António de Oliveira Salazar
António de Oliveira Salazar, né à Vimieiro, Santa Comba Dão, au Portugal, le 28 avril 1889 et décédé à Lisbonne le 27 juillet 1970, était un homme politique, juriste et homme d'État portugais.
Chef du gouvernement de l'Estado Novo, il a dirigé le Portugal comme Premier ministre de 1932 à 1968, et comme Président de la République à partir de 1951.
Sommaire
Biographie
Salazar voit le jour en 1889 dans un village de la Beira Alta, dans le centre nord du pays, entre Viseu et Coimbra, dans une terre de vignes et de vergers, de culture de l’olivier et de travail de l’osier. Le pays d’alors souffre déjà d’une émigration endémique vers le Brésil : un peu plus tard, entre 1890 et 1910, on comptera 500 000 départs, soit 10 % de la population. Quant à l’illettrisme, il touche alors les trois quarts de celle-ci. En janvier 1890, la classe dirigeante portugaise doit renoncer à fonder un nouveau Brésil en Afrique. En dépit de la vieille alliance luso-britannique (elle remonte à la bataille d’Aljubarrota — près de la ville de Leiria, dans la partie centrale du pays et non loin du littoral — remportée en l’an 1385 sur la Castille par le roi Dom Joao et son connétable Nuno Alvares Pereira, avec l’aide des Anglais), l’Empire britannique se montre implacable dans son hostilité à la création d’une ligne ferroviaire entre l’ouest et l’est de l’Afrique australe, autrement dit entre l’Angola et le Mozambique. Les Anglais vont même jusqu’à poser un ultimatum et menacent de recourir à la force. L’absence de toute réaction énergique de la part de la monarchie portugaise est très mal vécue par les élites du pays et précipite le changement de régime. Le 1er février 1908, le roi Charles Ier du Portugal et son fils, le prince héritier, sont assassinés par deux membres de la Charbonnerie. La république est proclamée le 5 octobre 1910, à la suite aussi d’intrigues de la franc-maçonnerie. Dans les années qui précèdent la Grande Guerre, la violence et l’instabilité politiques sont la règle, tandis qu’augmente une dette déjà très importante.
Durant cette période, le jeune Salazar s’est formé au séminaire de Viseu, en lisant énormément (saint Thomas d’Aquin avant tout, mais aussi Gustave Le Bon — notamment sa Psychologie de l’éducation — et bientôt Maurras). L’instabilité politique se poursuivant après la Grande Guerre, la dictature a été instaurée par un coup d’État militaire le 28 mai 1926. À l’époque, le Portugal est encore considéré « comme l’“homme malade” de l’Europe, impécunieux et incapable d’honorer sa signature en souscrivant un nouvel emprunt. Bref, un “petit pays”, pieds et poings liés à son allié traditionnel, l’Angleterre »[1].
Nommé ministre des Finances le 27 avril 1928, Salazar va bientôt s’affirmer comme un économiste de haut vol, effaçant peu à peu la dette pour rendre fierté et liberté de manœuvre à son pays et accumulant aussi une grande réserve d’or. Il donne l’exemple de la « frugalité ministérielle » en s’entourant d’une douzaine de ministres seulement, tout en concentrant les pouvoirs : il cumule la présidence du Conseil avec les Finances jusqu’en août 1940 ; avec les Affaires étrangères et avec la Guerre pour la période 1936-1944. Mais il est un point encore plus particulier qu’il faut souligner et qui relève, lui, de quelque chose de bien plus profond que la volonté de faire des économies dans les finances publiques. Tout au long de sa « dictature », pour user d’un terme qui fut appliqué à son régime mais qu’il avalisa volontiers dans plusieurs discours, Salazar n’a pour ainsi dire pas voyagé à l’étranger. Avant d’arriver au pouvoir, il n’avait passé qu’une dizaine de jours en Espagne en novembre 1924, puis effectué en 1927 un voyage, pour un congrès international de la jeunesse catholique, qui l’avait conduit à Londres, Paris, Bruxelles et Liège. Il est très révélateur qu’il ne rencontra son voisin Franco pour la première fois que très tardivement, à Séville, le 12 février 1942. Salazar ne se rendit jamais au Brésil ni dans l’une des colonies de l’Empire portugais. L’explication qui vient tout de suite à l’esprit c’est que, prudent et méfiant, il préférait rester au cœur du pouvoir pour ne pas le perdre. Mais on peut aussi voir dans l’immobilité salazariste un reflet, peut-être même inconscient, d’une très ancienne conception du pouvoir, dont on trouverait sans peine des équivalents dans la Chine ancienne : le souverain se doit d’incarner une fixité « polaire » au milieu des troubles du monde. Avec son mépris des bains de foule, son indifférence à peu près totale à la sympathie ou l’antipathie qu’il pouvait susciter, son refus de toute démagogie, Salazar semblait confirmer chaque jour le bien-fondé de la maxime de Tacite : « L’éloignement augmente le prestige. » Mais son éloignement n’avait pas besoin d’être physique, géographique : il était tout intérieur chez cet homme qui considérait que gouverner, c’est protéger les hommes contre eux-mêmes, non satisfaire leurs caprices ou flatter leurs penchants[2].
Cela aussi ne pouvait que le rendre étranger au totalitarisme fasciste. Certes, Salazar, avec l’Union nationale, parti unique fondé en 1930 dont il était lui-même le président, dirigeait un régime autoritaire, mais qui n’avait pas vocation à embrigader les Portugais. Le “dictateur” déclare ainsi en 1930 : « La nation ne peut se confondre avec un parti, ni un parti s’identifier à l’État. » Il s’agit seulement de consacrer un État fort, « tellement fort qu’il n’a pas besoin d’être violent »[3]. Au début des années 1930, Salazar est confronté à la progression du mouvement national-syndicaliste des Chemises bleues de Rolao Preto (1893-1977), sorte de décalque de la Phalange espagnole, et qui compte alors environ 30 000 membres, ce qui n’est pas rien à l’échelle du Portugal. Le mouvement de Preto recrute massivement parmi les étudiants, chose qui fait craindre, à terme, l’apparition d’une élite dirigeante en désaccord avec les orientations de fond de l’Estado Novo. Avec une habileté consommée, Salazar va d’abord réprimer, puis récupérer le mouvement de Preto. Il commence par le dissoudre et le rendre illégal fin juillet 1934. Preto lui-même est bientôt emprisonné puis contraint à l’exil : il sera un temps l’hôte de José Antonio Primo de Rivera à Madrid et passera les années de la guerre civile en Espagne[4].
Pour la phase de récupération visant à détourner la jeunesse estudiantine de la tentation fasciste, Salazar fait appel, non sans souplesse stratégique, à un homme pourtant très éloigné de lui, au départ, par le tempérament comme par la formation, Antonio Ferro (1895-1956), qu’il nomme, en octobre 1933, à la tête du nouveau Secrétariat à la Propagande nationale. Né dans une famille cultivée, Ferro est un bon vivant féru de jazz et passionné de cinéma qui a vu du pays : il a vécu au Brésil et aux États-Unis. Il a nourri des sympathies pour le fascisme et même pour le national-socialisme, et ne cache pas son admiration pour Marinetti et les futuristes. Il a aussi fréquenté D’Annunzio et interviewé Mussolini à Rome.
Pourtant, c’est cet homme qui va se charger de déstabiliser le mouvement de Preto en y fomentant une scission et en proposant aux dissidents de venir renforcer les effectifs de la censure et de la propagande du régime salazariste, à l’instar d’Antonio Eça de Queiroz, fils du grand écrivain José Maria Eça de Queiroz (1845-1900), qui avait été consul du Portugal à Paris et qui a sa statue à Neuilly. Maître d’œuvre d’une série d’entretiens avec Salazar (Salazar. O homem e a sua obra) pour laquelle il fait une propagande remarquable (la première édition portugaise se vend à 135 000 exemplaires et l’ouvrage est rapidement traduit en treize langues[5], Ferro déclare le 28 juillet 1934, à propos de Salazar : « Je sais qu’il y a […] ceux qui préféreraient qu’il soit plus un disciple de Mussolini ou d’Hitler, dont je faisais partie. Mais je reconnais aujourd’hui, publiquement, mon erreur. Salazar n’est pas un disciple, c’est un maître. »[6]
Salazar ne rechignera pas à une collaboration parfois étroite avec Rome, par exemple dans le domaine de la sécurité intérieure en faisant venir au Portugal des fonctionnaires de l’OVRA, la police politique mussolinienne. Mais il ne s’interdit pas pour autant de « déclarer à plusieurs reprises à quel point il entend se démarquer du “césarisme païen” qu’incarne selon lui le régime fasciste, sans dissimuler son aversion pour les gesticulations virilistes du Duce »[7]. Et c’est sans la moindre ambiguïté qu’il réaffirme, dans un discours resté célèbre prononcé à Braga le 26 mai 1936, son credo profondément conservateur : « Aux âmes meurtries par le doute et le négativisme du siècle, nous nous efforçons de restituer le confort des grandes certitudes. Nous ne discutons pas Dieu et sa vertu ; nous ne discutons pas la Patrie et son histoire ; nous ne discutons pas l’autorité et son prestige ; nous ne discutons pas la famille et sa morale ; nous ne discutons pas la gloire du travail et son devoir. »[8]
La question des rapports entre Salazar et l’Église réserve quelques surprises. Bien qu’élevé chez les bons Pères et très lié, dans son adolescence et plus tard, à Manuel Cerejeira, futur cardinal-patriarche de Lisbonne, le jeune Salazar, dès 1922-23, prône alors, dans une série d’articles, le ralliement à la république, « qui n’est pas, en tant que telle — écrit-il —, irréconciliable avec la reconnaissance des droits fondamentaux de l’Église »[9], ce qui lui attire des critiques en provenance du camp monarchiste et catholique.
Une fois au pouvoir, le Doutor va maintenir formellement le cadre républicain et, plus encore, la loi de Séparation de l’Église et de l’État, qui remonte à 1911. De 1932 à 1940, il va louvoyer avec l’Église et le Saint-Siège, traînant des pieds et renvoyant toujours à plus tard la solution concordataire. Le Concordat n’est finalement signé que le 7 mai 1940, au terme de tractations de près de trois ans, mais, comme l’écrit Léonard, c’est un « “Concordat de séparation” qui ne rétablit pas le catholicisme comme religion d’État »[10]. Quelques jours plus tard, le 25 mai, Salazar déclare : « L’État s’abstiendra fermement de faire de la politique avec l’Église, dans l’assurance que l’Église s’abstient de faire de la politique avec l’État. Il peut et il doit en être ainsi. »[11] Et d’ajouter qu’il estime « hors de la raison » que l’Église, « partant de la supériorité des intérêts spirituels, cherche à élargir son action jusqu’à influencer ce que l’Évangile a voulu confier à César »[12]. Pour autant, l’Église ne sort pas bredouille du Concordat : même si le divorce civil n’est pas supprimé, il est désormais interdit de divorcer dans le cadre du mariage religieux. L’Église renforce également son contrôle sur la jeunesse : l’adhésion à la Mocidade Portuguesa (l’organisation de jeunesse du régime), obligatoire pour tous les enfants des deux sexes de sept à quatorze ans, est désormais interdite à tout individu « sans religion ».
Bien que Salazar ait fait interdire la franc-maçonnerie dès le mois de mai 1935, il s’en faut de beaucoup que l’influence de celle-ci ait totalement disparu sous l’Estado Novo, en particulier dans les cercles dirigeants et même dans l’entourage du président du Conseil. Celui-ci compte en effet parmi ses meilleurs amis le médecin et chirurgien Fernando Bissaya Barreto, franc-maçon, avec qui il dîne presque chaque samedi soir et qui sera d’ailleurs l’une des rares personnes admises à veiller, en 1970, sa dépouille. Il faut également mentionner, parmi les francs-maçons de haut rang du régime, le professeur de droit José Alberto dos Reis, père du Code de procédure pénale entré en vigueur en 1939. En ce qui concerne les juifs, on peut dire sans exagérer que Salazar n’était pas antisémite, ni au sens de l’antijudaïsme catholique contre-révolutionnaire, ni au sens de l’antisémitisme racial national-socialiste. Durant la guerre, et tout spécialement entre l’été 1940 et l’été 1941, le Portugal devint même la plaque tournante de l’exil vers le Brésil et, surtout, les États-Unis, pour de nombreux juifs européens, avant tout allemands. On sait d’ailleurs que, plus tard, Lisbonne fut surnommée « nid d’espions » à cause de ce qui se tramait au casino d’Estoril, lequel servira de source d’inspiration à Ian Fleming pour son Casino Royale avec James Bond. Au premier semestre 1941, des personnalités comme Golo Mann (fils de l’écrivain Thomas Mann), les peintres Marc Chagall et Max Ernst, la milliardaire américaine Peggy Guggenheim, l’“artiste-escroc” Marcel Duchamp et la philosophe Hannah Arendt purent fuir l’Europe après un séjour au Portugal. On estime à plus de 100 000 le nombre de réfugiés, dont une forte majorité de juifs, qui passèrent par le pays de Salazar. Sa police politique surveillait ceux d’entre eux qui, faute de moyens pour traverser l’Atlantique, s’attardaient sur le sol portugais. Ils étaient envoyés dans des villes thermales ou côtières, le régime estimant à juste titre qu’ils pouvaient répandre des idées subversives à Lisbonne. Quant au cas célèbre d’Aristides de Sousa Mendes, diplomate né dans une famille de la noblesse terrienne, catholique, conservatrice et monarchiste, et consul du Portugal à Bordeaux au moment de la débâcle de 40, il ne fut pas démis de ses fonctions et révoqué du corps diplomatique par Salazar pour avoir octroyé de nombreux visas à des juifs, mais pour avoir désobéi aux ordres du Doutor sur la limitation de la délivrance de visas à partir d’une certaine date.
Par ailleurs, Salazar s’était aussi lié d’amitié avec le banquier Ricardo Espirito Santo. Pendant la guerre, celui-ci « s’est associé avec la Reichsbank, l’a aidé à s’installer au Portugal et a racheté à bas prix des lingots d’or estampillés de la croix gammée. Avant de les faire fondre, de les stocker et de les revendre à l’international. Entre 1940 et 1945 — ajoute Léonard —, l’action de la BES (Banco Espirito Santo) a quadruplé, profitant de l’entregent de son directeur », qui « par sa femme juive […] s’est rapproché du baron de Rothschild, de la famille de celui-ci qu’il aide financièrement »[13].
Avec son grand sens politique, Salazar avait compris très tôt que la guerre d’Espagne ne serait que le prélude à une conflagration générale en Europe et s’était donc employé à tenir son vieux pays à l’écart de la catastrophe. Il lui fallait à la fois soutenir Franco en vue de la formation d’un glacis ibérique, ne pas paraître critiquer à l’excès les forces de l’Axe et ménager le Royaume-Uni par fidélité à la vieille alliance luso-britannique. Salazar avait pour cela une carte en main lui permettant de gagner du temps sans jamais s’engager franchement du côté des Alliés : les Britanniques voulaient à tout prix, la guerre se prolongeant, obtenir des facilités militaires aux Açores. Un accord finit par être trouvé, mais seulement durant le premier semestre 1943. Cependant, Salazar apprécie différemment Britanniques et Américains. Il considère que les États-Unis « incarnent non seulement le pays de la démocratie libérale et la dépravation des mœurs, mais aussi “un impérialisme sans limite qui se présente comme ne devant pas ou ne devant rien respecter”, comme il l’écrit le 17 octobre 1943 à […] son ministre plénipotentiaire à Washington »[14]. En conséquence, ajoute le Doutor, il faut « se mettre en position défensive, méfiante et vigilante face aux États-Unis »[15]. Et ne pas leur accorder de bases aux Açores, ce qui n’empêchera pas le Portugal d’être admis dans l’Alliance atlantique en 1949.
Bien plus tard encore, au moment des guerres coloniales, le rusé Salazar prouvera qu’il était aussi, en dépit de certaines apparences, un homme de parole. Il s’agit alors du cas de la Rhodésie et de sa rencontre avec Ian Smith à Lisbonne le 5 septembre 1964 : « Lisbonne doit ménager son vieil allié britannique, fermement opposé à toute déclaration d’indépendance de la Rhodésie, que Ian Smith finit par proclamer en novembre 1965. Sans la reconnaître de jure, Lisbonne a soutenu Salisbury de facto après avoir conclu un accord de coopération économique en février 1965. Les approvisionnements par la mer, notamment en pétrole, de la Rhodésie se font alors exclusivement via le Mozambique. »[16] D’ailleurs Salazar, fidèle à sa ligne de conduite qui répugne aux coups de pied de l’âne, sera écœuré par l’acharnement des Alliés à obtenir la capitulation sans conditions de l’Allemagne grâce à des destructions et pertes humaines énormes chez l’ennemi. Il refuse que le Portugal participe à une guerre de représailles à la fin du conflit et refuse aussi d’appliquer la déclaration des Alliés sur les criminels de guerre. Mieux encore sur le plan du symbole : à l’annonce de la mort d’Adolf Hitler, il fait mettre en berne les drapeaux et adresse ses condoléances à l’Allemagne vaincue.
Avant de conclure, il importe de dire quelques mots sur le bilan social du régime salazariste. Autant il faut louer Salazar pour avoir su épargner à son pays toute forme de participation autre que marginale à la guerre civile de son voisin espagnol et pour l’avoir tenu en dehors de la Seconde Guerre mondiale, autant il est nécessaire de déplorer chez lui l’absence de toute fibre pour la justice sociale. Son gouvernement des experts, sa « dictature des docteurs », s’est en effet appuyée avant tout sur des possédants : grands propriétaires terriens de l’Alentejo, où étaient encore en vigueur des modes de production quasi féodaux ; familles de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie à la tête des fameuses quintas, les caves de porto dans la vallée du Douro ; industriels actifs dans des secteurs très spécifiques. Mais toute cette richesse ne faisait l’objet que d’une très faible redistribution en métropole, à l’instar des ressources en provenance des vastes colonies. Confronté en 1962 à une demande de la compagnie Coca-Cola d’accéder enfin au marché portugais qui lui était resté fermé jusque-là, Salazar répondit négativement au directeur de la division Europe de cette firme par une lettre où l’on pouvait lire : « Le Portugal est un pays conservateur, paternaliste et — Dieu soit loué — “arriéré”, adjectif que je juge plus élogieux que péjoratif. »[17] On peut trouver cette réponse éminemment sympathique. Le journaliste anglais qui rapporte cette citation parle, dans son livre, de Salazar comme d’un homme ayant poursuivi le rêve de faire de son pays un « jardin fermé », planté de vergers et de vignes. Il évoque aussi, au sujet de l’Estado Novo, une forme d’« utopie réactionnaire ».
Mais à considérer le bilan social, on peut se demander s’il ne faudrait pas parler plutôt d’une utopie carrément obscurantiste en pleine modernité. Certaines données sont accablantes, et ce n’est pas parce que Léonard est un auteur de gauche qu’il faut refuser de les voir. Dans les années 1950, le Portugal est encore un pays essentiellement rural, où plus de la moitié de la population active cultive la terre. En 1960, l’illettrisme touche encore 37 % des femmes (contre 25 % des hommes). Le recensement réalisé en 1960 fait apparaître que 60 % de la population ne dispose pas de l’électricité, que plus de 70 % n’a pas l’eau courante, plus de 60 % pas d’accès aux égouts, 60 % également pas d’installations sanitaires, et 80 % pas de douches. Les congés payés n’existent pas: il faut attendre 1968 pour bénéficier de congés payés d’une quinzaine de jours. « On travaille six jours sur sept, seuls les fonctionnaires bénéficiant depuis 1960 d’une demi-journée supplémentaire, le samedi après-midi. »[18]
Jusque dans les années 1960, on peut voir en plein Lisbonne, à quelques kilomètres des beaux quartiers, des quartiers misérables où les très pauvres s’entassent dans des masures en bois faites de planches ramassées sur des chantiers et dignes du Tiers monde. Détail très révélateur : toujours dans les années 1960, certains voient d’un bon œil en Salazar un précurseur du néolibéralisme. Il a droit à des compliments de la part du célèbre penseur Friedrich Hayek, qui conçoit la démocratie comme le pouvoir réel d’une élite soigneusement sélectionnée sur des masses au pouvoir purement fictif et formel, qu’il est bon de maintenir dans une grande ignorance. Mais bien avant cela, trente ans plus tôt ou presque, d’autres néolibéraux moins connus avaient exprimé leurs sympathies pour le régime de Salazar : ainsi de Louis Baudin, économiste et professeur à la faculté de droit de Paris, nommé président de la Chambre de commerce franco-portugaise en 1948 et membre de la célèbre Société du Mont-Pèlerin, think tank fondé au printemps 1947 par Hayek et d’autres représentants du néolibéralisme[19]; [20]
Publications
traductions françaises
- Le Portugal et la crise européenne, Flammarion, Paris, 1940.
Bibliographie
Monographies
- Jean-Paul Besse, Salazar, le Consul impavide, Via romana, Le Chesnay, 2023, 220 p.
- Olivier Dard et Ana Sardinha-Desvignes, Célébrer Salazar en France (1930–1974) - Du philosalazarisme au salazarisme français, Bruxelles, Peter Lang, 2018, 334 p.
- Oscar Ferreira, Un jumeau régaliste de la loi de 1905 : la loi portugaise de séparation des Eglises et de l’État de 1911, Droit et religions. Annuaire, Presses Universitaires d'Aix-Marseille, 2014, p. 211-248
- Christine Garnier, Vacances avec Salazar, Grasset, Paris, 1952.
- Michel Gerac, Portugal, années 70, Editions TD Paris, Paris 1969, 1964 (1re édition).
- Yves Léonard, Salazar. Le dictateur énigmatique, Perrin, 2024
- Jacques Marcade, Le Portugal au XXe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 1988.
- Jacques Ploncard d'Assac, Doctrines du nationalisme, Paris, La Librairie française, [1958] ; Éditions du Fuseau, 1965 ; Éditions de Chiré, 1978.
- Jacques Ploncard d'Assac, L'État corporatif. L'expérience portugaise, doctrine et législation, Paris, La Librairie française, 1960.
- Jacques Ploncard d'Assac, Salazar, Paris, La Table ronde, 1967 ; 2e éd. augmentée, Dominique Martin Morin, 1983; rééd. DMM, 2015 (3e édition).
- Jean-Claude Rolinat, Salazar le regretté, Les bouquins de Synthèse Nationale, 2012, 180 p.
- Christian Rudel, Salazar, Mercure de France, Paris, 1969.
- Gerhard Seibert, Lusotopie 1997, pp. 173-192
Articles
- Philippe Baillet, « Cinquante ans après la mort de Salazar : réussites et échecs du nouveau Portugal », in: Écrits à l'écart de toute meute, Sentiers perdus, Fribourg, 2024, p. 57-72.
- Manuel Themudo Barata, « Le Portugal et Les Conflits de La Décolonisation: 1961-1974 », Guerres Mondiales et Conflits Contemporains, no. 178, 1995, pp. 63–89.
- J. Benjamin, « La stratégie politique du Portugal dans ses territoires africains », Études internationales, 1973, 4(4), 552–559.
- Albert Buisson, « Le corporatisme d'aujourd'hui », Revue Des Deux Mondes (1829-1971), vol. 35, no. 3, 1936, pp. 621–34.
- Axel Courlande, « Salazar (1889-1970), le sphinx impassible qui savait louvoyer », Rivarol, no 3634, 30.19.2024.
- James Duffy, « La Présence Portugaise En Angola (1483-1960) », Présence Africaine, no. 41, 1962, pp. 75–90.
- Alvaro Garrido, « Le Corporatisme de l’État Nouveau Portugais. Un débat sur l’institutionnalisation économique de la Nation », STORICAMENTE.ORG Laboratorio di Storia, Numero 11 - 2015, pp. 1-22.
- Alexander Keese, « Early Limits of Local Decolonization in São Tomé and Príncipe: From Colonial Abuses to Postcolonial Disappointment, 1945—1976 », The International Journal of African Historical Studies, vol. 44, no. 3, 2011, pp. 373–92.
- Klaas Malan, « Salazar et l'Estado Novo », in Réfléchir et agir, HS no 3, 2018, pp. 25-30.
- Paul Mousset, « Difficultés portugaises », Revue Des Deux Mondes (1829-1971), 1961, pp. 85–98.
- Victor Pereira, « Les Réseaux de l’émigration Clandestine Portugaise Vers La France Entre 1957 et 1974 », Journal of Modern European History / Zeitschrift Für Moderne Europäische Geschichte / Revue d’histoire Européenne Contemporaine, vol. 12, no. 1, 2014, pp. 107–25.
Liens externes
- série de trois vidéos consacrées à Salazar et à l'Estado Novo : [1]
Articles connexes
Notes et références
- ↑ Yves Léonard, Op. cit., p. 110.
- ↑ Axel Courlande, Art. cit.
- ↑ Cité ibid., p. 119.
- ↑ Preto sera autorisé à revenir au Portugal en 1945. Il entrera aussitôt dans l’opposition au régime de Salazar. Après avoir soutenu la pseudo-révolution des œillets de 1974, cet esprit confus aura le temps de fonder un Parti populaire monarchiste avant de mourir. Il est décoré à titre posthume, en 1994, par le socialiste archicorrompu Mario Soares.
- ↑ Cf. la traduction française : Salazar. Le Portugal et son chef, Grasset, 1934.
- ↑ Cité par Y. Léonard, Salazar, op. cit., p. 148.
- ↑ Ibid., p. 240.
- ↑ Cité ibid., p. 153
- ↑ Cité ibid., p. 75.
- ↑ Ibid., p. 183.
- ↑ Ibid., p. 181.
- ↑ Ibid., p. 182.
- ↑ Ibid., p. 276.
- ↑ Ibid., p. 263.
- ↑ Cité ibid.
- ↑ Ibid., p. 410.
- ↑ Cité par Barry Hutton, The Portugueses. A Modern History, Signal Books, Londres, 2011; trad. portugaise : Os Portugueses, Clube de Autor, Lisbonne, 2011, p. 149.
- ↑ Y. Léonard, Salazar, op. cit., p. 397.
- ↑ Sur ce point, cf., outre les informations fournies par Léonard, l’ouvrage très érudit de Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012.
- ↑ Cette biographie est en grande partie tirée de l'article d'Axel Courlande (cf. Bibliographie).