il avait raison. Il disait ce que le gouvernement aurait dû dire, non pas littéralement, mais en esprit, dans l'attitude, ou aurait dû faire tacitement. Il voyait le gouffre qui se creusait entre le gouvernement et le peuple. Il voulait combler ce fossé. Et ce n'était pas un discours qu'il prononçait. Il incarnait une manifestation de l'élémentaire, et je venais d'être emporté par elle »[16].

Après que Jünger ait reçu de Hitler un exemplaire de son livre autobiographique et programmatique, le fameux Mein Kampf, Jünger lui a expédié tous ses livres de guerre. L'un de ces exemplaires d'hommage, plus précisément Feuer und Blut, contient une dédicace datée du 9 janvier 1926 : « À Adolf Hitler, Führer de la Nation ! — Ernst Jünger ». Plus tard, la même année, Hitler annonce sa visite chez Jünger à Leipzig ; celle-ci n'a toutefois pas eu lieu, à cause d'une modification d'itinéraire. Plus tard, Jünger écrit, à propos de cet événement : « Cette visite se serait sans doute déroulée sans résultat, tout comme ma rencontre avec Ludendorff. Mais elle aurait certainement apporté le malheur »[17]. En 1927, Hitler lui aurait offert un mandat de député NSDAP au Reichstag. Jünger a refusé. Il considérait que l'écriture d'un seul vers avait davantage d'intérêt que la représentation de 60.000 imbéciles au Parlement.

Les relations entre les deux hommes se sont nettement rafraîchies par la suite, surtout après que Hitler ait prêté le « serment de légalité » en octobre 1930 devant la Cour du Reich à Leipzig : « Je prête ici le serment devant Dieu Tout-Puissant. Je vous dis que lorsque je serai arrivé légalement au pouvoir, je créerai des tribunaux d'État sous le houlette d'un gouvernement légal, afin que soient jugés selon les lois les responsables du malheur de notre peuple ». À cela s'ajoute que Jünger et Hitler ne jugeaient pas de la même façon la question des attentats à la bombe perpétrés par le mouvement paysan du Landvolk dans le Schleswig-Holstein.

Jünger critiquait Hitler et son mouvement parce qu'ils étaient trop peu radicaux ; au bout de quelques années, l'écrivain jugeait finalement le condottiere politique comme un « Napoléon du suffrage universel »[18]. Pourtant, ils restaient tous deux d'accord sur l'objectif final : le combat inconditionnel contre le Diktat de Versailles et aussi contre la décadence libérale, ce qui impliquait la destruction du système de Weimar.

Jünger :

« Nous nous sommes mobilisés de la façon la plus extrême dans cette grande et glorieuse guerre pour défendre les droits de la Nation, nous nous sentons aujourd'hui aussi appelés à combattre pour elle. Tout camarade de combat est le bienvenu. Nous constituons une unité de sang, d'esprit et de mémoire, nous sommes “l'État dans l'État”, la phalange d'assaut, autour de laquelle la masse devra serrer les rangs. Nous n'aimons pas les longs discours, une nouvelle centurie qui se forge nous apparait plus importante qu'une victoire au Parlement. De temps à autre, nous organisons des fêtes, afin de laisser le pouvoir parader en rangs serrés, et pour ne pas oublier comment on fait se mouvoir les masses. Des centaines de milliers de personnes viennent d'ores et déjà participer à ses fêtes. Le jour où l'État parlementaire s'écroulera sous notre pression et où nous proclamerons la dictature nationale, sera notre plus beau jour de fête » [19].

Mais quand un parti national a réellement pris le pouvoir et renverser le système de Weimar, Jünger s'est arrogé le droit de dire oui ou non au cas par cas, face à ce qui se déroulait en face de lui.

En 1982, Jünger répond à une question qui lui demandait ce qu'il reprochait réellement à Hitler :

« Son attitude résolument contraire au droit après 1938. Je suis encore pleinement d'accord avec Hitler pour sa politique dans les Sudètes et pour son Anschluß de l'Autriche. Mais j'ai reconnu bien vite le caractère de Hitler… »[20].

Le souci de Jünger était le salut du Reich et non pas le sort d'une personne. Un an après l'effondrement du national-socialisme, il écrit :

« … Peu d'hommes dans les temps modernes n'ont suscité autant d'enthousiasme auprès des masses, mais aussi autant de haine que lui. Quand j'ai entendu la nouvelle de son suicide, un poids m'est tombé du cœur ; parfois j'ai craint qu'il ne soit exposé dans une cage dans une grande ville étrangère. Cela, au moins, il nous l'a épargné »[21].

Le “nouveau nationalisme”

Favorisé par ses hautes décorations militaires, gagnées lors de la Première Guerre mondiale, ainsi que par la notoriété de ses livres de guerre, Jünger est devenu la figure symbolique du “nouveau nationalisme”. Autour de ce concept, se sont rassemblés entre 1926 et 1931 quelques revues, dans lesquelles Jünger non seulement écrit de nombreux articles, mais dont il est le co-éditeur. Ces revues s'appellent Standarte, Arminius, Der Vormarsch et Die Kommenden. Les autres éditeurs étaient Franz Schauwecker, Helmut Franke, Wilhelm Weiss, Werner Lass, Karl O. Paetel, etc. Parmi les autres auteurs de ces publications, citons, par ex., Ernst von Salomon, Friedrich Hielscher, Friedrich Wilhelm Heinz, Hanns Johst, Joseph Goebbels, Konstantin Hierl, Ernst von Reventlow, Alfred Rosenberg et Werner Best.

Au cours de ces dernières années de la République de Weimar, il est typique de noter que ces “Rebelles”, situés entre l'extrême-droite et l'extrême-gauche, se sont rencontrés en permanence avec des “Communards” officiels ou oppositionnels, ou avec des nationaux-socialistes fidèles ou hostiles au parti. Parmi ces cercles obscurs de débats, il y avait la Gesellschaft zum Studium der russischen Planwirtschaft (Société pour l'étude de l'économie planifiée russe). On espérait là surtout apprendre l'opinion d'EJ.

Il est intéressant de connaître le destin ultérieur de ces hommes qui entouraient alors EJ et qui étaient les principaux protagonistes des fondements théoriques de ce “nouveau nationalisme” : Helmut Franke est tombé au combat, en commandant une canonnière sud-américaine ; Wilhelm Weiss a été promu chef de service dans la rédaction du Völkischer Beobachter et, plus tard encore, chef de l'Association nationale de la presse allemande ; Karl O. Paetel a préféré émigrer ; Friedrich Wilhelm Heinz est devenu Commandeur du Régiment “Brandenburg”, auquel était notamment dévolu la garde de la Chancellerie du Reich ; et le Dr. Werner Best est devenu officiellement, de 1942 à 1945, le ministre plénipotentiaire du Reich national-socialiste au Danemark, après avoir occupé de hautes fonctions au Reichssicherheitshauptamt (RHSA, Bureau principal de la sécurité du Reich).

On s'étonne aujourd'hui de constater comme étaient variés et différents les caractères et les types humains de ces idéologues du “nouveau nationalisme”. Tous étaient unis par un sentiment existentiel, celui du « réalisme héroïque », terme qu'a utilisé maintes fois EJ pour définir l'attitude fondamentale de sa vision du monde[22]. De fait, une telle attitude se retrouve chez la plupart des théoriciens de cette époque, y compris, par exemple, chez un Oswald Spengler (Preußentum und Sozialismus, Der Neubau des Deutschen Reiches), Arthur Moeller van den Bruck (Das Dritte Reich) et Edgar Julius Jung (Die Herrschaft der Minderwertigen).

Jünger voulait se joindre à cette phalange olympienne en publiant à son tour une sorte d'« ouvrage de référence ». Dans la publicité d'un éditeur, on découvre l'annonce d'un livre de Jünger qui se serait intitulé Die Grundlagen des Nationalismus, mais qui n'est jamais paru. Si le livre avait été imprimé, il serait aujourd'hui sans nul doute le titre par excellence. L'ouvrage aurait aussi dû comporter un essai intitulé Nationalismus und Nationalsozialismus, qui n'est paru qu'en 1927 dans la revue Arminius. Le comble dans cet essai, c'est la proposition de faire du national-socialisme un instrument de l'action politique pratique (« dans le mouvement de Hitler se trouve plus de feu et de sang que la soi-disant révolution a été capable de susciter au cours de toutes ses années »), et de faire du nationalisme, que Jünger réclamait pour lui, le laboratoire idéologique. Dès 1925, Jünger exhortait dans son appel « Schließt euch zusammen ! » (Resserrez les rangs !), les groupes rivaux à former un “Front nationaliste final”[23]. Mais ce front n'a jamais vu le jour, « l'appel est resté sans écho, s'est évanoui dans les discours mesquins des secrétaires d'association qui voulaient absolument avoir le dernier mot » (Karl O. Paetel).

Au fur et à mesure que son aversion contre la démocratie grandissait, son refus de Hitler augmentait aussi. Tandis que ces hérétiques développaient entre eux un grand nombre de "thèses spéciales sur le nationalisme", tant et si bien qu'aucune unité réelle ne pouvait émerger, la NSDAP de Hitler courait de victoire électorale en victoire électorale. En formulant et en fignolant leurs spéculations, beaucoup d'intellectuels du “nouveau nationalisme” avaient vraiment perdu le contact avec les réalités. Ernst von Salomon décrit les faiblesses du nationalisme théorique de façon fort colorée dans son Questionnaire :

« … On n'insistera jamais assez pour dire que les émotions intellectuelles de ces hommes combattifs appartenant au “nouveau nationalisme" se sont évanouies en silence. Outre le nombre ridiculement faible d'abonnés à ces quelques revues, personne ne les remarquait, et nous atteignions un degré élevé d'excitation, quand, par hasard, un grand quotidien de la capitale, évoquait en quelques lignes l'une ou l'autre production de l'un d'entre nous »[24].

Le Dr. Goebbels

Les rapports entre Jünger et le Dr. Joseph Goebbels méritent un chapitre particulier. Les deux hommes se rencontraient à l'occasion dans les sociétés berlinoises patronnées par Arnolt Bronnen ou dans des soirées privées entre nationaux-révolutionnaires. Dans la plupart des cas, ils s'échangeaient des coups de bec ou des boutades cyniques. Jünger fit comprendre à Goebbels qu'il préférait de loin le type du "soldat-travailleur prusso-allemand" que celui du "petit bourgeois en chemise brune" qui proliférait dans les rangs de la NSDAP et des SA. Plusieurs décennies après, Jünger se souvient :

« … Goebbels m'invita. Notamment en 1932 à assister à l'un de ses discours, devant des travailleurs à Spandau. Je n'ai pas attendu la fin de son discours, je suis sorti avant, et j'ai appris plus tard qu'il y avait eu une formidable bagarre dans la salle. Goebbels était déçu : nous avons donné à cet Ernst Jünger une place d'honneur, mais quand ça a commencé à chauffer et que les chaises ont volé, il n'était plus là. Goebbels oubliait intentionnellement de dire que j'avais vécu de toutes autres batailles que cette bagarre de salle »[25].

Dans ces journaux, Goebbels fait souvent part de sa déception à l'égard de Jünger, qu'il aurait bien voulu voir adhérer à la NSDAP. Le 20 janvier 1926, le futur ministre de la propagande écrivait :

« Je viens de terminer hier la lecture des Orages d'acier d'E. Jünger. C'est un grand livre, brillant. La puissance de son réalisme suscite en nous de l'épouvante. De l'allant. De la passion nationale. De l'élan. C'est le livre allemand de la guerre. C'est un homme de la jeune génération qui prend la parole pour nous parler de la guerre, événement profond pour l'âme, et qui réalise un miracle en nous décrivant ce qui se passe dans son intériorité. Un grand livre. Derrière lui, un gaillard entier ».

Cinq mois plus tard, on perçoit déjà une déception :

« … me suis préoccupé du “nouveau nationalisme” des Jünger, Schauwecker, Franke, etc. On parle et on passe à côté des vrais problèmes. Et il y manque la chose la plus importante, en dernière instance : la reconnaissance de la mission du prolétariat » (Journaux, 30 juin 1926).

Trois ans plus tard, Goebbels rejette définitivement Jünger :

« … Mes lectures : Das abenteuerliche Herz de Jünger. Ce n'est plus que de la littérature. Dommage pour ce Jünger, dont je viens de relire les Orages d'acier. Ce livre était vraiment une grand livre, un livre héroïque. Parce que derrière lui, il y avait un vécu de sang, un vécu total. Aujourd'hui, Jünger s'enferme et se refuse à la vie, et ses écrits ne sont plus qu'encre, que littérature » (Journaux, 7 oct. 1929).

Ce règlement de compte durera jusqu'à l'effondrement du Troisième Reich, quand, en dernière instance, Goebbels interdit à la presse allemande, de faire mention du cinquantième anniversaire de Jünger.

Le retrait

Hans-Peter Schwarz écrit dans son livre consacré à Jünger, Der konservative Anarchist :

« … Un phénomène qui mérite réflexion : dans les années 1925-1929, quand aucun observateur objectif n'aurait donné la moindre chance au nationalisme révolutionnaire en Allemagne, Jünger a joué le héraut de cette idée, mais quand, coup de sort fatidique, un État nationaliste, socialiste, autoritaire et capable de se défendre, a commencé à s'imposer, avec une évidence effrayante, ses intérêts pour les activités concrètes diminuent à vue d'œil. En effet, après les élections de septembre 1930, il n'y avait plus qu'un seul mouvement politique qui pouvait revendiquer le succès et prétendre réaliser cette vision de l'État : la NSDAP d'Adolf Hitler »[26].

Le retrait de Jünger hors de la politique n'était pas dû immédiatement à la montée en puissance de la NSDAP. Plusieurs facteurs ont joué leur rôle. Parmi eux, le résultat de ses études sur le fascisme italien. Le fascisme n'aurait, à ses yeux, plus rien été d'autre :

« qu'une phase tardive du libéralisme, un procédé simplifié et raccourci, simultanément une sténographie brutale de la conception de l'État des libéraux, qui, pour le goût moderne, est devenue trop hypocrite, trop verbeuse et surtout trop compliquée. Le fascisme tout comme le bolchévisme ne sont pas faits pour l'Allemagne : ils nous attirent, nous séduisent, sans pourtant pouvoir nous satisfaire, et on doit espérer pour notre pays qu'il soit capable de générer une solution plus rigoureuse »[27].

Jünger a-t-il deviné cette évolution pour le Reich ?

Avec l'installation de Jünger à Berlin, commence son retrait. Depuis lors, il n'a plus cessé de se donner le rôle d'un observateur à distance. Dès le déclin des revues Vormarsch et Die Kommenden dans les années 1929 et 1930, il abandonne très ostensiblement la rédaction d'articles politiques. En se rémémorant cette tranche de sa vie, il a commenté le travail éditorial comme suit :

« Les revues sont comme des autobus, on les utilise, tant qu'on en a besoin, et puis on en sort ».

Et :

« On ne peut plus se soucier de l'Allemagne en société aujourd'hui ; il faut le faire dans la solitude, comme un homme qui ouvrirait des brèches à l'aide d'un couteau dans la forêt vierge et qui n'est plus porté que par un espoir : que d'autres, quelque part sous les frondaisons, procèdent au même travail »[28].

Jünger avait perçu que ses activités de politique quotidienne n'avaient plus de sens ; il se consacrait de plus en plus à ses livres. Des ouvrages tels Das abenteuerliche Herz, Der Arbeiter et Die totale Mobilmachung (dont on n'a malheureusement retenu qu'un slogan) l'ont rendu célèbre en dehors des cercles étroits qui s'intéressaient à la politique.

Autre motif justifiant sans doute le retrait de Jünger : son amitié avec le national-bolchévique Ernst Niekisch, dont la revue, Widerstand, avait publié quelques articles de Jünger. Niekisch était un solitaire de la politique, fantasque et excentrique, mis sur la touche par l'État national-socialiste, pour des raisons de sécurité intérieure (sans avec raison, du point de vue des nouvelles autorités). Dans un article intitulé « Entscheidung » (Décision), Niekisch plaide très sérieusement pour « l'injection de sang slave dans les veines allemandes, afin de guérir la germanité des influences romanes venues d'Europe du Sud et de l'Ouest ». Ou : « … Celui qui vit conscient de sa responsabilité pour le millénaire d'histoire et de destin allemands à venir, ne s'effondre pas, effrayé, devant les remous d'une migration des peuples, s'il n'y a pas d'autre voie pour nous conduire à une nouvelle grandeur allemande »[29].

Cette idée bizarre ne nécessite pas de commentaires de ma part. Mais Jünger n'était sans doute pas attiré par l'orientation à l'Est, prônée par Niekisch, ou par son anti-capitalisme lapidaire ; ce qui l'attirait secrètement chez cet homme inclassable, c'est l'opiniâtreté avec laquelle il défendait la “pureté de l'idée".

Comme s'il voulait clarifier les choses pour lui-même, Jünger, dans Les Falaises de marbre (qui contiennent des traits auto-biographiques incontestables), nous explique pourquoi il a été travaillé par un désir de participer à la politique active :

« Il y a des époques de déclin, pendant lesquelles la forme s'estompe, la forme qui est un indice très profond, très intériorisé, de la vie. Lorsque nous nous enfonçons dans ses phases de déclin, nous errons dans tous les sens, titubants, comme des êtres à qui manque l'équilibre… Nous voguons en imagination dans des temps reculés ou dans des utopies lointaines, où l'instant s'estompe… C'est comme si nous sentions la nostalgie d'une présence, d'une réalité et comme si nous avions pénétré dans la glace, le feu et l'éther, pour échapper à l'ennui ».

La “zone des balles dans la nuque”

La rupture définitive entre les nationaux-socialistes et Jünger a eu lieu après la parution de Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt (1932). Dans bon nombre d'écrits nationaux-socialistes, ce livre a été critiqué avec une sévérité inouïe ; il se serait agi d'un “bolchévisme crasse”. Thilo von Trotha écrivit dans le Völkischer Beobachter :

« … Eh oui ! Les voilà, les interminables parlottes de la dialectique ! On joue pendant 300 pages avec tous les concepts possibles et imaginables, on les répète indéfiniment, on accumule autant de contradictions et, à la fin, il ne reste, surtout pour notre jeune génération, qu'une énigme insaisissable : comment un soldat du front comme Ernst Jünger a-t-il pu devenir cet homme qui, sirotant son thé et fumant ses cigarettes, acquiert une ressemblance désespérante avec ces intellectuels russes de Dostoïevski qui, pendant des nuits entières, discutent et ressassent les problèmes fondamentaux de notre monde ».

Thilo von Trotha ajoute, que Jünger ne voit pas « la question fondamentale de toute existence, …, le problème du sang et du sol ». En Jünger, pense von Trotha, s'accomplit la tragédie d'une homme « qui a perdu la voie vers les fondements promordiaux de tout Être ». Conclusion de von Trotha : ce n'est pas l'ère du Travailleur qui est en train d'émerger, mais l'ère de la race et des peuples. Pourtant, malgré cette critique sévère et violente, von Trotha affirme que Jünger reste « un des meilleurs guerriers de sa génération », mais c'est pour ne pas lui pardonner son attitude fondamentalement individualiste :

« … [les littérateurs nationaux-révolutionnaire, note de W.B.] passent leur existence à côté du grand courant de la vie allemande, marqué par le sang ; ils cherchent toujours des adeptes mais restent condamnés à la solitude, à demeurer face à eux-mêmes et à leurs constructions, dans leur tour d'ivoire… et on observera sans cesse et avec étonnement qu'ils continuent à vouloir représenter la jeunesse allemande, en méconnaissant les faits réels, de façon tout-à-fait incompréhensible. "L'élite spirituelle" de la jeunesse allemande n'est pas littéraire, elle suit fidèlement le véritable Travailleur et le véritable Paysan : Adolf Hitler"[30].

La critique atteint son sommet dans une formulation pleine de fantaisie : Jünger se rapprocherait, avec son ouvrage, de la « zone des balles dans la nuque ». Dans la conclusion d'un article d'Angriff, un journal animé par Goebbels, on trouve une phrase plus concrète et plus mesurée, mais néanmoins exterminatrice : « Monsieur Jünger, avec cet ouvrage, est fini pour nous ».

Ces critiques émanent pourtant des nationaux-socialistes les plus intelligents ; mais elles ne tombaient du ciel, par hasard. Elles reflètent un constat politique posé dorénavant pas les autorités du parti : les nationaux-révolutionnaires sont rétifs à toute discipline de parti et veulent mener une vie privée opposée aux critères édictés par les nationaux-socialistes. Friedrich Hielscher dans son livre autobiographique Fünfzig Jahre unter Deutschen (Cinquante ans parmi les Allemands) évoque quelques anecdotes de l'époque.

Nous y apprenons que la vie privée de nombreux "nationaux-révolutionnaires" ne respectait aucun dogme ni aucune rigueur comportementale. Ainsi, au cœur de l'hiver très froid de 1929, cette joyeuse bande s'était réunie dans l'appartement de Jünger à Berlin. Aux petites heures, ils buvaient tous du rhum dans des tasses de thé et voilà que le poêle vient à s'éteindre faute de bois. Jünger, sans hésiter, casse à coups de pied une vieille commode de son propre mobilier, la démonte et en empile les morceaux près du feu, permettant ainsi à la compagnie de gagner encore un peu de chaleur et de confort »[31].

Dans le Royaume du Léviathan

À cette époque, les critiques des nationaux-socialistes ne touchaient plus Jünger. Il s'était bien trop éloigné de la politique quotidienne. La “révolution nationale” de janvier 1933 ne lui avait fait aucun effet. La réalité du IIIe Reich n'était pour lui que les ultimes soubresauts du monde bourgeois, n'était qu'une “démocratie plébiscitaire”, dernière conséquence néfaste des « ordres nés de 1789 »[32]. Pour pouvoir poursuivre son travail dans l'isolement, il quitte Berlin et s'installe à Goslar. Avant ce départ, le nouvel État ne put s'empêcher de commettre quelques perquisitions chez la famille Jünger. Sur l'une de ces perquisitions, un écho est passé dans la presse de l'époque ; dans les Danziger Neuesten Nachrichten du 12 avril 1933, on peut lire :

« Comme on l'a appris par la suite, sur base d'une dénonciation, il a été procédé à une perquisition au domicile de l'écrivain nationaliste Ernst Jünger, qui a gagné au feu, en tant qu'officier, l'Ordre Pour le Mérite pendant la guerre mondiale, qui a écrit plusieurs livres sur cette guerre, parmi lesquels un ouvrage de grand succès, Orages d'acier, et qui, dans son dernier livre de sociologie et de philosophie, Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt, se réclame d'idées collectivistes. La perquisition n'a pas permis de découvrir objets ou papiers compromettants ».

La dernière livraison de la revue Sozialistische Nation n'épargnait pas ses sarcasmes : « … On n'a rien trouvé, si ce n'est… l'Ordre Pour le Mérite ». Jünger ne laissa planer aucun doute : il fit savoir clairement qu'il n'entendait participer d'aucune façon aux activités culturelles du Troisième Reich, comme auparavant à celles de la République de Weimar. Ses lettres de refus à l'Académie des Écrivains de Prusse sont devenues célèbres, de même que sa réponse brève et sèche à la Radio publique de Leipzig, qui l'avait invité pour une émission. Il souhaitait tout simplement « ne pas participer à tout cela ». Le 14 juin 1934, il écrit à la rédaction du Völkischer Beobachter :

« Dans le supplément Junge Mannschaft du Völkischer Beobachter des 6 et 7 mai 1934, j'ai constaté que vous aviez reproduit un extrait de mon livre Das abenteuerliche Herz Comme cette reproduction ne comporte aucune mention des sources, on acquiert l'impression que j'appartiens à votre rédaction en tant que collaborateur. Ce n'est pas le cas : depuis des années je n'utilise plus la presse comme moyen [d'expression]. Dans ce cas particulier, il convient encore de souligner que nous sommes face à une incongruité : d'une part, la presse officielle m'accorde le rôle d'un collaborateur attitré, tandis que, d'autre part, on interdit par communiqué de presse officiel la reproduction de ma lettre à l'Académie des Ecrivains du 18 novembre 1933. Je ne vise nullement à être cité le plus souvent possible dans la presse, mais je tiens plutôt à ce qu'il ne subsiste pas la moindre ambigüité quant à la nature de mes convictions politiques. Avec l'expression de mes sentiments choisis, Ernst Jünger ».

Fait significatif : de 1933 à 1945, EJ n'a jamais reçu la moindre distinction honorifique ou bénéficié du moindre hommage officiel. « … Ne trouvez-vous pas curieux que je n'ai pas obtenu le moindre prix sous le IIIe Reich, alors qu'on prétend que j'aurais été si précieux pour les nazis ? Si tel avait été le cas, j'aurais été couvert de prix et de distinctions », remarque Jünger près de 60 ans après les événements.

La vie de Jünger fut surtout contemplative de 1934 à la guerre. Nous lui devons plusieurs livres immortels, datant de cette période, pendant laquelle il a consolidé son constat : le nationalisme a sa phase héroïque derrière lui. Sans retour. De cette phase de transition il reste sa prédilection pour les structures hiérarchiques, clairement délimitées. En 1982, Jünger reconnaissait :

« Certes, j'ai un faible pour les systèmes d'ordre, pour l'Ordre des Jésuites, pour l'armée prussienne, pour la Cour de Louis XIV… Une telle rigueur m'en impose toujours » [33].

EJ est resté fidèle à lui-même pendant toute son existence. C'est ainsi que Karl O. Paetel, jadis militant “nationaliste social-révolutionnaire”, dans une excellent biographie consacrée à son ami immédiatement après la dernière guerre, répond aux critiques de façon définitive, pour les siècles des siècles :

« Le guerrier est-il devenu pacifiste ? L'admirateur de la technique, un ennemi du progrès technique ? Le nihiliste, un chrétien ? Le nationaliste, un citoyen cosmopolite ? Oui et non : EJ est devenu dans une certaine mesure le deuxième homme sans jamais cesser d'être le premier. À aucune étape dans le cheminement de son existence, EJ ne s'est converti, jamais il n'a brûlé ce qu'il adorait la veille. Les transformations ne sont pas rejets chez lui, mais fruits d'acquisitions, d'élargissements d'horizons, de complètements ; il ne s'agit jamais de se retourner, mais de poursuivre le même chemin en mûrissant, sans se fixer dans les aires de repos. C'est ainsi que Jünger a trouvé son identité, devenant le diagnostiqueur de notre temps, éloigné de tout dogme dans son questionnement comme dans les réponses qu'il suggère »[34].

Notes et références

  1. Heimo Schwilk, Ernst Jünger - Ein Jahrhundertleben, Piper, Munich, 2007, 623 p., p. 187, 283-286
  2. Dominique Venner, Ernst Jünger – Un autre destin européen, Editions du Rocher, Paris, 2009, 235 p., p. 14-15.
  3. Par cette figure de l’anarque Jünger semble revenir vers un anarchisme aristocratique et solitaire, affirmant le rôle de l’individu face aux dictatures et à l’influence des masses. Au lieu de s’opposer frontalement à un pouvoir, l’anarque se met en marge par une acceptation feinte qui lui assure son indépendance intérieure : « L’anarchiste est le partenaire du monarque qu’il rêve de détruire (…). La contrepartie positive de l’anarchiste, c’est l’anarque. Celui-ci n’est pas le partenaire du monarque mais son antipode. Le monarque veut régner sur une foule de gens et même sur tous : l’anarque sur lui-même, et lui seul. Ce qui lui procure une attitude objective, voire sceptique envers le pouvoir, dont il laisse défiler devant lui les figures – intangibles assurément, mais non sans émotion intime, non sans passion historique. Anarque, tout historien de naissance l’est plus ou moins… » (Eumeswil). En fait il s’agit avant tout d’un personnage conceptuel qui symbolise cette disposition intérieure visant à agir en son époque sans se confondre ni avec elle ni avec son action : « L’état d’anarque est en fait l’état que chaque homme porte en lui. (…) Pragmatique, il voit ce qui peut lui servir, à lui et au bien commun, mais il est fermé aux excès idéologiques » (Entretiens avec EJ, J. Hervier, Gal., p. 101). Cf. avec Waldgänger (terme désignant à l'origine un proscrit norvégien qui, dans le haut Moyen Âge scandinave, avait "recours aux forêts" pour s'y réfugier et vivre librement) , nommé aussi Rebelle : « D'autre part, il faut bien distinguer le rebelle de l'anarque, bien que l'un et l'autre soient parfois très semblables et à peine différents, d'un point de vue existentiel. La distinction réside en ce que le rebelle a été banni de la société, tandis que l'anarque a banni la société de lui-même. Il est et reste son propre maître dans toutes circonstances. » (Eumeswil)
  4. Dominique Venner, « La figure même de l’Européen », in : éléments n°83, oct. 1995.
  5. Formule d'André Gisselbrecht, « Situation d'E. Jünger » in Allemagne d'aujourd'hui n°82, oct.-déc. 1982, p. 60.
  6. In Magazine Littéraire n°300, 1992, Jünger face aux Nazis (propos recueillis par F. de Towarnicki), p. 124 : « Il m'arrive, c'est vrai, de penser au côté étrange de certains faits... Savez-vous ce que Brecht a dit après la fin de la guerre lorsqu'il a appris que les communistes voulaient s'en prendre à moi ? La même phrase que Hitler : "Laissez Jünger tranquille". Et je n'ai jamais su pourquoi ».
  7. Peter Koslowski, Der Mythos der Moderne. Die dichterische Philosophie Ernst Jüngers, München, 1991, p. 56.
  8. Le cœur aventureux, Gal., 1942, tr. H. Thomas.
  9. Sur les falaises de marbre, Héliopolis, Les abeilles de verre, Eumeswil, Le problème d’Aladin.
  10. « Nous sommes de passagères combinaisons de l’absolu : il nous faut retourner à l’absolu et c’est justement cette possibilité que nous offre la mort. La mort a son mystère qui surpasse celui de l’amour. Dans sa main, nous devenons des initiés, des mystagogues. Le sourire de la surprise est déjà spirituel et pourtant il vient encore se refléter dans le monde corporel sur les tarots du mourant »(Journal, 14 oct. 1942).
  11. « Trois galets » in Le contemplateur solitaire, Grasset, 1975, tr. H. Plard.
  12. Cet article a également été traduit par JL Pesteil pour Nouvelle École n°48, 1996.
  13. EJ, « Reinheit der Mittel », in Die Kommenden, 27 déc. 1929.
  14. EJ, Strahlungen : Die Hütte im Weinberg - Jahre der Okkupation, p. 615 (éd. DTV, 1985).
  15. EJ, « Abgrenzung und Verbindung », in Standarte, 13 sept. 1925.
  16. Voir note 2, p. 612, 617 et 444 (Jünger cite ici un mot de Valeriu Marcu).
  17. ibidem
  18. ibidem
  19. EJ, « Der Frontsoldat und die innere Politik », in Standarte, 29 nov. 1925.
  20. EJ, Interview accordé à Der Spiegel n°33/1982.
  21. Voir note 2, p. 616.
  22. La formule “réalisme héroïque” provient de l'article « Der Krieg und das Recht » du Dr. Werner Best (publié dans le volume collectif Krieg und Krieger, édité par EJ à Berlin en 1930). Quant à savoir si cette formule, utilisée par Jünger, provient originellement de Best, rien n'est sûr à 100%.
  23. EJ, « Schließt Euch zusammen », in Die Standarte, 3 juin 1926.
  24. Ernst von Salomon, Der Fragebogen, p. 244 (7), 1952.
  25. voir note 8.
  26. Hans-Peter Schwarz, Der konservative Anarchist : Politik und Zeitkritik Ernst Jüngers, Verlag Rombach, 1982, p. 107.
  27. EJ, « Über Nationalismus und Judenfrage », Süddeutsche Monatshefte 27, n°12, 1930.
  28. EJ, Das abenteuerliche Herz.
  29. E. Niekisch, « Entscheidung », p. 180 ss.
  30. Extraits du Völkischer Beobachter (édition bavaroise), 22 oct. 1932.
  31. Description de mémoire de Werner Bräuninger, ex: Friedrich Hielscher, Fünfzig Jahre unter Deutsche, Rowohlt Verlag, 1950.
  32. EJ, Strahlungen : Kirchhorster Blätter, p. 298 (DTV n°10.985).
  33. cf note 8.
  34. Werner Bräuninger, Vouloir, n°123-125, 1995.