Jean-François Revel

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Jean-François Revel, né Ricard le 19 janvier 1924 à Marseille et mort le 30 avril 2006 au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), était un journaliste et essayiste français, de tendance libérale.

Jean-François Revel

Biographie

Né en 1924 à Marseille dans une famille originaire du Jura, mort en 2006, Jean-François Revel, dont le vrai patronyme était Ricard (on comprend qu’il ait vite choisi un pseudonyme pour faire carrière dans le monde de l’édition et de la presse écrite et radiophonique), est un personnage tombé dans un certain oubli. Lorsque son nom refait surface aujourd’hui, c’est souvent en lien avec celui de l’un de ses enfants, Matthieu Ricard, né en 1946 et qui, après un doctorat en génétique, est devenu moine bouddhiste, traducteur depuis le tibétain vers le français et l’anglais, enfin interprète, depuis 1989, du dalaï-lama. Si l’on ajoute que Revel se remaria en 1967 avec Claude Sarraute (fille de Nathalie Sarraute, égérie du Nouveau Roman), qui exerça comme journaliste au quotidien Le Monde de 1953 à 1986, avant de participer à l’émission de radio Les Grosses Têtes de Philippe Bouvard, puis à celles de Laurent Ruquier ; que Revel lui-même fut directeur de L'Express de 1978 à 1981, puis chroniqueur au Point de son ami Claude Imbert à partir de 1982, enfin éditorialiste à Europe 1 de 1989 à 1992 et à RTL de 1995 à 1998, on peut être surpris. Les choses, en réalité, sont bien plus compliquées : si Revel fut à tous égards un homme en cour et en vue du Système, un défenseur assez conforme de la démocratie libérale, il fut aussi un analyste lucide et pénétrant de quelques tares profondes de la société française, un intraitable anticommuniste de choc, un contempteur inlassable de la catastrophique et étouffante dictature intellectuelle de la gauche. Il fut enfin — on est parfois tenté de dire : surtout — un écrivain très talentueux, dont le style justifie pleinement qu’on le lise encore, ou bien, pour les plus jeunes, qu’on le découvre.

Un normalien entre Philippe Pétain et Raymond Aubrac

Revel passe son enfance et son adolescence à Marseille, dans une famille aisée de la classe moyenne-supérieure qui possède une vaste villa confortable. Courtier en graines oléagineuses, son père est un homme de droite, dont les relations — des commerçants et de petits industriels — sont des hommes qui, en dépit d’un métier souvent prenant, trouvent le temps de se cultiver de manière libre et indépendante, ce qui inspire à Revel, dans ses mémoires, la réflexion suivante : « …chez les non-professionnels de la culture, les membres de la “société civile” qui produit, achète, vend ou soigne, j’ai le sentiment que le goût de l’exploration personnelle s’est réduit, et qu’a diminué la curiosité vraie, celle qui lance ses filets vers des poissons plus lointains et moins triviaux que ceux apportés à la criée par la dernière marée »[1].

À l’époque, nous dit en effet Revel, « le lecteur de base parlait d’un auteur parce qu’il l’avait lu ou il n’en parlait pas. Car la “communication” n’était pas là pour lui fournir de quoi en parler sans l’avoir lu. »[2]. Tout courtier qu’il est, le père du futur écrivain lui fait découvrir Apollinaire, Max Jacob, Cendrars, ou encore Courteline, Alphonse Allais et Paul Morand. Élève brillant, Revel, qui a choisi la philosophie, est reçu à l’École normale supérieure de Lyon en 1943. Depuis décembre 1942, il est entré dans la Résistance, contrairement à son père qui, pétainiste convaincu et sincère, finira même par appartenir au Service d’ordre légionnaire (SOL), puis sera jugé en 1945, avant de voir son cas se solder par un non-lieu. C’est que Revel, qui a été nommé, malgré son jeune âge, chargé de mission au Commissariat de la République de la région Rhône-Alpes, est allé demander aux nouvelles autorités de se montrer clémentes envers son père. Il raconte dans ses mémoires avoir été reçu de manière glaciale par Raymond Aubrac (né René Samuel dans une famille de riches commerçants juifs de Dijon), lequel serait cependant intervenu de manière décisive en faveur du père, par égard pour l’activité de résistant du fils. Une intervention qui pesa peut-être lourd dans la suite de la carrière de Revel. Dans ses mémoires, celui-ci donne d’Aubrac une image qui s’accorde difficilement avec le résistancialiste sectaire et acharné (contre René Hardy, notamment) que demeura jusqu’à la fin de sa vie celui qui avait été nommé commissaire de la République à Marseille fin 1944. Revel écrit : « Ainsi cet homme que De Gaulle méprisait pour son incapacité administrative, que les Marseillais avaient surnommé “Aubracadabrant” en raison de sa gestion chaotique de la ville et de la région, que l’on classait comme un ventriloque des communistes […] avait accompli en faveur d’un jeune inconnu auquel ne le liait aucun passé […] un geste généreux, dénué de tout calcul intéressé, comme de toute perspective de réciprocité. »[3]

Pourtant, toujours dans ses mémoires, Revel, parvenu, il est vrai, au soir de sa vie, et ne courant plus alors aucun risque, multiplie les remarques acerbes ou moqueuses sur la Résistance, évoquant, au sein de celle-ci et dans les derniers mois de l’Occupation, « les luttes et rivalités dans la course aux places, aux sièges, aux portefeuilles futurs »[4], ou encore ce défilé à Marseille à l’occasion de la visite du général De Gaulle : les cinq cents combattants dénombrés le jour de la libération de la ville sont devenus, pour parader sur la Canebière, cinq mille trois semaines plus tard…[5] Concernant Lyon, cette fois, il évoque des « résistants de septembre » qui avaient décidé de lyncher Maurras, incarcéré à la prison Saint-Paul le 8 septembre 1944, et parle à leur sujet d’« une horde qui me parut aussi avinée qu’elle était dépenaillée »[6].

Découverte précoce des États-Unis

Au sortir de la guerre, Revel commet la grosse erreur, selon ses propres dires, de se marier trop tôt, dès 1945, et d’avoir très vite à charge deux enfants et une épouse. Il va en garder « une aversion définitive pour l’incertitude du lendemain, ce qu’on appelle, dans le jargon administratif moderne, la “précarité”, plus exterminatrice de la liberté personnelle que l’“esclavage” de l’emploi fixe »[7]. Je mentionne ce point, qui peut paraître secondaire, mais sur lequel je reviendrai, car je soutiens l’hypothèse que la peur de manquer, pour un homme élevé dans le confort bourgeois, joua un rôle non négligeable dans l’itinéraire de Revel. Celui-ci se voit donc contraint d’interrompre ses études. Muni de son seul diplôme d’études supérieures de philosophie, il décide d’aller enseigner à l’étranger, acceptant des postes sans prestige mais bien rémunérés, comme tous les emplois liés à l’expatriation. Ce sera donc Tlemcen en 1947-48, puis Mexico (janvier 1950-octobre 1952), et enfin Florence, à l’institut français de cette ville, où il exerce de novembre 1952 à juillet 1956. Revel achèvera en fait son cursus, avec l’agrégation de philosophie, six ou sept ans plus tard que prévu.

En route pour Mexico et ensuite durant sa période mexicaine, il découvre précocement les États-Unis, qu’il aura l’occasion, plus tard, de parcourir de long en large. La connaissance directe et approfondie, si rare chez les Français, des réalités états-uniennes, jointe à sa fréquentation au Mexique de quelques spécimens très représentatifs de l’obsession antiyankee, et, plus tard, du Vénézuélien Carlos Rangel[8], dont il fera traduire un livre iconoclaste sur le tiers-mondisme latino-américain, vont alimenter très tôt chez Revel un mépris abyssal de la gauche d’Amérique centrale et du Sud, et de ses soutiens français. Voici par exemple ce qu’il écrit au sujet des peintres “muralistes” mexicains, tous communistes mais pourtant admirés par le Suisse Armin Mohler, auteur d’un ouvrage de référence sur la « Révolution conservatrice » allemande, et, à travers lui, par un Alain de Benoist, au fil des ans de plus en plus sensible au charme des sirènes venues de l’Est : « Des trois peintres célèbres de l’école dite “fresquiste” mexicaine, l’un, José Clemente Orozco, venait de mourir. Mais j’eus plusieurs laborieuses conversations avec les deux autres, Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros. […] Tous deux nationalistes staliniens, ces révolutionnaires gorgés de commandes et de prébendes bourgeoises souillaient les bâtiments publics de murales pompiers, bâtards de l’emphase expressionniste et de la vulgarité réaliste-socialiste. »[9]

À partir des années 1960, Revel ne cessera de fustiger l’antiaméricanisme rabique, ignare, de la gauche française, laquelle, « composée en large partie de christo-marxistes […] se signait à la seule mention des États-Unis » [10]. Pour lui, cette gauche totalement aveugle qui, à l’instar d’un Jean Cau à droite, magnifie Ernesto “Che” Guevara en héritier romantique des libertadores du XIXᵉ siècle au lieu de le lire, tout simplement, pour prendre conscience de son léninisme impitoyable, n’est qu’une « grande spécialiste de la révolution par procuration », tout juste bonne, après sa déconfiture de Mai-68, à chercher « dans le Nouveau Monde latin une succursale du Quartier latin »[11]. Dans son livre politique le plus courageux, Revel ira même jusqu’à affirmer ceci : « N’oublions jamais en effet qu’en Europe comme en Amérique latine, la certitude d’être de gauche repose sur un critère très simple, à la portée de n’importe quel arriéré mental : être en toutes circonstances, d’office, quoi qu’il arrive et de quoi qu’il s’agisse, antiaméricain. » [12]

On pourrait être tenté de trouver ces lignes très excessives. Mais il suffit, pour se convaincre du contraire, de rappeler comment sont qualifiés depuis longtemps les présidents américains, tant par les aboyeurs d’extrême gauche que par ceux d’extrême droite. Même si l’on peut, à bon droit, être très critique avec beaucoup d’aspects de la culture, de la politique, des modes et des mœurs états-uniennes, la vérité, c’est qu’avec l’antiaméricanisme français en particulier, l’insulte ou le sarcasme tient lieu d’argument : Harry Truman n’était qu’un « marchand de cravates du Missouri », Richard Nixon (après le Watergate) rien d’autre que « Dicky le roublard », Jimmy Carter un « vendeur de cacahuètes », Ronald Reagan un « acteur de série B », George W. Bush un « cow-boy texan ». À date plus récente, rien n’a changé, avec Donald Trump, dit « La Mèche », et Joe Biden « le sénile ».

Culte français du diplôme et foire aux vanités chez les universitaires et les artistes

De retour en France après son long séjour florentin, durant lequel il a été tenté de s’orienter vers la critique d’art[13], Revel enseigne la philosophie dans plusieurs lycées, d’abord à Lille puis à Paris, de 1957 à 1963, avant de quitter pour toujours l’Éducation nationale cette dernière année. Il a déjà commencé à travailler pour plusieurs éditeurs (Julliard, Laffont, Jean-Jacques Pauvert), et va bientôt être tenté par le journalisme. Tout en sachant ce qu’il doit à sa formation pour l’ouverturede certaines portes[14], il dénoncera plus tard le culte français du diplôme et certaines formes de corporatisme dans les milieux dits savants, tout en les rattachant de manière très pénétrante à des tendances lourdes et profondes de la société française, qui font de celle-ci une société tellement difficile à réformer. Lui-même agrégé, Revel a toujours refusé, par exemple, d’adhérer à la Société des agrégés, « tant j’ai connu —écrit-il — de bons professeurs qui ne l’étaient pas et de mauvais qui l’étaient »[15]. Il ajoute : « L’amour des clôtures est fort vivace en France. Cette prépondérance des domaines réservés […] tient à ce que la civilisation française respecte les situations plus que les talents ou du moins encense les talents à condition qu’ils soient nantis d’un office. Au rebours des qualités d’originalité et de liberté de jugement qu’elle s’attribue à elle-même, la masse française, comme l’élite, réserve son estime aux détenteurs de places étiquetées et de fonctions cataloguées. Elle la mesure chichement au mérite, aux capacités, à l’intelligence inclassables qui n’occupent pas une position de pouvoir. »[16]

Après la critique des castes universitaires fermées et fonctionnant trop souvent au copinage, telles de petites féodalités caricaturales, Revel s’est attaqué avec brio au culte de l’artiste moderne, et plus spécialement au culte des artistes dits visuels ou plastiques (peintres, photographes, sculpteurs). Il savait de quoi il parlait, pour en avoir fréquenté beaucoup et en raison de sa vaste culture en histoire de l’art. Devenue en Europe, à partir de la fin du XVIIIᵉ siècle et parallèlement à la montée en puissance de la bourgeoisie, un succédané de la religion déclinante, et, parfois, un élément de l’identité nationale, avant de connaître, au XIXᵉ siècle, un processus d’institutionnalisation, puis, au XXᵉ siècle, une profonde américanisation, la peinture a peu à peu donné lieu à un type humain volontiers “énorme”, à l’égocentrisme démesuré, dont l’existence se doit d’être toujours vécue à l’enseigne du chaos et de la “transgression”, un être dont la créativité est censée, par principe, ne pas pouvoir s’exprimer sans le recours à toutes sortes d’excès, à commencer bien sûr par une sexualité débridée (voir la réputation de Picasso, toujours présenté et exalté comme un faune particulièrement lubrique jusqu’à un âge avancé) : donc un type humain totalement opposé à ce qu’était, par exemple, l’artifex médiéval[17].

Tout en reconnaissant que les peintres modernes sont volontiers « expansifs, hospitaliers, souvent habiles cuisiniers, très prompts sur le coup de rouge, sociables », Revel relève chez eux un trait « qui ne souffre aucune exception », à savoir « l’obsession fixe de soi-même[18] ». « Comparé au leur, le culte du moi des gens de lettres est une jachère négligée. […] On s’aperçoit vite […] que leur enthousiasme amical, leur ardente affection, l’admiration qu’ils déclarent vous porter, tout en pouvant être très sincères, ne les écartent que très provisoirement de leur unique sujet, eux-mêmes […]. Leur pensée fonctionne comme les petits chemins de fer en circuit fermé des fêtes foraines. »[19]

Tentation totalitaire et procès inachevé du communisme

Tout en se disant libéral par les idées et homme de gauche par la sensibilité et la formation, Revel, anticommuniste de toujours, a cru comme beaucoup que la chute du Mur de Berlin et la fin du régime soviétique en Russie allaient déboucher sur le procès universel du communisme et sur sa disparition. Mais il a bientôt déchanté, en bon connaisseur qu'il était du poids considérable de l’intelligentsia communiste ou philocommuniste en Europe de l’Ouest, et plus particulièrement en France. Il a ainsi résumé le phénomène :

« L’ultime décennie du vingtième siècle aura vu se déployer une vigoureuse contre-offensive des politiques et des intellectuels de l’ancienne gauche, en vue d’effacer et d’inverser les conclusions qui, en 1990, avaient paru découler à l’évidence de l’effondrement du communisme et, plus généralement, des échecs du socialisme. »[20]

On a en effet assisté, après la parution et le succès pourtant impressionnant d’ouvrages comme Le Passé d’une illusion (1995) de François Furet et le Livre noir du communisme (1997, sous la direction de Stéphane Courtois), à ce que Revel a appelé avec beaucoup d’à-propos la « Grande Parade » de la vieille gauche française, à entendre dans les deux sens du verbe “parer”. Pour parer le coup infligé par les événements et les deux livres à succès, pour esquiver la botte adverse, elle a fait parade, étalage de ses “ornements” encore susceptibles de tromper : les bonnes intentions initiales du projet communiste, la pureté intrinsèque à la mentalité progressiste, le sentimentalisme du combat pour les « damnés de la terre », la valeur impérissable de l’utopie.

Bien conscient de la différence séparant le livre de Furet de l’effarant bilan criminel dressé par Courtois et ses collaborateurs, Revel revient donc à la charge, en insistant sur le fait que, d’un ouvrage à l’autre, « nous passons de l’admonestation paternelle à la cour d’assises »[21]. Le communisme, en effet, ce fut bien plus et bien pire qu’une “illusion”, regardée ou non comme “généreuse”. Ce fut un crime : avoir été communiste, c’est « avoir été soit coauteur soit complice d’un crime colossal contre l’humanité »[22], et même du « plus long crime contre l’humanité de notre siècle, et du plus largement éparpillé sur la planète[23] ».

Fidèle à la dénonciation de cette « tentation totalitaire » qui l’a très tôt occupé[24] et dans laquelle il voit « une constante de l’esprit humain », au moins depuis Platon, le premier des grands utopistes, Revel l’associe étroitement à la forme de pensée idéologique, « mélange indissociable d’observation de faits partiels, sélectionnés pour les besoins de la cause, et de jugements de valeur passionnels, manifestation du fanatisme et non de la connaissance »[25].

Incapable de probité philologique et même de probité tout court, l’idéologue manipule et trafique à sa guise tous les textes, y compris ceux dont il se réclame, si cela est censé servir la cause. L’idéologie est contraire à toute pensée libre car elle est toujours collective, étrangère à la réflexion du penseur solitaire dans son cabinet de travail, et a pour but, avant tout, de pousser à l’action. Elle satisfait aussi quelques-uns des penchants les plus bas de la nature humaine : le besoin de tyranniser les autres, au sommet, en même temps que le désir masochiste d’autopunition, à la base. Quant à l’utopie, elle est la clef de voûte de toute cette malhonnêteté intellectuelle : avec elle, en effet, c’est « la déconnexion entre les intentions et les actes »[26] qui est légitimée, au nom de la « preuve par le futur » qui exonère de toute responsabilité : le présent n’est que sang et abjection, mais rassurez-vous, bonnes gens, l’avenir radieux nous attend ! Au final, le pire bilan du communisme c’est peut-être la perversion intellectuelle profonde qu’il a inoculée à tous ceux qu’il a contaminés et qu’il laisse derrière lui comme un poison qui s’insinue partout dans la société.

National-socialisme, communisme et question juive : le strabisme de Revel

Esprit anticonformiste à bien des égards, on l’a vu, Revel, qui avait ses entrées dans les allées ou dans les marges du pouvoir (il connut fort bien Mitterrand à l’époque de la Convention des institutions républicaines, ce parti politique fondé en 1964, et fait état, dans ses mémoires d’un dîner en 1993 chez le Premier ministre Édouard Balladur qui l’avait invité)[27], se montre nettement moins hardi, c’est un euphémisme, lorsqu’il compare et rapproche, pour mieux défendre la démocratie libérale, national-socialisme et communisme. On sait que cette comparaison est également le fait de certains contre-révolutionnaires et conservateurs, catholiques ou non. Il ne s’agit pas ici d’insinuer qu’elle est, en soi, illégitime, mais de souligner que, pour être efficace, elle doit être menée sur des bases solides. Or, dans La Grande Parade, le seul chapitre vraiment faible est le chapitre VII, « Les origines intellectuelles et morales du socialisme », dont la lecture incite à penser soit qu’il a été bâclé, soit que Revel y a maladroitement laissé s’exprimer sa mauvaise foi. En effet, celui-ci se réfère à de nombreuses reprises au Junker prussien Hermann Rauschning et à ses deux livres parus en traduction française en 1939, à savoir La Révolution du nihilisme et Hitler m’a dit. Le problème, c’est qu’à l’époque de la sortie de La Grande Parade, ces ouvrages, et en particulier le second, étaient déjà largement discrédités aux yeux des historiens sérieux. Je ne parle pas ici des historiens révisionnistes, mais de bon nombre d’historiens “officiels” : ainsi de Ian Kershaw, biographe de Hitler, qui refuse de s’appuyer sur le “témoignage” de Rauschning, dont il est aujourd’hui établi qu’il ne rencontra Hitler, avant ou après le 30 janvier 1933, qu’à quatre reprises et jamais seul à seul. En réalité, « Hitler ne lui a jamais rien dit » d’important sur ses convictions profondes, et tout ce qu’a écrit Rauschning n’est, pour l’essentiel, que baratin et forgerie.

Revel pratique aussi l’amalgame : il range parmi les précurseurs du national-socialisme Ernst Jünger (!), dont il prétend à tort qu’il eut une période “nationale-bolchevique”, et son ami Ernst Niekisch, qui, lui, fut effectivement le principal représentant du national-bolchevisme allemand. Mais Revel paraît ignorer, ou bien feint d’ignorer, que les positions très hostiles à Hitler de Niekisch, exprimées dès 1930 dans une revue au titre parlant, Widerstand [Résistance], lui valurent ensuite de passer douze ans en camp de concentration et d’en sortir, en 1945, quasiment aveugle et avec une santé délabrée ! De manière toujours aussi légère, Revel s’empresse de citer des extraits de La Question juive, cet écrit de jeunesse de Marx, pour faire croire que celui-ci était, à l’instar de Proudhon ou de Bakounine, réellement antisémite. Il cite encore des passages de Marx et d’Engels ouvertement racistes sur les peuples de couleur, comme si la chose n’était pas d’une très plate banalité au XIXᵉ siècle, y compris, voire surtout chez les auteurs « de gauche » exaltant le progrès apporté par la démocratie occidentale à tous les “sauvages” arriérés.

En ce qui concerne quelques tabous de notre temps, Revel a le courage de dénoncer « le tabou d’origine jacobine qui a longtemps refusé la “mémoire” » au génocide vendéen, qu’il qualifie de « fort mémorable »[28]. Il a des mots très justes sur ce que Alain Besançon appelait l’“hypermnésie” des crimes nazis et l’“amnésie” des crimes communistes, et remet en cause lui aussi la valeur d’une « mémoire tronquée » : « “Mémoire” et “crimes nazis” — écrit-il — sont donc désormais deux termes interchangeables. Il en ressort que le “devoir de mémoire”, lié au nazisme par une relation exclusive, est un devoir d’oubli pour tout le reste. »[29]. Mais lorsqu’il s’agit du tabou par excellence, le ton, comme par hasard, change et se veut tout de suite plus solennel :

« Je considère, pour ma part, comme un devoir moral et une obligation éducative que le judéocide soit sinon “sacralisé” et “orchestré”, du moins scrupuleusement et constamment remémoré. Il me répugne, en revanche, qu’il puisse servir de bouclier destiné à empêcher le rappel des autres génocides »[30].

Mais la plus grande faiblesse de Revel, c’est qu’il veut nous faire croire, en bon libéral, que le fascisme et le national-socialisme ne furent pas les vrais ennemis du communisme. Celui-ci n’aurait qu’un ennemi : la démocratie, la vraie ligne de partage de l’histoire du XXᵉ siècle passant entre les régimes totalitaires et les démocraties libérales. On s’étonne (?) qu’un esprit aussi informé que lui n’ait pas jugé opportun de faire allusion aux nombreuses formes d’alliance entre le totalitarisme communiste et la démocratie libérale par excellence, la démocratie anglo-saxonne, non seulement pendant la Seconde Guerre mondiale, mais même après la défaite du monstre “nazifasciste”, comme aimaient à dire les staliniens italiens : ainsi des massacres anti-italiens de 1945 et 1946 perpétrés à Trieste et en Istrie par les titistes, sous le regard “neutre” des soldats britanniques qui restèrent, bien sûr, l’arme au pied ; ainsi encore de la passivité complice des Britanniques devant les massacres titistes, commis en mai 1945 autour de la ville autrichienne de Bleiburg, puis en Slovénie et en Croatie, de plusieurs centaines de milliers de Croates[31].

Le libéralisme comme moindre mal

Libéral plus pragmatique que doctrinaire, Revel s’est un jour risqué à cette définition :

« Peut-être le libéralisme n’est-il somme toute que l’ensemble confus des résistances de l’humanité aux idées fixes persistantes qui tendent à la purifier en l’asservissant. »[32]

Cette définition très générale et très floue renvoie cependant à une constante chez Revel : sa phobie de toute société “idéocratique”. Ici, une société libre est une société qui ne propose à ses membres aucun idéal de vie, au nom de l’État-minimal, contraire de l’État éducateur ou “État-Pygmalion”. La définition de Revel évoque en fait un libéralisme “pur”, qui, partout et toujours, pourrait s’exercer en faisant abstraction, par exemple, de restes de mentalité précapitaliste (religieuse, etc.). Or, ce n’est nulle part le cas. Glissant de plus en plus vers une certaine droite, Revel en était arrivé à faire l’éloge de Reagan, avant tout parce que ce libertarien avait énoncé : « L’État n’est pas la solution, c’est le problème. » Avec d’autres, il semblait croire que libéralisme politique, libéralisme économique et libéralisme sociétal vont toujours de pair. Or ce n’est pas le cas : Reagan n’était pas seulement un libertarien, c’était aussi un conservateur rugueux qui avait refusé en 1964 de signer le Civil Rights Act contre la ségrégation raciale et qui déclara quelques années plus tard, à propos des étudiants radicaux de la contre-culture californienne : « Ils agissent comme Tarzan, ressemblent à Jane et puent comme Chita ! » Autant de traits que jamais Revel n’aurait pu avaliser…

Plaisirs de ce monde et retrait du sage

Gros mangeur et gros buveur[33], Revel, qui fut aussi un critique gastronomique, a incarné une figure de sceptique jouisseur, derrière un masque plutôt austère. Il est permis de penser qu’avec le nombre de casquettes qu’il portait, l’argent lui tombait de tous les côtés, donc qu’il put rapidement assouvir son désir de mener, sur le plan matériel, grand train. Il fut reçu à l’Académie française le 19 juin 1997, mais je doute que cet esprit fin et très cultivé ait vraiment sacrifié à la foire aux vanités. Il était trop désabusé pour cela. Il laisse le souvenir d’un grand journaliste, d’un polémiste redoutable, d’un essayiste inégal mais parfois brillant. Pourtant, je crois que sa réussite mondaine presque totale a étouffé sa vraie vocation, celle d’un authentique philosophe. Revel semble d’ailleurs en avoir fait l’aveu, avec un bonheur d’écriture si rare que je ne peux pas ne pas le citer au terme de cet article :

« Après tout, les philosophies dont j’avais été nourri, qu’enseignaient-elles, sinon les techniques de la maîtrise de soi, la méfiance à l’égard des ambitions séculières, le refus de participer aux querelles de la Cité pour le pouvoir et la gloire, l’art du sage de passer inaperçu dans la foule et d’échapper au flux et au reflux de ses imprévisibles passions ? La philosophie de mon temps avait tourné le dos à cette subtile décoction de l’accomplissement personnel. Qu’il fût marxiste ou existentialiste, le courant dominant prescrivait l’“engagement” de l’“intellectuel” dans les affaires du monde, une conception collectiviste de l’accomplissement et utilitariste de la vérité, le sacrifice de la probité à la propagande. »[34]

Jean-François Revel a fini par sacrifier lui aussi, en quelque façon, sa probité aux plaisirs de ce monde.

par Axel Courlande

Publications

  • Pourquoi des philosophes, Julliard, 1957
  • Ni Marx ni Jésus: de la seconde révolution américaine à la seconde révolution mondiale, Laffont, 1970
  • La Tentation totalitaire, Paris, Laffont, 1976
  • Le Moine et le Philosophe, dialogue avec son fils Matthieu Ricard, 1997
  • L'Obsession anti-américaine, Plon, 2002
  • Mémoires, édition intégrale, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2018 (posthume), 896 p.

Bibliographie

  • Philippe Boulanger, Jean-François Revel ou la démocratie libérale à l’épreuve du XXᵉ siècle, Les Belles Lettres, 2014.
  • Axel Courlande, « Jean-François Revel (1924-2006) : libéral conforme, mais ennemi de l’intelligentsia », in : Rivarol, no 3546, 21.12.2022[35]..

Notes et références

  1. Jean-François Revel, Mémoires. Le Voleur dans la maison vide, Plon, 1997, p. 46 ; 2e éd. : Pocket, 1998. Ces mémoires serviront ici de fil conducteur. À la différence de tant d’autres qui relèvent trop souvent du numéro d’égocentrisme ou de la justification a posteriori, les siens ont paru bien plus honnêtes et conformes à cet aveu courageux fait en ouverture : « Mais il n’est guère de jour où […] je ne pousse un rauque gémissement de repentir et de honte. C’est que revient me mordre le souvenir d’une bêtise fatale, d’une réaction vulgaire, d’un mensonge dégradant, d’une fanfaronnade ridicule dont je me suis rendu coupable, jadis, naguère ou avant-hier » (ibid., p. 11).
  2. Ibid., p. 46.
  3. Ibid., p. 145.
  4. Ibid., p. 84.
  5. Voir ibid., pp. 141-142.
  6. Ibid., p. 133.
  7. Ibid., p. 203.
  8. Cf. Carlos Rangel, L’Occident et le Tiers monde, Robert Laffont, 1982. Revel était entré chez Laffont en 1965 et devait y « rester pendant onze ans comme directeur de collection et davantage comme auteur de la maison », ainsi qu’il l’écrit dans ses Mémoires, op. cit., p. 251.
  9. J.-F. Revel, Mémoires, op. cit,, p. 237.
  10. Ibid., p. 347.
  11. Ibid., p. 435. Sur l’engouement pour le “Che” dans les rangs d’une certaine droite radicale européenne, cf. l’ouvrage de Philippe Baillet, L’Autre Tiers-mondisme, des origines à l’islamisme radical, Akribeia, Saint-Genis-Laval, 2016, pp. 27-34.
  12. J.-F. Revel, La Grande Parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste, Plon, 2000 ; 2e éd. : Pocket, 2001, p. 17.
  13. On trouve des traces du jugement très sûr de Revel en matière artistique dans le recueil de ses écrits sur l’art : cf. L’Œil et la connaissance, Plon, 1998. Des années 1950 date son livre sur l’Italie, rempli de remarques très fines sur la culture et le caractère italiens : cf. Pour l’Italie, René Julliard, 1958.
  14. À propos du début des années 1950 pour sa carrière, Revel reconnaît avec franchise que « rien de ce qui suivit ne se serait déroulé pour moi de façon aussi heureuse, rapide et facile sans la fraternité normalienne » (Mémoires, op. cit., p. 200).
  15. J.-F. Revel, Mémoires, op. cit., p. 261.
  16. Ibid.
  17. Sur cette évolution, je renvoie à une remarquable série d’articles parus dans la revue annuelle Sparta des éditions Aidôs (diffusion Akribeia) : cf. Raimondo Strassoldo, « L’entrée dans l’art moderne et contemporain » (n°1, 2020), « L’américanisation et l’institutionnalisation de l’art contemporain » (n°2, 2021) et « Le système social de l’“art d’avant-garde” et son fonctionnement en mode cybernétique » (n°3, 2022). L’auteur est un sociologue italien qui a enseigné aux universités de Trieste et d’Udine.
  18. J.-F. Revel, Mémoires, op. cit., p. 339.
  19. Ibid.
  20. J.-F. Revel, La Grande Parade, op. cit., p. 9.
  21. Ibid., p. 90.
  22. Ibid., p. 91
  23. Ibid., p. 26.
  24. Voir son ouvrage La tentation totalitaire, paru chez Robert Laffont en 1976.
  25. Comme écrit, paraphrasant Revel, Philippe Boulanger, Jean-François Revel ou la démocratie libérale à l’épreuve du XXᵉ siècle, Les Belles Lettres, 2014, pp. 78-79.
  26. Revel dans Le Point du 14 janvier 1995 ; cité par Ph. Boulanger, op. cit., p. 122.
  27. Cf. J.-F. Revel, Mémoires, op. cit., p. 64.
  28. Id., La Grande Parade, op. cit, p. 137.
  29. Ibid., p. 138.
  30. Je cite ici la 1re édition de La Grande Parade : Plon, 2000, p. 130.
  31. Cf. à ce sujet l’étude très informée de Christophe Dolbeau, « Bleiburg, démocide yougoslave », Tabou, n° 17, 2010, pp. 7-26.
  32. Dans le Point du 11 mars 1985 ; cité par Ph. Boulanger, Jean-François Revel, op. cit., pp. 40-41
  33. L’alcoolisme de Revel est reconnu sans détour par son biographe Ph. Boulanger : cf. Jean-François Revel, op. cit ., pp. 424-425.
  34. J.-F. Revel, Mémoires, op. cit., p. 157.
  35. La section Biographie de cette entrée est en grande partie reprise de cette article.