Arnold Gehlen

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Arnold Gehlen, né le 29 janvier 1904 à Leipzig et décédé le 30 janvier 1976 à Hambourg, est un philosophe, sociologue et anthropologue allemand.

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Il est le fondateur de l'anthropologie philosophique. Sa réflexion porte sur l'homme en tant qu' « animal inachevé » (Nietzsche) mais « ouvert au monde ».

Considéré comme le principal représentant de la pensée conservatrice en Allemagne après 1945, ainsi que comme l'un des intellectuels conservateurs les plus importants du XXème siècle, son œuvre n'a été que tardivement traduite en français.

Biographie

Arnold Gehlen est né le 29 janvier 1904 à Leipzig. Son père, Max Gehlen (1868-1931), était à la tête de plusieurs maisons d'édition scientifiques et sa mère, Margarete, était la fille du juriste Karl von Ege. Il bénéficia d'une éducation privée, dispensée à domicile, avant d'inté­grer le prestigieux Thomasgymnasium où il obtint, en 1923, son certificat de maturité. Après avoir travaillé pendant quelques mois en tant que libraire, puis dans une banque, il entama en 1924 des études de philosophie, de littérature, de psychologie et d'histoire de l'art, toujours à Leipzig. Issu d'une bourgeoisie ancienne, proche de l'aristocratie prussienne et imprégnée de protestantisme, Gehlen héritait d'une culture riche et élitiste. Il appartenait à une génération nourrie du scepticisme de Schopenhauer et de Spengler, assoiffée d'héroïsme nietzschéen, en contact direct avec la vie artistique foisonnante de l'entre-deux-guerres. Dans toute son œuvre ressurgissent autant les lectures de Thomas Mann ou de Robert Musil que son intérêt pour les manifestations du groupe Dada, qu'il a pu observer en tant qu'élève, à Dresde ou à Berlin.

Le 5 novembre 1927, il obtint son doctorat de philosophie sous la direction du biologiste et théoricien vitaliste Hans Driesch. Sa thèse qui porte sur L’esprit réel et irréel, commence par cette phrase : « La philosophie est la science qui s’efforce de saisir le caractère élémentaire de la réalité ». Ce programme introduit à toute une œuvre centrée sur l’anthropologie philosophique et une doctrine des institutions. Puis le 17 juillet 1930, ce fut l'habilitation. Il fut également marqué, durant cette période, par les enseignements de Theodor Litt et de Nicolai Hartmann.

Si ses premiers écrits, imprégnés de motifs existentialistes, s'orientaient encore d'après la théorie de la connaissance développée par Driesch, sa confrontation avec la tradition idéalise, puis celles de Vilfredo Pareto et des pragmatiques anglo-saxons, lui permirent progressive­ment d'élaborer l'idée qui singularisa durablement sa pensée: celle de l'homme comme être agissant.

En 1933, comme beaucoup d'autres, il prit sa carte à la NSDAP, puis adhéra aux différents groupements du parti réservés aux universitaires. En 1933, il occupa brièvement, à Francfort, la chaire du philosophe Paul Tillich, parti en exil, puis devint l'assistant de Hans Freyer au sein de l'Institut für Kultur- und Universalgeschichte, à nouveau à Leipzig, avant d'hériter de la charge de professeur ordinaire de Driesch. Il eut notamment pour élèves Helmut Schelsky et Gotthard Günther, dont le rayonnement dans l'Allemagne d'après-guerre fut considérable. En 1937, il se maria avec Veronika von Wolff, issue de la vieille noblesse baltique, union qui donna naissance une fille unique, Caroline, future baronne von Lieven. Il semble indispen­sable, à cet endroit, d'évoquer également un cousin, Reinhard Gehlen, de deux ans son aîné, célèbre pour avoir dirigé durant la Deuxième Guerre mondiale le service de renseignement militaire Fremde Heere Ost et pour avoir fondé, en 1946, l'«Organisation Gehlen », dont devait sortir en 1956 le Service fédéral de renseignement de la jeune République. On ne sait cepen­dant que peu de choses de la relation entre les deux hommes.

En 1938, Arnold Gehlen obtint la chaire de philosophie de l'Université de Königsberg (la fameuse chaire d'Immanuel Kant), avant de partir pour un nouveau poste à Vienne en 1940, où il remplaça le sociologue folkloriste Gunther Ipsen à la tête de l'Institut de psychologie. C'est dans ce contexte que parut L'Homme (1940), sa première œuvre majeure, qui lui assura une large reconnaissance. Dès lors, l'ensemble de ses travaux furent marqués par une forte dimension anthropologique. Après plusieurs passages à l'armée, notamment au sein du service psychologique de la Wehrmacht, il termina la guerre sur le front avec le grade de lieutenant. Dans les derniers mois du conflit, sur le front de Silésie, il fut gravement blessé.

Exclu, comme tous les citoyens allemands, de la fonction publique autrichienne, il retourna en Allemagne, où il fut soumis à un procès de dénazification, qui le déclara simple suiviste du régime. Il obtint en 1947 une charge de professeur ordinaire de sociologie et de psychologie à la toute nouvelle Académie des sciences administratives de Spire, dans la zone d'occupation française, attendant en vain d'être à nouveau appelé à une chaire universitaire. Si au cours des décennies, deux prestigieux postes s'offrirent à lui, des campagnes en infréquentabilité idéologique, menées par ses adversaires (tantôt Helmuth Plessner, tantôt Jürgen Habermas), parvinrent à chaque fois à lui barrer la route.

Malgré cette relégation, il poursuivit constamment ses travaux, et parmi ses publications, on retiendra surtout Urmensch und Spätkulture (1956), l'ouvrage dans lequel il énonça la théorie des institutions à laquelle son nom devait être durablement associé, ainsi que Die Seele im technischen Zeitalter (1957) qui, dans une édition grand public, devait rester celui de ses textes qui connut la plus large diffusion. Il y synthétisa sa conception de la société industrielle, en rupture avec la remise en cause de la technique qui avait alors cours dans les discours contestataires, sans pour autant céder aux sirènes d'un progressisme serein. Après quatorze années passées à Spire, il changea en 1961 pour l'Ecole supérieure polytechnique d'Aix-la-Chapelle.

Dans cette période, il commença à être très demandé pour ses contributions dans diverses revues, telles que le Merkur ou les Westermanns Monatshefte. Le grand journal Der Spiegel tenta même à plusieurs reprises de se l'attacher comme essayiste régulier, sans succès. Il était également un conférencier très prisé, notamment des comités d'entreprise, autant pour sa capacité à circonscrire par de puissantes images les complexités contemporaines que pour les formules aiguisées grâce auxquelles il savait prendre à revers les certitudes de l'époque. Par le truchement d'Armin Mohler, il intervint plusieurs fois auprès de la prestigieuse Carl­ Friedrich-von-Siemens-Stiftung. C'est dans ce contexte qu'il apparut progressivement comme une figure de proue de la sphère conservatrice.

Des années 1960 nous restent plusieurs témoignages de ses passages à la radio ainsi qu'à la télévision, notamment pour des échanges avec Theodor W. Adorno[1]. Les deux hommes, mus par des tempéraments semblables, se sont imposés, dans l'espace médiatiques de la République fédérale, comme des adversaires idéologiques privilégiés. En plus de différents recueils d'articles scientifiques, Gehlen fit paraître la monographie Zeit-Bilder (1960), où il proposait une lecture philosophique et anthropologique de l'art moderne. Cet intérêt pour l'esthétique fut constant chez lui, comme l'atteste une table ronde télédiffusée de 1970, au cours de laquelle il se confronta sans ménagement à l'utopisme révolutionnaire de Joseph Beuys, figure emblématique de l'art conceptuel en Allemagne.

Au cours des mouvements étudiants qui agitèrent l'Allemagne à la fin des années soixante, il prit résolument position pour l'ordre universitaire, et durcit encore ses positions. Morale et hypermorale (1969), un essai consacré à la théorisation d'un pluralisme éthique, fut le témoignage, par sa dimension ouvertement polémique, de cet engagement sans précédent dans le débat public. C'est la même année, en 1969, qu'il obtint son éméritat, Arnold Gehlen s'éteignit à Hambourg le 30 janvier 1976, le lendemain de ses 72 ans. Dans une nécrologie publiée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, son élève et ancien ami Helmut Schelsky offre un aperçu éclairant de la personnalité impénétrable d'un penseur qui, jamais, ne s'est livré à la moindre confidence. « On ne peut parler de l'homme qu'était Gehlen que par allusions ... Sa nature le prédisposait à la distance, à cette froideur sous-marine qui émane des tableaux de Léonard de Vinci, d'un commerce volontiers cassant, voire hautain. Mais il était aussi, et peu l'étaient autant que lui, un homme à la recherche des grandes passions. Jamais, au cours de mes rencontres, il ne m'a été donné d'entendre un rire aussi éclatant que celui d'Arnold Gehen »[2].

Thèses

Influencé par Emmanuel Kant, Johann Gottfried von Herder et Johann Gottlieb Fichte, mettant ses pas dans ceux de Jakob von Uexküll et de Konrad Lorenz, l’homme est selon Arnold Gehlen une créature qui se maintient en vie par la transformation et l’amélioration permanente des données de la nature. Sa défectuosité biologique est compensée par l’invention technique. Dépourvu de « niche écologique », il s’adapte à tous les milieux, il est capable en dépit d’une pression intérieure immédiate d’ajourner son action ; cette espèce d’hiatus lui permet de la planifier, d’anticiper l’avenir.

L'homme : une créature déficiente et agissante

Inquiet de la dissolution progressive du tissu social traditionnel et de la généralisation du modèle consumériste, Arnold Gehlen voit dans la nature même de l’homme ses chances de perdurer par l’action, se confrontant sans cesse à des défis nouveaux.

Tout comme Scheler et Plessner, Gehlen refuse un réductionnisme biologique qui se contenterait de placer l’homme au sommet de la pyramide du vivant. Dans sa nature même, l’être humain se distingue de l’animal. Mais contrairement à celle de ses prédécesseurs, sa démonstration de la spécificité humaine ne recourt pas non plus à des références métaphysiques telles que l’âme. Selon lui, l’homme est au contraire la créature qui n’est pas encore un animal, c’est celui dont les caractéristiques ne sont pas encore stabilisées – la créature non encore définie, pour parler avec Nietzsche. Face aux contraintes du monde extérieur, il est démuni – il n’a pas de fourrure pour le protéger du froid, pas d’ailes pour s’élever dans les airs, pas de griffes ou de crocs pour chasser ou pour se défendre, sa foulée et sa peau lisse ne le mettent pas à l’abri des prédateurs. Bien plus encore, c’est l’arsenal instinctif qui lui fait défaut. Aucun schéma préexistant ne règle son action, et sa réactivité face au monde extérieur se limite à de simples résidus impulsionnels. Il est une créature déficiente.

Du fait même de ses déficiences, l’Homme n’est inséré dans aucun milieu. Alors que chaque espèce animale est dotée de la spécialisation organique et de l’équipement sensitif ajustés pour un biotope particulier, les humains ne semblent être chez eux nulle part. Seul un paradis terrestre, dépourvu de prédateurs et riche en ressources, assurerait la survie d’une telle espèce. Ce qui permet à l’homme de se maintenir malgré tout dans le monde, c’est son hypersensibilité aux réalités extérieures. En tant qu’homo erectus, redressé, il peut prendre la pleine mesure de son environnement. N’étant pas absorbée par un déclencheur extérieur, la réduction de son système impulsionnel lui donne toute latitude pour se confronter aux choses. Il est ouvert sur le monde.

C’est à travers cette confrontation au monde que l’homme a formé sa véritable nature. Dès qu’il ouvre les yeux, le petit homme, prématuré de par son espèce, doit se réaliser au contact du monde. Il touche, se sent toucher, crie et s’entend crier. Il se heurte, et se heurte de nouveau, car sous le coup de la douleur, il sent qu’il existe. Les déficits de sa constitution l’obligent à se frayer dans l’existence un chemin à tâtons, mais dans son tâtonnement, il prend peu à peu conscience de lui-même. Le fait même d’être conscient, et c’est là un des traits les plus forts de l’analyse de Gehlen, impose à la nature humaine une impérieuse nécessité, consubstantielle à sa vulnérabilité existentielle : l’homme ne peut pas se contenter, à l’instar de l’animal, de vivre selon sa nature. Il doit diriger sa vie.

Contrairement à ce que voudrait une conception idéaliste de l’individu, telle que la définissait notamment l’anthropologie de Kant, Gehlen détache donc la réalité de l’homme du royaume des idées, conformément à son refus du dualisme qui sépare l’âme et le corps. Ce n’est pas par la pensée, par la réflexion et la contemplation de soi qu’il est véritablement homme, car cette pensée est encore action. C’est dans sa confrontation permanente aux nouveaux défis que le monde peut lui lancer, et d’abord par le défi que lui lance sa propre nature faillible. Son humanité authentique se situe donc dans l’accomplissement actif de son propre être-au-monde. L’homme n’est donc en conformité avec sa nature qu’à travers l’action. Il est la créature agissante.

Prenant à rebours le mythe du bon sauvage de Rousseau, l’anthropologie d’Arnold Gehlen est un plaidoyer pour l’authentique prouesse des civilisations. La mise en culture des champs, la domestication du cheval, la confection d’outils pour le travail, la guerre ou le jeu, tous ces artefacts culturels sont autant d’éléments constitutifs d’un milieu que l’homme construit de ses propres mains. Son milieu est donc essentiellement le produit culturel de son action. À travers ses réalisations techniques, il assure sur le long terme ses besoins existentiels et se forge un monde à son image. Pour l’homme, la culture est donc bel et bien une seconde nature.

Mais la pierre angulaire de ce milieu spécifiquement humain n’est pas un accomplissement matériel, ce sont bien davantage les organisations dont il se dote, dépourvu qu’il est de l’essentiel des instincts sociaux propres aux animaux. Seules les institutions, que ce soit sous la forme de la famille, du clan, des églises, de l’armée ou de l’État, fournissent à l’homme des appuis existentiels suffisants. C’est par l’idée directrice, incarnée par l’institution, qu’il parvient à se donner un cap, à se tenir en main, et c’est donc seulement à travers elle que l’homme trouve le véritable accès à ses semblables. Les normes et les valeurs qu’elle dispense forment le véritable milieu de l’homme, car ce sont ces dernières qui seules parviennent à compenser l’arsenal instinctif qui lui fait défaut ; elles règlent, ajustent et harmonisent son action envers l’autre et envers le monde. L’Homme, annonçant en cela la théorie des institutions développée dans Urmensch und Spätkultur (1956), accorde à celles-ci le plus fondamental des rôles dans la destinée risquée de l’être humain : si elles sont un facteur indispensable de stabilité, ce sont elles également qui suscitent chez l’homme le sacrifice pour les grandes causes, dans lequel l’auteur voit la plus haute forme de dignité[3].

Ouvrages

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Originaux

  • Theorie der Willensfreiheit ("Théorie du libre vouloir ou libre arbitre") (1933)
  • Idealismus und Existentialphilosophie ("Idéalisme et philosophie existentielle") (1933)
  • Deutschtum und Christentum bei Fichte ("Le germanisme et le christianisme selon Fichte") (1935)
  • Der Staat und die Philosophie ("L'État et la philosophie") (1935)
  • Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt ("L'homme. Sa nature et sa place dans le monde") (1940)
  • Sozialpsychologische Probleme in der industriellen Gesellschaft ("Le problème psychosociologique dans la société industrielle") (1949)
  • Macht einmal anders gesehen (1954)
  • Urmensch und Spätkultur. Philosophische Ergebnisse und Aussagen (1956)
  • Die Seele im technischen Zeitalter. Sozialpsychologische Probleme in der industriellen Gesellschaft (1957)
  • Zeit-Bilder. Zur Soziologie une Ästhetik der modernen Malerei (1960)
  • Über kulturelle Kristallisation ("La cristallisation de la culture") (1961)
  • Anthropologische Forschung. Zur Selbstbegegnung und Selbstentdeckung des Menschen (1961)
  • Studien zur Anthropologie und Soziologie ("Études d'anthropologie et de sociologie") (1963)
  • Theorie der Willensfreiheit und frühe philosophische Schriften (1965)
  • Moral und Hypermoral. Eine pluralistische Ethik ("Morale et hypermorale. Une éthique pluraliste") (1969)

Traductions françaises

Ouvrages

  • L'Homme : sa nature et sa position dans le monde, Paris, Gallimard, 2021, 608 p., trad. Christian Sommer. Présentation en ligne : [1].
  • Essais d'anthropologie philosophique, Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, coll. « Bibliothèque allemande », 2010, 190 p.
  • Anthropologie et psychologie sociale, Paris, PUF, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », 1990

Articles

  • « Vilfredo Pareto et sa "science nouvelle". Introduction à la théorie des actes non logiques », in: Nouvelle École, n°36, été 1981, p. 21-41.
  • « Problèmes psychosociologiques de la société industrielle », in: Krisis, n°24, novembre 2000.

Bibliographie

  • collectif, « Arnold Gehlen » [numéro thématique], Nouvelle École, n° 72, 2023.

Cité dans

  • Giovanni Monastra et Philippe Baillet, Piété pour le cosmos : Les précurseurs antimodernes de l'écologie profonde, Akribeia, Saint-Genis-Laval, 2017, 170 p. (ISBN 978-2-913612-66-2)

Liens externes

Notes et références

  1. La mode intellectuelle allait alors dans le sens des néo-marxistes de l’École de Francfort, qui accaparèrent toutes les places fortes de la philosophie allemande en l’espace de vingt ans. Le représentant le plus en vue de cette école qu'était Theodor Adorno, était donc un adversaire privilégié. Cependant, il est intéressant de noter que, pour les marxistes-léninistes orthodoxes, Arnold Gehlen sera considéré comme un interlocuteur de premier ordre, respecté, voire même approuvé sur certains points. Ainsi le philosophe marxiste de Berlin-Est, Wolfgang Harich, entretiendra-t-il une correspondance de plusieurs années avec Gehlen, et fera son éloge dans un quotidien de Francfort, quelques jours après sa mort.
  2. Texte en partie repris de : François Poncet, « Biographie d'Arnold Gehlen », in : Nouvelle École, n° 72, 2023, p. 10-12.
  3. W. A., « L’Homme, d’Arnold Gehlen », Promotion Marc-Aurèle, Institut Iliade, février 2021