Gibelin

De Metapedia
Aller à : navigation, rechercher
Le Jugement dernier (détail), Giotto. En 1301, Dante Alighieri (ici au milieu) est banni de Florence en tant que Guelfe Blanc ; il mourra en exil à Ravenne en 1321 sans avoir revu sa patrie.
Par Gibelin est désigné un partisan de l'empereur (du Saint-Empire romain germanique), par opposition aux partisans du pape, les Guelfes. Si l'affrontement de ces deux factions dans l'Italie du XIIe et XIIIe siècle manifeste d'une certaine manière un signe avant-coureur du lent processus de sécularisation qui marquera l'entrée dans la Modernité, il est aussi préfigurateur des luttes intestines qui freinent toute authentique unité européenne.

Contexte

L’origine de ces termes relatifs à ces deux factions en lutte n’est pas italienne mais germanique. « Gibelin » (de Waiblingen, château des Hohenstaufen) rallie ceux en faveur de la maison impériale, « Guelfe » est le nom italianisé d’une famille féodale de Bavière (les « Welfs ») hostile à la maison impériale et pour cette raison favorable à un accord avec la papauté. Weiblingen et Welfen, ayant été donnés pour cri de guerre dans la bataille de Weinsberg (1140), servirent plus tard à désigner les deux partis ennemis, dits Gibelins et Guelfes.

Mais en Italie, le conflit entre Gibelins, défenseurs de la suprématie politiques des Empereurs, et Guelfes, partisans de l’autorité papale, est devenu le prétexte à un affrontement entre Nobles et Bourgeois sur horizon de rivalités et convoitises régionales et étrangères. Empire et Papauté représentent donc des prétextes d’alliance plus que des Causes noblement embrassées pour elles-mêmes.

Dante

Le poète florentin Dante vit douloureusement ce climat de lutte sociale et d’hostilité générale. La Cité-État italienne de Florence a déjà été quelques années aux mains des Gibelins avant que ceux-ci n'en soient définitivement évincés en 1266. Mais le parti des Guelfes s'est alors scindé alors entre Blancs et Noirs : les noirs reconnaissent à la hiérarchie papale une autorité dans les affaires temporelle ; les Blancs sont plus proches d’une conception républicaine du pouvoir. C’est comme Blanc que Dante entre sur la scène politique où il y fait l’expérience du pouvoir et de ses revers. Mais à vrai dire il reste véritablement gibelin, en témoigne le De Monarchia qui distingue (sans séparer) spirituel et temporel et plaide pour une rénovation impériale.

Repères historiques

Lorsque l’on examine l’histoire politique européenne, on constate rapidement que l’Europe a été le lieu où se sont élaborés, développés et affrontés 2 grands modèles de politie, d’unité politique : la nation, précédée par le royaume, et l’Empire.

Mais rappelons d’abord quelques dates. Romulus Augustule, dernier empereur de l’Occident latin, est déposé en 475. Seul subsiste alors l’empire d’Orient. Cependant, après le démembrement de l’empire d’Occident, une nouvelle conscience unitaire semble se faire jour en Europe occidentale. Dès 795, le pape Léon III date ses bulles, non plus du règne de l’empereur de Constantinople, mais de celui de Charles, roi des Francs et patricien des Romains. Cinq ans plus tard, le jour de Noël de l’an 800, Léon III dépose à Rome la couronne impériale sur la tête de Charlemagne. C’est la première renovatio de l’Empire. Elle obéit à la théorie du transfert (translatio imperii), selon laquelle l’empire ressuscité en Charlemagne continue l’empire romain, mettant ainsi un terme aux spéculations théologiques inspirées de la prophétie de Daniel, qui laissaient prévoir la fin du monde après la fin du quatrième empire, c’est-à-dire après la fin de l’empire romain, celui-ci ayant lui-même succédé à Babylone, à la Perse et à l’empire d’Alexandre.

La renovatio de l’Empire rompt du même coup avec l’idée augustinienne d’une opposition radicale entre civitas terrena et civitas Dei, qui avait pu donner à penser qu’un empire chrétien n’était qu’une chimère. Léon III inaugure une stratégie nouvelle : celle d’un empire chrétien, où l’empereur serait le défenseur de la cité de Dieu. L’empereur tient alors ses pouvoirs du pape, dont il reproduit dans l’ordre temporel les pouvoirs spirituels. Toute la querelle des investitures, on le sait, sortira de cette formulation équivoque, qui fait de l’empereur un sujet dans l’ordre spirituel, mais le place en même temps à la tête d’une hiérarchie temporelle dont on affirmera bientôt le caractère sacral.

Le traité de Verdun (843) ayant consacré le partage de l’empire des Francs entre les 3 petits-fils de Charlemagne, Lothaire Ier, Louis le Germanique et Charles le Chauve, le roi de Saxe Henri Ier est à son tour couronné empereur en 919. L’Empire devient ainsi plus nettement germanique. Après la dislocation de la puissance carolingienne, il est à nouveau restauré en 962 au profit du roi Otton Ier de Germanie. Il se reconstitue alors au centre de l’Europe avec les Othoniens et les Saliens. Il restera la principale puissance politique en Europe jusqu’au milieu du XIIIe siècle, date à laquelle il se transforme officiellement en Sacrum Romanum Imperium. On ajoutera “de nation germanique” à partir de 1442.

Il n’est évidemment pas question de retracer ici, même à grands traits, l’histoire du Saint-Empire romain germanique. Rappelons seulement que, tout au long de son histoire, il restera un mixte associant 3 grandes composantes : la référence à l’Antiquité, la référence chrétienne et la germanité.

Dans les faits, l’idée impériale commence à se désagréger à la Renaissance, avec l’apparition des premiers États nationaux. Certes, en 1525, la victoire de Pavie, remportée par les forces impériales sur les troupes de François Ier, paraît inverser le cours des choses. À l’époque, l’événement est d’ailleurs considéré comme de première grandeur, et il provoque en Italie une renaissance du gibelinisme. Mais après Charles Quint, le titre impérial n’échoit pas à son fils Philippe, et l’Empire se réduit à nouveau à une affaire locale. À partir de la paix de Westphalie (1648), celuici est de moins en moins perçu comme une dignité, et de plus en plus comme une simple confédération d’États territoriaux. Le processus de déclin durera encore 2 siècles et demi. Le 6 avril 1806, Napoléon achève la Révolution en détruisant ce qui reste de l’Empire. François II abandonne son titre d’empereur romain germanique. Le Saint-Empire a vécu.

À première vue, le concept d’Empire n’est pas facile à cerner, compte tenu des usages souvent contradictoires qui en ont été faits. Dans son dictionnaire, Littré se contente d’une définition tautologique : un empire, écrit-il, est « un État gouverné par un empereur ». C’est évidemment un peu bref. On rappellera surtout que l’Empire, comme la cité ou la nation, est une forme d’unité politique et non, comme la monarchie ou la république, une forme de gouvernement. Cela signifie que l’Empire est a priori compatible avec des formes de gouvernement assez différentes. L’article Ier de la Constitution de Weimar affirmait ainsi que « le Reich allemand est une république ». En 1973, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe n’a pas hésité à rappeler que, de nos jours encore, « le Reich allemand reste un sujet de droit international ».

La meilleure façon de comprendre la réalité substantielle de la notion d’Empire reste sans doute de la comparer à celle de nation ou d’État-nation, celui-ci représentant l’aboutissement d’un processus de formation de la nationalité dont le royaume de France représente en quelque sorte la forme exemplaire.

Au sens actuel du terme, c’est-à-dire au sens politique, la nation apparaît comme un phénomène essentiellement moderne. Nous ne suivrons donc pas Colette Beaune ou Bernard Guenée dans leur thèse, consistant à placer très haut dans le temps la naissance de la nation. Cette thèse, à notre avis, repose sur un anachronisme : elle confond “royal” et “national”, formation de la nationalité et formation de la nation. C’est au compte de la formation de la nationalité qu’il faut porter, par ex., la naissance d’un sentiment d’appartenance excédant le seul horizon natal à l’époque de la guerre contre les Plantagenêts, sentiment qui se renforce pendant la guerre de Cent ans. Mais il ne faut pas oublier qu’au Moyen Âge, le mot “nation” (du lat. natio, naissance) a un sens exclusivement ethnique, et non pas politique : les nationes de la Sorbonne sont seulement des groupes d’étudiants qui parlent une langue différente. Quant au mot “patrie”, qui n’apparaît guère en France qu’avec les humanistes du XVIe siècle (Dolet, Ronsard, Du Bellay), il ne renvoie à l’origine qu’à la notion médiévale de “pays” (païs). Le “patriotisme”, quand il n’est pas simple attachement au sol natal, s’incarne dans la fidélité au seigneur ou l’allégeance à la personne du roi. Le nom même de “France” est relativement tardif. À partir de Charles III, dit le Simple, le titre porté par le roi de France est celui de Rex Francorum. L’expression de rex Franciæ n’apparaît qu’au début du XIIIe siècle, sous Philippe-Auguste, après la défaite du comte de Toulouse au Muret, qui déboucha sur l’annexion des pays de langue d’oc et la persécution des Cathares.

L’idée de nation ne se constitue en fait pleinement qu’au XVIIIe siècle, et singulièrement sous la Révolution. À l’origine, elle renvoie à une conception de la souveraineté professée par les adversaires de l’absolutisme royal. Elle réunit ceux qui pensent politiquement et philosophiquement la même chose, à savoir que c’est “la nation”, et non plus le roi, qui doit incarner l’unité politique du pays. Elle correspond à un lieu abstrait où le peuple peut concevoir et exercer ses droits, où les individus se muent en citoyens. La nation est donc d’abord le peuple souverain en tant qu’il ne délègue au roi, dans le meilleur des cas, que le pouvoir d’appliquer la loi émanant de la volonté générale ; puis les populations qui acceptent l’autorité d’un même État, peuplent le même territoire et se reconnaissent comme membres de la même unité politique ; et enfin cette unité politique elle-même. (C’est pourquoi d’ailleurs la tradition contre-révolutionnaire, si elle exalte le principe monarchique et aristocratique, se garde bien à l’origine de valoriser la nation). L’art. 3 de la Déclaration des droits de 1789 proclame : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Bertrand de Jouvenel ira jusqu’à écrire : « Vue après coup, la marche de la Révolution paraît avoir eu pour but la fondation du culte de la nation ».

Cette brève parenthèse était nécessaire pour bien faire comprendre que lorsque, par commodité de langage, nous opposerons “l’Empire” et la “nation”, nous aurons à l’esprit aussi bien la nation au sens moderne que le royaume d’Ancien Régime qui l’a précédée et à bien des égards préparée.

Qu’est-ce qui distingue fondamentalement l’Empire de la nation ? C’est d’abord le fait que l’Empire n’est pas avant tout un territoire, mais fondamentalement un principe ou une idée. L’ordre politique y est en effet déterminé, non par des facteurs matériels ou par la possession d’une étendue géographique, mais par une idée spirituelle ou politico-juridique. Ce serait donc une erreur de s’imaginer que l’Empire diffère de la nation avant tout par la taille, qu’il est en quelque sorte “une nation plus grande que les autres”. Certes, par définition, un empire couvre une large superficie. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel tient au fait que l’empereur tient son pouvoir de ce qu’il incarne quelque chose qui excède la simple possession. En tant que dominus mundi, il est le suzerain des princes comme des rois, c’est-à-dire qu’il règne sur des souverains, non sur des territoires, qu’il représente une puissance transcendant la communauté dont il a la direction. Comme l’écrit Julius Evola, « l’Empire ne doit pas être confondu avec l’un des royaumes et des nations qui le composent, car il est quelque chose de qualitativement différent, antérieur et supérieur, dans son principe à chacun d’eux » (RCM).

Evola rappelle également que « l’ancienne notion romaine de l’imperium, avant d’exprimer un système d’hégémonie territoriale supranationale, désigne la pure puissance du commandement, la force quasi mystique de l’auctoritas ». La distinction est précisément courante, au Moyen Âge, entre la notion d’auctoritas, de supériorité morale et spirituelle, et celle de potestas, simple pouvoir politique public s’exerçant par des moyens légaux. Dans l’empire médiéval comme dans le Saint-Empire, cette distinction sous-tend la dissociation entre l’autorité propre à la fonction impériale et l’autorité que détient l’empereur comme souverain d’un peuple particulier. Charlemagne, par ex., est d’une part empereur, d’autre part roi des Lombards et des Francs. L’allégeance à l’empereur n’est donc pas soumission à un peuple ou à un pays particulier. Dans l’empire austro-hongrois, la fidélité à la dynastie des Habsbourg constitue encore « le lien fondamental entre les peuples et tient lieu de patriotisme » (Jean Béranger) ; elle l’emporte sur les liens de caractère national ou confessionnel.

Ce caractère spirituel du principe impérial est à l’origine de la célèbre querelle des investitures, qui opposa pendant plusieurs siècles les partisans du pape aux partisans de l’empereur. Privée au départ de tout contenu militaire, la notion d’Empire reçoit dès le début, dans le monde germanique médiéval, une forte imprégnation théologique, née d’une réinterprétation chrétienne de l’idée romaine d’imperium. Se considérant comme les exécuteurs de l’histoire sainte universelle, les empereurs en déduisent que l’Empire, en tant qu’institution “sainte” (Sacrum imperium), a vocation à constituer une puissance spirituelle autonome par rapport à la papauté. Tel est le fondement de la querelle des Guelfes et des Gibelins.

Partisans de l’empereur, les Gibelins s’appuient, pour repousser les prétentions du pape, sur l’antique distinction entre imperium et sacerdotium pour y voir deux sphères d’égale importance, toutes deux instituées par Dieu. Cette interprétation prolonge la conception romaine des rapports entre le détenteur du pouvoir politique et le pontifex maximus, chacun étant supérieur à l’autre dans l’ordre qui lui est propre. Le point de vue gibelin ne consiste donc nullement à asservir l’autorité spirituelle au pouvoir temporel, mais à revendiquer pour le pouvoir impérial, face aux prétentions exclusives de l’Église, une autorité spirituelle égale. Ainsi, pour Frédéric II de Hohenstaufen, l’empereur représente l’intermédiaire grâce à qui la justice de Dieu se répand dans le monde. Cette renovatio, qui fait de l’empereur la source essentielle du droit et lui confère le caractère de “loi vivante sur Terre” (lex animata in terris), contient toute l’essence de la revendication gibeline : l’Empire doit être reconnu, au même titre que la papauté, comme une institution de nature et de caractère sacrés.


« Selon la théologie gibeline, l'Empire était, autant que l'Église, une institution de caractère et d'origine surnaturels, sacrée en sa nature, tout comme le fut, dés le Moyen-Âge, la dignité quasi-sacerdotale du Roi, établie selon un rite qui ne différait que par certains détails du sacre des évêques. C'est pourquoi les Empereurs gibelins, qui incarnaient une idée supranationale universelle, ayant selon une expression caractéristique du temps, le caractère de lex animata in terris, de loi vivante sur terre, s'opposaient aux prétentions hégémonistes du clergé, car, une fois régulièrement investis dans leurs fonctions, ils entendaient n'avoir que Dieu au-dessus d'eux. Leur opposition n'était pas d'ordre seulement politique, ainsi que l’enseigne l’historiographie myope qui sert de base à l’enseignement scolaire : elle exprimait l’antagonisme de deux dignitates qui se réclamaient l’une et l’autre du plan spirituel […] Le gibelinisme, dans son aspect le plus profond, soutenait qu’à travers une vie terrestre conçue comme discipline, combat et service, l’individu peut être conduit au-delà de lui même et tend à sa fin surnaturelle par les voies de l’action et sous le signe de l’Empire, conformément au caractère d’institution “surnaturelle” qui était reconnu à celui-ci »[1].

Le déclin de l’Empire équivaut dès lors avant tout au déclin de son principe et, corrélativement, à sa dérive vers une définition purement terriroriale. L’empire romain germanique ne répond déjà plus à sa vocation quand on tente, en Italie comme en Allemagne, de le lier à un territoire privilégié. Cette idée, notons-le, est encore absente de la pensée de Dante, pour qui l’empereur n’est ni germanique ni italique, mais “romain” au sens spirituel, c’est-à-dire successeur de César et d’Auguste. L’empire au sens vrai ne peut se transformer sans déchoir en “grande nation”, pour la simple raison que, selon le principe qui l’anime, aucune nation ne peut assumer et exercer une fonction supérieure si elle ne s’élève pas aussi au-dessus de ses allégeances et de ses intérêts particuliers. « L’empire, au sens vrai, conclut Evola, ne peut exister que s’il est animé par une ferveur spirituelle […] Si cela fait défaut, on n’aura jamais qu’une création forgée par la violence — l’impérialisme —, simple superstructure mécanique et sans âme » (Sur les prémisses spirituelles de l'empire, 1937).

La nation, au contraire, trouve son origine dans la prétention du royaume à s’attribuer des prérogatives de souveraineté en les rapportant, non plus à un principe, mais à un territoire. On peut en placer le point de départ dans le partage de l’empire carolingien au traité de Verdun. C’est à ce moment en effet que la France et l’Allemagne, si l’on peut dire, entament des destinées séparées. La seconde va rester dans la tradition impériale, tandis que le royaume des Francs ( regnum Francorum), faisant sécession de la germanité, va lentement évoluer vers la nation moderne par le truchement de l’État royal. L’extinction de la dynastie carolingienne date du Xe s. : 911 en Allemagne, 987 en France. Hugues Capet, élu en 987, est le premier roi dont nous savons avec certitude qu’il ne comprenait pas le francique. Il est aussi le premier souverain qui se situe clairement en dehors de la tradition impériale, ce qui explique que Dante, dans sa Divine Comédie, lui fasse déclarer : « Je fus la racine funeste, qui obscurcit de son ombre toute la terre chrétienne ! ».

Au XIIIe et XIVe siècles, le royaume de France se construit contre l’Empire avec Philippe-Auguste (Bouvines, 1214) et Philippe le Bel (Agnani, 1303). Dès 1204, le pape Innocent III déclare que, « de notoriété publique, le roi de France ne reconnaît au temporel aucune autorité supérieure à la sienne ».

Parallèlement à l’instrumentalisation de la légende troyenne, tout un travail de légitimation “idéologique” conduit à opposer à l’Empire le principe de la souveraineté des royaumes nationaux et leur droit à ne connaître d’autre loi que leur seul intérêt. Le rôle des légistes, bien souligné par Carl Schmitt, est ici fondamental. Ce sont eux qui, dès le milieu du XIIIe siècle, formulent la doctrine selon laquelle « le roi de France, ne reconnaissant au temporel personne au-dessus de lui, est exempt de l’Empire et peut être considéré comme princeps in regno suo ». Cette doctrine sera développée aux XIVe et XVe siècles, avec Pierre Dubois et Guillaume de Nogaret. En s’affirmant “empereur en son royaume” (rex imperator in regno suo), le roi oppose sa souveraineté territoriale à la souveraineté spirituelle de l’Empire, sa puissance purement temporelle au pouvoir spirituel impérial. Parallèlement, les légistes favorisent un début de centralisation au détriment des libertés locales et des aristocraties féodales, grâce not. à l’institution du “cas royal”. Ils fondent ainsi un ordre juridique d’essence bourgeoise, où la loi, conçue comme norme générale pourvue d’attributs rationnels, devient le fait de la seule puissance étatique. Le droit se transforme ainsi en simple légalité codifiée par l’État. Au XVIe siècle, la formule du roi “empereur en son royaume” se trouve directement associée à la nouvelle conception de la souveraineté que théorise Jean Bodin. La France, comme le constate Carl Schmitt, sera le premier pays du monde à créer un ordre public entièrement émancipé du modèle médiéval.

Le gibelinisme : signification et héritage

Dans un de ses principaux livres, Julius Evola définit le gibelinisme comme l’affirmation doctrinale de la supériorité du pouvoir temporel sur l’autorité spirituelle. Il flétrit la « tentative théocratique guelfe » de renversement de ce qu’il prend pour l’état normal. Il attribue la querelle du Sacerdoce et de l’Empire au machiavélisme de l’Église incapable de supporter la présence d’une autorité supérieure à la sienne. Son analyse est très voisine de celle d’un Robert Dun dans Le Message du Verseau [1977] : après s’être érigé initialement en “contre-société”, le christianisme a ensuite appelé à la rescousse la puissance temporelle de l’Empire romain, tout en refusant néanmoins que celui-ci soit trop considérable.

J. Evola estime également que, pour expliquer le conflit médiéval des guelfes et des gibelins, il faut remonter jusqu’aux débuts du christianisme et à ses rapports avec la romanité antique.

« La décadence intérieure et finalement l’écroulement politique de la romanité antique marquèrent l’arrêt de la tentative de former l’Occident selon le modèle impérial. La pénétration du christianisme, en raison du type particulier de dualisme qu’il affirme et en raison de son caractère de tradition simplement religieuse, fit rapidement progresser le processus de dissociation, jusqu’au moment où, après l’irruption des races nordiques, la civilisation médiévale prit forme et où ressurgit le symbole de l’Empire. Le Saint Empire Romain fut restauratio et continuatio, (…) son sens final fut celui d’une reprise du mouvement romain vers une synthèse solaire œcuménique, reprise qui impliquait logiquement le dépassement du christianisme et devait entrer en conflit avec cette hégémonie que l’Église de Rome revendiquait sans cesse davantage. L’Église de Rome ne pouvait en effet admettre que l’Empire correspondît à un principe supérieur à celui qu’elle représentait elle-même : tout au plus essaya-t-elle, en contradiction manifeste avec ses prémisses évangéliques, d’en usurper et d’en absorber le droit, et c’est ainsi que prit naissance la tentative théocratique guelfe ».

Dans les pages qui suivent, J. Evola énumère des cas concrets où se manifesta, sous une forme répressive, cette « tentative théocratique » : accusation d’hérésie portée par le pape Grégoire IX contre l’ordre de Saint Jean (1238), condamnation de l’ordre des chevaliers teutoniques par l’archevêque de Riga (1307), etc.

« Mais ce furent les Templiers qui constituèrent le principal objectif de l’attaque. La destruction de cet Ordre coïncide avec l’interruption de la tension métaphysique du Moyen Âge gibelin ? C’est le point de départ de la rupture, du « déclin de l’Occident ».

Plus tard, J. Evola admettra que si le gibelinisme est en quelque sorte un phénomène supertraditionnel, sa « métaphysique non dualiste de l’imperium » n’en est pas moins présente dans le christianisme lui-même, ainsi qu’en témoigne la célèbre formule de Saint Paul : « non est potestas a Deo », et, de manière plus péremptoire encore, ce passage de l’Épître aux Romains : « qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit ». Il y a là une conception qui reconnaît, à tout le moins, l’existence d’une « influence spirituelle » s’exerçant sur les détenteurs du pouvoir temporel. Cette influence spirituelle n’est rien d’autre que ce que les traditions musulmanes et extrême-orientales désignent respectivement par la barakah et le « mandat du Ciel ». Le rite de l’imposition des mains par lequel se transmet la barakah correspond exactement au sacre des rois et des empereurs tel que l’a connu l’Occident traditionnel chrétien. Mais la barakah, tout comme le mandat du Ciel peut se perdre. L’influence spirituelle ne demeure que si le détenteur du pouvoir temporel reste digne de sa fonction. Dans son investiture comme dans son exercice, le pouvoir temporel est soumis à l’autorité spirituelle. Le sacerdoce a la primauté sur la royauté et J. Evola aurait, contrairement à R. Guénon, inverti l’ordre normal des deux pouvoirs. Telles sont les données du problème. R. Guénon et J. Evola représentent-ils respectivement le guelfisme et le gibelinisme, ou deux approches du phénomène gibelin dont l’une — en l’occurrence celle de J. Evola — secrète, par sa déviation même, la « tentative théocratique » guelfe ?

(…) En tant qu’il prône la synthèse des deux pouvoirs, leur distinction impliquant néanmoins leur commune origine surnaturelle, le gibelinisme est le reflet politique du dualisme distinctif propre à l’orthodoxie traditionnelle. Quant au guelfisme, il est le reflet politique du dualisme séparatif qui n’est pas, à proprement parler, hétérodoxe par rapport à la Tradition, mais qui résulte des conditions cycliques particulières dans lesquelles le christianisme a dû remplir sa mission exotérico-sociale.

De même, il existe entre le gibelinisme et le guelfisme [un] rapport de complémentarité et non d’opposition (…) Le gibelinisme est l’héritage politique de la Tradition, par la survivance de celle-ci dans le christianisme, et plus particulièrement dans la doctrine paulinienne du pouvoir. Le guelfisme est le legs politique du christianisme institutionnalisé sous la forme ecclésiale et appelé avant tout à combattre dans le monde d’ici-bas les tentatives usurpatrices de la puissance temporelle.

L’opposition dialectique du gibelinisme et du guelfisme ne peut s’expliquer que par un autre antagonisme opposant cette fois, à l’intérieur même de la synthèse primordiale et traditionnelle des 2 pouvoirs, l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel. Outre la distinction de 2 éléments ayant cependant la même origine, toute synthèse postule la primauté d’un des 2 éléments constitutifs qui est en quelque sorte, pour reprendre l’expression aristotélicienne, le « moteur immobile » de l’autre. Il est évident que la synthèse de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel n’est que le reflet, sur le plan spécifiquement politique, de la synthèse plus générale des idéaux de connaissance et d’action, ou, si l’on veut, de l’indissociabilité traditionnelle des voies gnostique et héroïque d’accès à la transcendance. Or, la connaissance est bel et bien le moteur immobile de l’action. La modalité héroïque de la découverte du supra-monde ne peut s’exercer qu’à travers la modalité gnostique, en quelque sorte au second degré, sans quoi elle se confond avec la simple “volonté de puissance” matérielle. Donc, à l’intérieur de la synthèse traditionnelle des 2 pouvoirs, l’autorité spirituelle a, dans la perspective idéale, la primauté sur le pouvoir temporel. Si, conformément à la doctrine gibeline contenue en germe chez Saint Paul, le pouvoir temporel « vient de Dieu », au même titre que l’autorité spirituelle, il ne peut s’agir que d’une origine surnaturelle au second degré. Seule l’autorité spirituelle est dépositaire du « mandat du Ciel » au premier degré, d’une façon directe et immédiate qui légitime son rôle de moteur immobile du pouvoir temporel.

Il découle de tout ceci que seul le gibelinisme guénonien est orthodoxe. La conception évolienne du gibelinisme est déjà le produit d’une inversion de la norme traditionnelle. La pensée de J. Evola est toujours une pensée gibeline dans la mesure où elle affirme la source surnaturelle commune aux 2 pouvoirs et leur nécessaire synthèse. Mais c’est une pensée gibeline inorthodoxe dans la mesure où elle inverse, à l’intérieur même de la synthèse traditionnelle, la hiérarchie normale de ses éléments constitutifs (…) C’est l’inorthodoxie même du gibelinisme, tel que le conçoit J. Evola, qui alimente le dualisme séparatif guelfe. Car, une fois inversée la hiérarchie normale des 2 pouvoirs, la puissance temporelle ne tarde pas à s’émanciper de l’autorité spirituelle. Il devient alors, non seulement légitime de souligner l’origine différente des 2 pouvoirs, mais aussi nécessaire d’insister sur la primauté de l’autorité spirituelle, afin de raviver chez les puissants de ce monde le sentiment de la transcendance et de favoriser le retour à la norme.

Pour situer les choses sur le plan historique et rattacher les considérations doctrinales ci-dessus aux grands personnages qui marquèrent de leur empreinte l’histoire médiévale, disons que le gibelinisme orthodoxe est incarné, sur un plan impérial, par un Charlemagne, ou, sur le plan de la royauté française, par un Saint-Louis, alors qu’un Frédéric II de Hohenstaufen, précisément encensé de façon tout à fait significative par J. Evola, incarne déjà le gibelinisme inversé (…).

Pendant la majeure partie de son histoire, le Moyen Âge occidentalo-chrétien se caractérisa par une tension métaphysique vers un gibelinisme bien compris. Dans la phase suivante vit le jour une tension dialectique entre le gibelinisme inversé et la réaction guelfe soucieuse de rétablir l’équilibre hiérarchique des 2 pouvoirs. Enfin le monde moderne, antitraditionnel, offrit une tension dialectique, cette fois désintégratrice, entre un pouvoir temporel toujours plus prévaricateur et un guelfisme dégénérant ipso facto en théocratie (…).

Telle est la signification profonde du gibelinisme : la synthèse de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel, leur commune origine surnaturelle, une métaphysique de l’imperium à base de dualisme distinctif, l’équilibre hiérarchique des 2 pouvoirs par la primauté du spirituel. Tel est son double héritage dans le cadre du traditionalisme intégral : d’un côté le gibelinisme orthodoxe de R. Guénon, de l’autre le gibelinisme inversé de J. Evola où la primauté hétérodoxe du temporel, instaurant ipso facto le jeu de l’alternance dialectique, secrète le dualisme séparatif et la « tentative théocratique » guelfes.

par Daniel Cologne, Julius Evola, René Guénon et le christianisme, ch. III, 1978.

Bibliographie

Liens externes

Texte à l'appui

TRANSLATION DE L'IDÉE D'EMPIRE - LE MOYEN-ÂGE GIBELIN


L'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen, d’après un portrait du célèbre peintre Antonio Molino.
Par rapport au christianisme, la puissance de la tradition qui donna à Rome son visage apparaît dans le fait que la nouvelle foi, si elle réussit à renverser l'ancienne, ne sut pas conquérir réellement le monde occidental en tant que christianisme pur ; que là où elle parvint à quelque grandeur, ce ne fut qu'en se trahissant elle-même dans une certaine mesure et davantage à l'aide d'éléments empruntés à la tradition opposée éléments romains et classiques pré-chrétiens qu'à travers l'élément chrétien dans sa forme originelle.

En réalité, le christianisme ne « convertit » qu'extérieurement l'homme occidental, dont il constitua la « foi » au sens le plus abstrait, mais dont la vie effective continua d'obéir à des formes, plus ou moins matérialisées, de la tradition opposée de l'action et, plus tard, au Moyen-Âge, à un ethos qui, de nouveau, devait être essentiellement empreint de l'esprit nordico-aryen. Théoriquement, l’Occident accepta le christianisme et le fait que l'Europe ait pu accueillir ainsi tant de thèmes relevant de la conception hébraïque et levantine de la vie, est une chose qui remplit toujours l'historien de stupeur; mais pratiquement, l'Occident resta païen. Le résultat fut donc un hybridisme. Même sous sa forme catholique, atténuée et romanisée, la foi chrétienne fut un obstacle qui priva l'homme occidental de la possibilité d'intégrer son véritable et irréductible mode d'être grâce à une conception du sacré et des rapports avec le sacré, conformes à sa propre nature. À son tour, c'est précisément ce mode d'être qui empêcha le christianisme d'instaurer réellement en accident une tradition du type opposé, c’est-à-dire sacerdotale et religieuse, conforme aux idéaux de l'Ecclesia des origines, au pathos évangélique et au symbole du corps mystique du Christ. Nous examinerons plus loin les effets de cette double antithèse sur le développement de l'histoire de l'Occident. Elle tient une place importante parmi les processus qui aboutirent au monde moderne proprement dit.

Au cours d'un certain cycle, l'idée chrétienne, en tant qu'elle mettait l'accent sur le surnaturel, sembla toutefois être absorbée par l'idée romaine sous une forme propre à redonner une remarquable dignité à l'idée impériale elle-même, dont la tradition se trouvait désormais déchue dans le centre représenté par la « Ville éternelle ». Ce fut le cycle byzantin, le cycle de l'Empire Romain d'Orient.

Mais ici, historiquement, se répète dans une large mesure ce qui s'était vérifié dans le bas Empire. Théoriquement, l'idée impériale byzantine présente un haut degré de traditionnalité. On y trouve affirmé le concept de βασιλεύς αύτοκράτωρ, du dominateur sacré dont l'autorité vient d'en haut, dont la loi, image de la loi divine, a une portée universelle, et auquel est en fait assujetti le clergé lui-même, car c'est à lui que revient la direction des choses spirituelles, aussi bien que temporelles. On y trouve affirmé également la notion de ρωμαϊοι, de « Romains », qui exprime l'unité de ceux que le chrisme inhérent à la participation à l'œcumène romano-chrétien élève à une dignité supérieure à celle de toute autre personne. De nouveau l'Empire est sacrum et sa pax a une signification supra-terrestre. Mais, plus encore qu'au temps de la décadence romaine, il ne s'agit là que d'un symbole porté par des forces chaotiques et troubles, car la substance ethnique, plus encore que dans le cycle impérial romain, porte le sceau du démonisme, de l'anarchie, du principe d'agitation incessante propre au monde hellénico-oriental désagrégé et crépusculaire. Là aussi, on s'imagine que le despotisme et une structure centraliste bureaucratico-administrative pouvaient recréer ce qu'avait seule pu rendre possible l'autorité spirituelle de représentants qualifiés, entourés d'hommes ayant effectivement, en vertu de leur race non seulement nominale mais surtout intérieure, la qualité de « Romains ». Là aussi, les forces de dissolution devaient donc prendre l'avantage bien qu'en tant que réalité politique Byzance réussit à se maintenir pendant près d'un millénaire. De l'idée romano-chrétienne byzantine ne subsistèrent que des échos, que l'on retrouve, soit sous une forme assez modifiée, chez les peuples slaves, soit lors de la « reprise » correspondant au Moyen-Âge gibelin.

Afin de pouvoir suivre le développement des forces qui exercèrent sur l’Occident une influence décisive, il est nécessaire de nous arrêter, un instant, sur le catholicisme. Celui-ci prit forme à travers la rectification de certains aspects extrémistes du christianisme des origines, à travers l'organisation, au-delà du simple élément mystico-sotériologique, d'un corpus rituel et symbolique, et grâce à l'absorption et l'adaptation d'éléments doctrinaux et de principes d'organisations tirés de la romanité et de la civilisation classique en général. C'est ainsi que le catholicisme présente parfois des traits « traditionnels », qui ne doivent cependant pas, prêter à équivoque. Ce qui, dans le catholicisme, possède un caractère vraiment traditionnel n'est guère chrétien, et ce qu'il a de chrétien, n'est guère traditionnel. Historiquement, malgré tous les efforts tendant à concilier des éléments hétérogènes et contradictoires [2], malgré toute l'œuvre d'absorption et d'adaptation, le catholicisme trahit toujours l'esprit des civilisations lunaires-sacerdotales au point de perpétuer, sous une autre forme, l'action antagoniste des influences du Sud, auxquelles elle fournit même un corps : l'organisation de l'Église et ses hiérarchies.

Cela apparaît clairement lorsqu'on examine le développement du principe d'autorité revendiqué par l'Église. Durant les premiers siècles de l'Empire christianisé et la période byzantine, l'Église apparaît encore subordonnée à l'autorité impériale. Dans les conciles, les évêques laissaient le dernier mot au prince, non seulement en matière de discipline, mais aussi en matière de dogme. Progressivement, on glisse toutefois à l'idée de l'égalité des deux pouvoirs, de l'Église et de l'Empire. Les deux institutions paraissent posséder à présent, l'une et l'autre, une autorité et une destination surnaturelle et avoir une origine divine. Si nous suivons le cours de l'histoire, nous constatons que dans l'idéal carolingien subsiste le principe selon lequel le roi ne gouverne pas seulement le peuple, mars aussi le clergé. Par ordre divin il doit veiller à ce que l'Église remplisse sa fonction et sa mission. Il s'ensuit que non seulement il est consacré par les mêmes symboles que ceux de la consécration sacerdotale, mais qu'il possède aussi l'autorité et le droit de destituer et de bannir le clergé indigne. Le monarque apparaît vraiment, selon le mot de Catwulf, comme le roi-prêtre selon l'ordre de Melchisédech, alors que l'évêque n'est que le vicaire du Christ [3]. Toutefois, malgré la persistance de cette haute et ancienne tradition, l'idée finit par prévaloir que le gouvernement royal doit être comparé à celui du corps et le gouvernement sacerdotal à celui de l'âme. On abandonnait ainsi implicitement l'idée même de l'égalité des deux pouvoirs et l'on préparait une inversion effective des rapports.

En réalité, si, chez tout être raisonnable, l'âme est le principe qui décide ce que le corps exécute, comment concevoir que ceux qui admettaient que leur autorité fût limitée au corps social, ne dussent pas se subordonner à l'Église, à laquelle ils reconnaissaient un droit exclusif sur les âmes et sur leur direction ? C'est ainsi que l'Église devait finalement contester et considérer pratiquement comme une hérésie et une prévarication de l'orgueil humain, la doctrine de la nature et de l'origine divine de la royauté, et voir dans le prince un laïque égal à tous les autres hommes devant Dieu et même devant l'Église, comme un simple fonctionnaire institué par l'homme, selon le droit naturel, pour dominer l'homme, et tenu de recevoir des hiérarchies ecclésiastiques la consécration nécessaire pour que son gouvernement ne soit pas celui d'une civitas diaboli [4].

Il faut voir en Boniface VIII, qui n'hésitera pas à monter sur le trône de Constantin avec l'épée, la couronne et le sceptre et à déclarer : « Je suis César, je suis Empereur », la conclusion logique d'un tournant de caractère théocratico-méridional : on finit par attribuer au prêtre les deux épées évangéliques, la spirituelle et la temporelle, et l'on ne voit dans l'Empire qu'un simple beneficium conféré par le Pape à quelqu'un qui doit en échange à l'Église le même vasselage et la même obéissance que doit un feudataire à celui qui l'a investi. Mais, du fait que la spiritualité que le chef de l'Église romaine pouvait incarner, demeure, essentiellement, celle des « serviteurs de Dieu », ce guelfisme, loin de signifier la restauration de l'unité primordiale et solaire des deux pouvoirs, montre seulement comment Rome s'était éloignée de son ancienne tradition et représentait, désormais, dans le monde européen, le principe opposé, la domination de la vérité du Sud. Dans la confusion qui se manifestait jusque dans les symboles, l'Église, en même temps qu'elle s'arrogeait, par rapport à l'Empire, le symbole du Soleil par rapport à la Lune, adoptait pour elle-même le symbole de la Mère, et considérait l'Empereur comme un de ses fils. Dans l'idéal de suprématie guelfe s'exprime donc un retour à l'ancienne vision gynécocratique : l'autorité, la supériorité et le droit à la domination spirituelle du principe maternel sur le principe masculin, lié à la réalité temporelle et caduque.

C'est ainsi que s'effectua une translation. L'idée romaine fut reprise par des races de pure origine nordique, que la migration des peuples avait poussées dans l'espace de la civilisation romaine. C'est à présent l'élément germanique qui défendra l'idée impériale contre l'Église, qui éveillera à une vie nouvelle la force formatrice de l'antique romanitas. Et c'est ainsi que surgissent, avec le Saint Empire Romain et la civilisation féodale, les deux dernières grandes manifestations traditionnelles que connut l'Occident.

Les Germains du temps de Tacite apparaissent comme des souches assez voisines des souches achéenne, paléo-iranienne, paléo-romaine et nordico-aryenne en général, qui se sont conservées, à plus d'un égard à partir du plan racial dans un état de pureté « préhistorique ». C'est la raison pour laquelle ils purent apparaître comme des « barbares » comme plus tard les Goths, les Lombards, les Burgondes et les Francs aux yeux d'une « civilisation » qui, « désanimée » dans ses structures juridico-administratives, et, s'étant effritée dans des formes « aphrodisiennes » de raffinement hédonistico-citadin, d'intellectualisme, d'esthétisme, et de dissolution cosmopolite, ne représentait plus que la décadence. Dans la rudesse de leurs coutumes, s'exprimait toutefois une existence forgée par les principes d'honneur, de fidélité et de fierté. C'était précisément cet élément « barbare » qui représentait la force vitale, dont l'absence avait été une des principales causes de la décadence romaine et byzantine.

Considérer les Germains comme des « races jeunes » représente donc l'une des erreurs d'un point de vue auquel échappe le caractère de la haute antiquité. Ces races n'étaient jeunes qu'au sens de la jeunesse que confère le maintien d'un contact avec les origines. En réalité, elles descendaient de souches qui furent les dernières à abandonner les régions arctiques et se trouvèrent, de ce fait, préservées des mélanges et des altérations subies par les peuples voisins qui avaient abandonné ces régions à une époque bien antérieure. Tel avait été le cas des souches paléo-indo-européennes établies dans la Méditerranée préhistorique.

Les peuples nordico-germaniques, à part leur ethos, apportaient ainsi dans leurs mythes les traces d'une tradition dérivée directement de la tradition primordiale. Certes, lorsqu'ils apparurent comme des forces déterminantes sur la scène de la grande histoire européenne, ils avaient pratiquement perdu le souvenir de leurs origines et cette tradition ne subsistait que sous forme de résidus fragmentaires, souvent altérés et « primitivisés », mais cela ne les empêchait pas de continuer d'apporter, à titre d'héritage plus profond, les potentialités et la vision innée du monde d'où se développent les cycles « héroïques ».

En effet, le mythe des Eddas connaît aussi bien le destin comme déclin que la volonté héroïque qui s'y oppose. Dans les parties les plus anciennes de ce mythe persiste le souvenir d'une congélation qui arrête les douze « courants » partant du centre primordial, lumineux et ardent, de Muspelsheim, situé « à l'extrémité de la terre », centre qui correspond à l’airyanem-vaëjô, l'Hyperborée iranienne, à l'île rayonnante du nord des Hindous et aux autres représentations du lieu de l'« âge d'or » [5]. Il est en outre question de l'« Île Verte » [6] qui flotte sur l'abîme, entourée par l'océan; c'est là que se situerait le début de la chute et des temps obscurs et tragiques, parce que le courant chaud du Muspelheim rencontre le courant glacé de Huergehrnir (les eaux, dans ce genre de mythes traditionnels, signifiant la force qui donne la vie aux hommes et aux races). Et de même que dans l'Avesta l'hiver glacé et ténébreux qui rendit désert l’airyanem-vaëjô fut considéré comme un acte du dieu ennemi contre la création lumineuse, de même ce mythe de l'Edda peut être considéré comme une allusion à une altération qui favorisa le nouveau cycle. L'allusion à une génération de géants et d'êtres élémentaires telluriques, de créatures ressuscitées dans le gel par le courant chaud, et contre lesquels luttera la race des Ases [7], vient à l'appui de cette interprétation.

À l'enseignement traditionnel relatif à la chute qui se poursuit durant les quatre âges du monde, correspond, dans l'Edda, le thème connu du ragnarök ou ragna-rökkr - le « destin » ou « obscurcissement » des dieux. Il agit dans le monde en lutte, dominé désormais par la dualité. Esotériquement, cet « obscurcissement » ne concerne les dieux que métaphoriquement. Il s'agit plutôt de l'obscurcissement des dieux dans la conscience humaine. C'est l'homme qui, progressivement perd les dieu, c'est-à-dire les possibilités de contact avec eux. Toutefois ce destin peut être écarté aussi longtemps qu'est maintenu, dans sa pureté, le dépôt de cet élément primordial et symbolique, dont était déjà fait, dans la région originelle de l'Asgard, le « palais des héros », la salle des douze trônes d'Odin : l'or. Mais cet or qui pouvait être un principe de salut tant qu'il n'avait pas été touché par la race élémentaire, ni par la main de l'homme, tombe enfin au pouvoir d'Albéric, roi des êtres souterrains, qui deviendront les Nibelungen dans la rédaction plus tardive du mythe. Il s'agit manifestement là d'un écho de ce qui correspond, dans d'autres traditions, à l'avènement de l'âge du bronze, au cycle de l'usurpation titanico-prométhéenne, à l'époque prédiluvienne des Nephelin. Il n'est peut-être pas sans rapport avec une involution tellurique et magique, au sens inférieur du terme, des cultes antérieurs [8].

En face, se trouve le monde des Ases, divinités nordico-germaniques qui incarnent le principe ouranien sous son aspect guerrier. C'est Donnar-Thor, exterminateur de Thym et Hymir, « le plus fort des forts », l'« irrésistible », le seigneur de l'« asile contre la terreur » dont l'arme terrible, le double marteau Mjöllnir, est, en même temps qu'une variante de la hache symbolique hyperboréenne bicuspide, un signe de la force-foudre propre aux dieux ouraniens du cycle aryen. C'est Wotan-Odin, celui qui octroie la victoire et possède la sagesse, le maître de formules magiques toutes-puissantes qui ne sont communiquées à aucune femme, pas même à une fille de roi, l'Aigle, hôte des héros immortalisés que les Walkyries choisissent sur les champs de bataille et dont il fait ses fils [9] ; celui qui donne aux nobles « de cet esprit qui vit et ne périt pas, même quand le corps se dissout dans la terre » (Gy1faginning, 3) ; celui auquel, d'ailleurs, les lignées royales rapportaient leur origine. C'est Tyr-Tiuz, dieu des batailles lui aussi, en même temps que dieu du jour, du ciel solaire rayonnant, auquel a été associée la rune, Y, qui correspond au signe très ancien, nordico-atlantique, de l'« homme cosmique avec les bras levés » [10].

Un des thèmes des cycles « héroïques » apparaît dans la légende relative à la lignée des Wölsungen, engendrée par l'union d'un dieu avec une femme. C'est de cette race que naîtra Sigmund, qui s'emparera de l'épée fichée dans l'Arbre divin ; ensuite, le héros Sigurd-Siegfried, qui se rend maître de l'or tombé entre les mains des Nibelungen, tue le dragon Fafnir, variante du serpent Nidhögg, qui ronge les racines de l'arbre divin Yggdrassil (à la chute duquel croulera aussi la race des dieux, et personnifie ainsi la force obscure de la décadence. Si le même Sigurd est finalement tué par trahison, et l'or restitué aux eaux, il n'en demeure pas moins le héros qui possède la Tarnkappe, c'est-à-dire le pouvoir symbolique qui fait passer du corporel dans l'invisible, le héros prédestiné à la possession de la femme divine, soit sous la forme d'une reine amazonienne vaincue (Brunhilde comme reine de l'île septentrionale) sort sous la forme de Walkyrie, vierge guerrière passée de la région céleste à la région terrestre.

Les plus anciennes souches nordiques considérèrent comme leur patrie d'origine la Gardarike, terre située dans l'extrême nord. Même lorsque ce pays ne fut plus considéré que comme une simple région de la Scandinavie, il demeura associé au souvenir de la fonction « polaire » du Mitgard, du « Centre » primordial : transposition de souvenirs et passagers du physique au métaphysique, en vertu desquels la Gardarike fut, corrélativement, considérée aussi comme identique à l'Asgard. C'est dans l'Asgard qu'auraient vécu les ancêtres non-humains des familles nobles nordiques, et certains rois sacrés scandinaves, comme Gilfir, y seraient allés pour annoncer leur pouvoir et y auraient reçu l'enseignement traditionnel de l'Edda. Mais l'Asgard est aussi la terre sacrée - keilakt lant - la région des olympiens nordiques et des Ases, interdite à la race des géants.

Ces thèmes étaient donc propres à l'héritage traditionnel des peuples nordico-germaniques. Dans leur vision du monde, la perception de la fatalité du déclin, des ragna-rökkr, s'unissait à des idéaux et à des figurations de dieux typiques des cycles « héroïques ». Plus tard, toutefois, cet héritage, ainsi que nous l'avons dit, devint subconscient, l'élément surnaturel se trouva voilé par rapport aux éléments secondaires et bâtards du mythe et de la légende et, avec lui, l'élément universel contenu dans l'idée de l'Asgard-Mitgard, « centre du monde ».

Le contact des peuples germaniques avec le monde romano-chrétien eut une double conséquence. D'une part, si leur descente acheva de bouleverser, au cours d'un premier stade, l'appareil matériel de l'Empire, elle se traduisit, intérieurement, par un apport vivifiant, grâce auquel devaient être réalisées les conditions préalables d'une civilisation nouvelle et virile, destinée à raffermir le symbole romain. Ce fut dans le même sens que s'opéra également une rectification essentielle du christianisme et même du catholicisme, surtout en ce qui concerne la vision générale de la vie.

D'autre part, l'idée de l'universalité romaine, de même que le principe chrétien, sous son aspect générique d'affirmation d'un ordre surnaturel, produisirent un réveil de la plus haute vocation des souches nordico-germaniques, servirent à intégrer sur un plan plus élevé et à faire vivre dans une forme nouvelle ce qui s'était souvent matérialisé et particularisé chez eux sous la forme de traditions propres à chacune de ces races [11]. La « conversion » au lieu de dénaturer leurs forces, les purifia et les rendit précisément aptes à reprendre l'idée impériale romaine.

Le couronnement du roi des Francs comportait déjà la formule : Renovatio romani Imperii ; en outre, Rome une fois assumée comme source symbolique de leur imperium et de leur droit, les princes germaniques devaient finalement se grouper contre la prétention hégémoniste de l'Église et devenir le centre d'un grand courant nouveau, tendant à une restauration traditionnelle.

Du point de vue politique, c'est l’ethos inné des races germaniques qui donna à la réalité impériale un caractère vivant, ferme et différencié. La vie des anciennes sociétés nordico-germaniques se fondait sur les trois principes de la personnalité, de la liberté et de la fidélité. Le sens de la communauté indifférenciée leur était tout à fait étranger ainsi que l'incapacité de l'individu de se valoriser en dehors des cadres d'une institution abstraite. La liberté est ici, pour l'individu, la mesure de la noblesse. Mais cette liberté n'est pas anarchique et individualiste; elle est capable d'un dévouement transcendant la personne, elle connaît la valeur transfigurante de la fidélité envers celui qui en est digne et auquel on se soumet volontairement. C'est ainsi que se formèrent des groupes de fidèles autour de chefs auxquels pouvait s'appliquer l'antique formule : « La suprême noblesse de l'Empereur romain est d'être, non un propriétaire d'esclaves mais un seigneur d'hommes libres, qui aime la liberté même chez ceux qui le servent ».

Conformément à l'ancienne conception aristocratique romaine, l'État avait pour centre le conseil des chefs, chacun libre, seigneur dans sa terre, chef du groupe de ses fidèles. Au delà de ce conseil, l'unité de l'État et, d'une certaine manière, son aspect super-politique, était incarné par le roi, en tant que celui-ci appartenait - à la différence des simples chefs militaires - à une souche d'origine divine : chez les Goths, les rois étaient souvent désignés sous le nom d'âmals, les « célestes », les « purs ». Originellement, l'unité matérielle de la nation se manifestait seulement à l'occasion d'une action, de la réalisation d'un but commun, notamment de conquête ou de défense. C'est dans ce cas seulement que fonctionnait une institution nouvelle. À côté du rex, était élu un chef, dux ou heretigo, et une hiérarchie rigide se formait spontanément, le seigneur libre devenant l'homme du chef, dont l'autorité allait jusqu'à la possibilité de lui ôter la vie s'il manquait aux devoirs qu'il avait assumé. « Le prince lutte pour la victoire, le sujet pour son prince. » Le protéger, considérer comme l'essence même du devoir de fidélité « d'offrir en l'honneur du chef ses propres gestes héroïques » - tel était, déjà selon Tacite (Germania, XIV), le principe. Une fois l'entreprise achevée, on retournait à l'indépendance et à la pluralité originelles.

Les comtes scandinaves appelaient leur chef « l'ennemi de l'or », parce qu'en sa qualité de chef, il ne devait pas en garder pour lui et aussi « l'hôte des héros » parce qu'il devait mettre un point d'honneur à accueillir dans sa maison, presque comme des parents, ses guerriers fidèles, ses compagnons et pairs. Chez les Francs aussi, avant Charlemagne, l'adhésion à une entreprise était libre : le roi invitait, ou procédait à un appel, ou bien les princes eux-mêmes proposaient l'action mais il n'existait en tout cas aucun « devoir » ni aucun « service » impersonnel : partout régnaient des rapports libres, fortement personnalisés, de commandement et d'obéissance, d'entente, de fidélité et d`honneur [12]. La notion de libre personnalité demeurait ainsi la rase fondamentale de toute unité et de toute hiérarchie. Tel fut le germe « nordique » d'où devait naître le régime féodal, substratum de la nouvelle idée impériale.

Le développement qui aboutit à ce régime prend naissance avec l'assimilation de l'idée de roi à celle de chef. Le roi va maintenant incarner l'unité du groupe même en temps de paix. Ceci fut rendu possible par le renforcement et l'extension du principe guerrier de la fidélité à la vie du temps de paix. Autour du roi se forme une suite de fidèles (les huskarlar nordiques, les gasindii lombards, les gardingis et les palatins goths, les antrustiones ou convivae regis francs, etc.) des hommes libres, mais considérant pourtant le fait de servir leur seigneur et de défendre son honneur et son droit, comme un privilège et comme une manière d'accéder à un mode d'être plus élevé que celui qui les laissait, au fond, principe et fin d'eux-mêmes [13]. La constitution féodale se réalise grâce à l'application progressive de ce principe, apparu originellement chez la royauté franque, aux différents éléments de la communauté.

Avec la période des conquêtes s’affirme un second aspect du développement en question : l'assignation, à titre de fief, des terres conquises, avec la contrepartie de l'engagement de fidélité. Dans un espace qui débordait celui d'une nation déterminée, la noblesse franque, en rayonnant, servit de facteur de liaison et d'unification. Théoriquement, ce développement semble se traduire par une altération de la constitution précédente ; la seigneurie apparaît conditionnée ; c'est un bénéfice royal qui implique la loyauté et le service. Mais, en pratique, le régime féodal correspond à un principe, non à une réalité figée ; il repose sur la notion générale d'une loi organique d'ordre, qui laisse un champ considérable au dynamisme des forces libres, rangées, les unes à côté des autres ou les unes contre les autres, sans atténuations et sans altérations le sujet en face du seigneur, le seigneur en face du seigneur en sorte que tout liberté, honneur, gloire, destin, propriété se fonde sur la valeur et le facteur personnel et rien, ou presque, sur un élément collectif, un pouvoir public ou une loi abstraite.

Comme on l'a justement remarqué, le caractère fondamental et distinctif de la royauté ne fut pas, dans le régime féodal des origines, celui d'un pouvoir « public », mais celui de forces en présence d'autres forces, chacune responsable vis-à-vis d'elle-même de son autorité et de sa dignité. C'est la raison pour laquelle cette situation présenta souvent plus de ressemblance avec l'état de guerre qu'avec celui de « société » mais c'est aussi pourquoi elle comporta éminemment une différenciation précise des énergies. Jamais, peut-être, l'homme ne s'est vu traité plus durement que sous le régime féodal, et pourtant ce régime fut, non seulement pour les feudataires, tenus de veiller par eux-mêmes et continuellement sur leurs droits et sur leur prestige, mais pour les sujets aussi, une école d'indépendance et de virilité plutôt que de servilité. Les rapports de fidélité et d'honneur y atteignirent un caractère d'absolu et un degré de pureté qui ne furent atteints à aucune autre époque de l'histoire d'Occident [14].

D'une façon générale, dans cette nouvelle société, après la promiscuité du Bas Empire et le chaos de la période des invasions, chacun put trouver la place conforme à sa nature, ainsi qu'il arrive chaque fois qu'existe un centre immatériel de cristallisation dans l'organisation sociale. Pour la dernière fois en Occident, la quadripartition sociale traditionnelle en serfs, bourgeois, noblesse guerrière et représentants de l'autorité spirituelle (le clergé du point de vue guelfe, les Ordres ascétiques de chevalerie du point de vue gibelin) se constitua d'une façon presque spontanée, et se stabilisa.

Le monde féodal de la personnalité et de l'action n'épuisait pas, toutefois, les possibilités les plus profondes de l'homme médiéval. La preuve en est que sa fides sut aussi se développer sous une forme, sublimée et purifiée dans l'universel, ayant pour centre le principe de l'Empire, senti comme une réalité déjà supra-politique, comme une institution d'origine surnaturelle formant un pouvoir unique avec le royaume divin. Cependant que continuait à agir en lui l'esprit formateur des unités féodales et royales particulières, il avait pour sommet l'empereur, qui n'était pas simplement un homme, mais bien, selon des expressions caractéristiques, deus-homo totus deificatus et sanctificatus, adorandum quia praesul princeps et summus est [15]. L'empereur incarnait ainsi, au sens éminent, une fonction de « centre » et il demandait aux peuples et aux princes, en vue de réaliser une unité européenne traditionnelle supérieure, une reconnaissance de nature aussi spirituelle que celle à laquelle l'Église prétendait pour elle-même. Et tout comme deux soleils ne peuvent coexister dans un même système planétaire, image qui fut souvent appliquée à la dualité Église-Empire, de même le contraste entre ces deux puissances universelles, références suprêmes de la grande ordinatio ad unum du monde féodal, ne devait pas tarder à éclater.

Certes, de part et d'autre, les compromis ne manquèrent pas, non plus que des concessions plus ou moins conscientes au principe opposé. Toutefois le sens de ce contraste échappe à celui qui, s'arrêtant aux apparences et à tout ce qui ne se présente, métaphysiquement, que comme une simple cause occasionnelle, n'y voit qu'une compétition politique, un heurt d'intérêts et d'ambitions, et non une lutte à la fois matérielle et spirituelle, et considère ce conflit comme celui de deux adversaires qui se disputent la même chose, qui revendiquent chacun pour soi la prérogative d'un même type de pouvoir universel.

À travers cette lutte se manifeste au contraire le contraste entre deux points de vue incompatibles, ce qui nous ramène à nouveau aux antithèses du Nord et du Sud, de la spiritualité solaire et de la spiritualité lunaire. À l'idéal universel de type « religieux » de l’Église, s'oppose l'idéal impérial, marqué par une secrète tendance à reconstruire l'unité des deux pouvoirs, du royal et du hiératique, du sacré et du viril. Bien que l'idée impériale, dans ses manifestations extérieures, se bornât souvent à revendiquer le domaine du corpus et de l'ordo de l'univers médiéval ; bien que ce ne fût souvent qu'en théorie que les Empereurs incarnèrent la lex viva et furent à la hauteur d'une ascèse de la puissance [16], en fait, cependant, on revient à l'idée de la « royauté sacrée » sur un plan universel. Et là où l'histoire n'indique qu'implicitement cette aspiration supérieure, c'est le mythe qui en parle le mythe qui, ici encore, ne s'oppose pas à l'histoire, mais la complète, en révèle la dimension en profondeur.

Nous avons déjà vu que dans la légende impériale médiévale figurent de nombreux éléments qui se relient plus ou moins directement à l'idée du « Centre » suprême. À travers des symboles variés, ils font allusion à un rapport mystérieux entre ce centre et l'autorité universelle et la légitimité de l'empereur gibelin. C'est à l'Empereur que sont transmis les objets emblématiques de la royauté initiatique et qu'est appliqué le thème du héros « jamais mort », ravi dans le « mont » ou dans une région souterraine. C'est en lui qu'on pressent la force qui devra se réveiller à la fin d'un cycle, faire fleurir l'Arbre Sec, livrer l'ultime bataille contre l'invasion des peuples de Gog et Magog. C'est surtout à propos des Hohenstaufen que s'affirma l'idée d'une « souche divine » et « romaine », qui non seulement détenait le regnum, mais était capable de pénétrer les mystères de Dieu, que les autres peuvent seulement pressentir à travers des images [17]. Tout cela a donc pour contrepartie la spiritualité secrète, dont nous avons déjà parlé (cf. supra I, § 14), qui fut propre à une autre culmination du monde féodal et gibelin, à savoir la chevalerie.

En formant, de sa propre substance, la chevalerie, le monde du Moyen-Âge démontra de nouveau l'efficience d'un principe supérieur. La chevalerie fut le complément naturel de l'idée impériale, vis-à-vis de laquelle elle se trouvait dans le même rapport que le clergé vis-à-vis de l'Église. Ce fut comme une sorte de « race de l'esprit », dans la formation de laquelle la race du sang eut toutefois une part qui ne fut pas négligeable : l'élément nordico-aryen s'y purifia en un type et en un idéal de valeur universelle, analogue à ce qu'avait représenté à l'origine, dans le monde, le civis romanus.

Mais la chevalerie permet aussi de constater à quel point les thèmes fondamentaux du christianisme évangélique avaient été dépassés et dans quelle large mesure l'Église fut contrainte de sanctionner, ou, du moins, de tolérer, un ensemble de principes, de valeurs et de coutumes pratiquement irréductibles à l'esprit de ses origines. La question ayant déjà été traitée dans la première partie de cet ouvrage, nous nous contenterons de rappeler ici quelques points fondamentaux.

En prenant pour idéal le héros plutôt que le saint, le vainqueur plutôt que le martyr ; en plaçant la somme de toutes les valeurs dans la fidélité et dans l'honneur plutôt que dans la charité et l'humilité ; en considérant la lâcheté et la honte comme un mal pire que le péché ; en ne respectant guère la règle qui veut que l'on ne résiste pas au mal et qu'on rende le bien pour le mal en s'attachant plutôt à punir l'injuste et le méchant ; en excluant de ses rangs celui qui s'en serait tenu littéralement au précepte chrétien de « ne pas tuer » ; en ayant pour principe non d'aimer l'ennemi, mais de le combattre et de n'être magnanime qu'après l'avoir vaincu [18] la chevalerie affirma, presque sans altération, une éthique nordico-aryenne au sein d'un monde qui n'était que nominalement chrétien.

D'autre part, l'« épreuve des armes », la solution de tout problème par la force, considérée comme une vertu confiée par Dieu à l'homme pour faire triompher la justice, la vérité et le droit sur la terre, apparaît comme une idée fondamentale qui s'étend du domaine de l'honneur et du droit féodal jusqu'au domaine théologique, car l'expérience des armes et l'« épreuve de Dieu » fut proposée même en matière de foi. Or cette idée non plus n'est guère chrétienne; elle se réfère plutôt à la doctrine mystique de la « victoire » qui ignore le dualisme propre aux conceptions religieuses, unit l'esprit et la puissance, voit dans la victoire une sorte de consécration divine. L'interprétation théiste atténuée selon laquelle, au Moyen-Âge, on pensait à une intervention directe d'un Dieu conçu comme personne, n'enlève rien à l'esprit intime de ces coutumes.

Si le monde chevaleresque professa également la « fidélité » à l'Église, beaucoup d'éléments font penser qu'il s'agit là d'une soumission assez voisine de celle qui était professée à l'égard de divers idéaux et à l'égard des « dames » auxquels le chevalier se vouait impersonnellement, puisque pour lui, pour sa voie, seule était décisive la capacité générique de la subordination héroïque de la félicité et de la vie, non le problème de la foi au sens spécifique et théologal. Enfin, nous avons déjà vu que la chevalerie, de même que les Croisés, posséda, en plus de son côté extérieur, un côté intérieur, ésotérique.

Pour ce qui est de la chevalerie, nous avons dit qu'elle eut ses « Mystères ». Elle connut un Temple qui ne s'identifiait pas purement et simplement à l'Église de Rome. Elle eut toute une littérature et des cycles de légendes, où revécurent d'anciennes traditions pré-chrétiennes : caractéristique entre toutes est le cycle du Graal, en raison de l'interférence du thème de la réintégration héroïco-initiatique avec la mission de restaurer un royaume déchu [19]. Elle forgea un langage secret, sous lequel se cacha souvent une hostilité marquée contre la Curie romaine. Même dans les grands ordres chevaleresques historiques, où se manifestait nettement une tendance à reconstituer l'unité du type du guerrier et de celui de l'ascète, des courants souterrains agirent qui, là où ils affleurèrent attirèrent sur ces ordres le légitime soupçon et, souvent même, la persécution des représentants de la religion dominante. En réalité, dans la chevalerie, agit également l'élan vers une reconstitution « traditionnelle » dans le sens le plus élevé, impliquant le dépassement tacite ou explicite de l'esprit religieux chrétien (on se rappelle le rite symbolique du rejet de la Croix chez les Templiers). Et tout cela avait pour centre idéal l'Empire. C'est ainsi que surgirent même des légendes, reprenant le thème de l'Arbre Sec, où la refloraison de cet arbre coïncide avec l'intervention d'un empereur qui déclarera la guerre au Clergé, au point que parfois par exemple dans le Compendium Theologiae [20] on arriva à lui attribuer les traits de l'Antéchrist : obscure expression de la sensation d'une spiritualité irréductible à la spiritualité chrétienne.

À l'époque où la victoire sembla sourire à Frédéric II, déjà les prophéties populaires annonçaient : « Le haut cèdre du Liban sera coupé. Il n'y aura plus qu'un seul Dieu, c'est-à-dire un monarque. Malheur au clergé ! S'il tombe, un nouvel ordre est prêt » [21].

À l'occasion des croisades, pour la première et dernière fois dans l'Europe post-romaine, se réalisa, sur le plan de l'action, par un merveilleux élan et comme dans une mystérieuse répétition du grand mouvement préhistorique du Nord et du Sud et de l’Occident vers l'Orient, l'idéal de l'unité des nations représentée, en temps de paix, pour l'Empire. Nous avons déjà dit que l'analyse des forces profondes qui déterminèrent et dirigèrent les croisades, ne saurait confirmer les vues propres à une histoire à deux dimensions. Dans le courant en direction de Jérusalem se manifesta souvent un courant occulte contre la Rome papale que, sans le savoir, Rome elle-même alimenta, dont la chevalerie était la milice, l'idéal héroïco-gibelin la force la plus vivante et qui devait prendre fin avec un Empereur que Grégoire IX stigmatisa comme celui qui « menace de substituer à la foi chrétienne les anciens rites des peuples païens et, en s'asseyant dans le temple, usurpe les fonctions du sacerdoce » [22]. La figure de Godefroi de Bouillon, ce représentant si caractéristique de la chevalerie croisée, appelé lux monachorum (ce qui témoigne de nouveau de l'unité du principe ascétique et du principe guerrier propre à cette aristocratie chevaleresque) est bien celle d'un prince gibelin qui ne monta sur le trôle de Jérusalem qu'après avoir porté à Rome le fer et le feu, après avoir tué de sa main l'anticésar Rodolphe de Rhinfeld et avoir chassé le pape de la ville sainte [23]. De plus, la légende établit une parenté significative entre ce roi des croisés et le mythique chevalier du cygne - l'Hélias français, le Lohengrin germanique [24] – qui incarne à son tour des symboles impériaux romains (son lien généalogique symbolique avec César lui-même), solaires (relation étymologique possible entre Hélias, Helios, Elie) et hyperboréens (le cygne qui amène Lohengrin de la « région céleste » est aussi l'animal emblématique d'Apollon chez les Hyperboréens et c'est un thème qui se retrouve fréquemment dans les vestiges paléographiques du culte nordico-aryen). Il résulte de ces éléments historiques et mythiques que, sur le plan des Croisades, Godefroi de Bouillon représente, lui aussi, un symbole du sens de cette force secrète dont il ne faut voir, dans la lutte politique des empereurs teutoniques et même dans la victoire d'Othon Ier, qu'une manifestation extérieure et contingente.

L'éthique chevaleresque et l'articulation du régime féodal, si éloignés de l'idéal « social » de l'Église des origines ; le principe ressuscité d'une caste guerrière ascétiquement et sacralement réintégrée ; l'idéal secret de l'empire et celui des croisades, imposent donc à l'influence chrétienne de solides limites. L'Église les accepte en partie : elle se laisse dominer se « romanise » pour pouvoir dominer, pour pouvoir se maintenir au sommet de la vague. Mais elle résiste en partie, elle veut saper le sommet, dominer l'Empire. Le déchirement subsiste. Les forces suscitées échappent çà et là des mains de leurs évocateurs. Puis les deux adversaires se dégagent de l'étreinte de la lutte, l'un et l'autre s'engagent sur la voie d'une égale décadence. La tension vers la synthèse spirituelle se ralentit. L'Église renoncera toujours plus à la prétention royale, et la royauté à la prétention spirituelle. Après la civilisation gibeline splendide printemps de l'Europe, étranglée à sa naissance le processus de chute s'affirmera désormais sans rencontrer d'obstacles.


Notes et références

  1. Julius Evola, Les Hommes au milieu des ruines, Éditions Pardès, 1984, p. 140-141.
  2. La plupart des difficultés et des apories de la philosophie et de la théologie catholiques - surtout la scolastique et le thomisme - ont leur origine dans le fait que l'esprit des éléments empruntés au platonisme et à l'aristotélisme est irréductible à celui des éléments proprement chrétiens et hébraïques. Cf. L. Rougier, La scolastique et le thomisme, Paris, 1930.
  3. A. Dempf, Sacrum Imperium, trad. it., Messine-Milan, 1933, p. 87. F. de Coulanges (Les transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, Paris, 1892, p. 527) remarque justement que si Pépin, Charlemagne et Louis le Pieux jurèrent de « défendre » l'Église, « il ne faut pas s'illusionner à propos du sens de cette expression : elle avait alors un sens assez différent de celui de nos jours. Avoir l'Église en sa défense (ou mainbour) était selon le langage et les idées du temps, exercer sur elle une protection et une autorité en même temps. Ce qu'on appelait la défense ou mainbour était un véritable contrat qui impliquait la dépendance du protégé... Celui-ci était soumis à toutes les obligations que la langue du temps réunissait dans l'unique mot de fidélité. Aussi devait-il prêter serment au prince ». Et Charlemagne s'il revendique pour lui la défense de l'Église, revendique aussi l'autorité et la mission de "la" fortifier à l'intérieur de la vraie foi » (ibid., p. 309).
  4. Cf. H. Bourgois, L'État et le régime politique de la société carolingienne à la fin du IXe siècle, Paris, 1885, pp. 301-308 ; A. Solmi, Stato e Chiesa secondo gli scritti politici da Carlomagno sino al Concordato di Worms, Modena, 1901, pp. 24-33, 101-104.
  5. Du fait de son aspect fragmentaire et de ses nombreuses stratifications, il n'est pas facile de se guider dans la tradition des Eddas pour qui ne possède pas déjà l'orientation nécessaire. Ainsi, on se trouve souvent en présence d'un Muspelsheim transposé, c'est-à-dire qui n'est plus localisé dans le nord, et correspond donc à la région nordique plus par les caractères que par le lieu - alors que c'est dans le nord que sont localisés le Niflheim et les géants du gel. En revanche, quand les puissances du sud furent réellement identifiées au Muspelheim, celui-ci ne tarda pas à se changer en son contraire, en acquérant une valeur négative ; il devint la résidence de Surtr, c'est-à-dire « le Noir », qui renversera les dieux et provoqura la fin d'un cycle : et les fils de Muspel sont précisément des entités ennemies des dieux olympiens, qui feront s'écrouler le pont Bifröst reliant la terre au ciel (cf. Gylfaginning, 4, 5, 13, 51 ; Völuspa, 50, 51 ; W. Golther, Germanische Mythologie, cit., p. 540).
  6. On peut rappeler que dans les noms mêmes de l'Irlande et du Groenland (grünes Land = la terre verte) se conserve cette idée du « vert » et que le Groenland semble avoir gardé jusqu'au temps de Procope une végétation luxuriante.
  7. Le fait que dans les Eddas la race des géants, dont l'ancêtre est Hymir, soit antérieure à celle des Ases, doit être interprété, de même que l'antériorité des asura aux deva hindous, comme la transposition, dans le mythe des origines, d'une antériorité historique relative, concernant une race aborigène chez laquelle la race boréale n'apparut qu'à une période ultérieure. Une autre interprétation est possible, si l'on rapporte le mythe à un cycle ultérieur : l'union de Bur avec une femme de la race des géants, peut alors être considérée comme le thème d'un cycle héroïque. De cette union naissent en effet les Ases célestes, qui, dans une première phase, exterminent les géants, mais se trouvent ensuite de nouveau en lutte avec eux, tout en luttant aussi contre les Wanen, race divine plus pacifique qu'héroïque (cycle lunaire). Finalement, les géants ont le dessus, c'est-à-dire qu'une nouvelle civilisation titanique triomphe, les forces élémentaires se déchaînent et un monde prend fin.
  8. C'est probablement pour cela que les Nibelungen et les géants sont représentés comme les artisans d'objets et d'armes magiques, qui passèrent ensuite aux Ases ou aux héros - par ex. le marteau-foudre de Thor, l'anneau d'or et le casque magique de Sigurd. Une légende plutôt compliquée parle de la façon dont les Ases se trouvèrent liés à eux pour avoir eu recours à leur aide dans la reconstruction de la forteresse de l'Asgard, celle qui barre d'ailleurs le passage aux « natures élémentaires » (Gylfaginning, 42).
  9. Selon la conception nordico-germanique originelle, outre les héros choisis par les Walkyries, seuls les nobles, grâce à leur origine non humaine, jouissent de l'immortalité divine ; et il semble que le rite de la crémation ne fut utilisé que pour les héros et pour les nobles. De toute façon, dans la tradition nordique, seul ce rite, prescrit par Odin, permettait d'ouvrir la porte du Walhalla, tandis ceux qui étaient enterrés (rite méridional), restaient, pensait-on, esclaves de la terre.
  10. Cf. W. Golther, Op. cit., pp. 211-213.
  11. Cette double influence se trouve exprimée d'une façon typique dans le poème Heliand. D'une part, on y trouve représenté un Christ avec des traits guerriers et peu évangéliques ; d'autre part, on y trouve le dépassement de cette notion obscure du destin - la Wurd - qui, dans la période germanique plus tardive, avait pris tant d'importance qu'elle était sensée exercer son pouvoir même sur les forces divines. Dans le Heliand, le Christ est à l'origine de la Wurd. Cette force, dominée par lui, devient la « puissance magnifique de Dieu ».
  12. Cf. A. de Gobineau, op. cit., pp. 163-170; M. Guizot, Essai sur l'histoire de France, cit., pp. 86, 201 ; O. Gierke, Rechtsgeschichte der deutschen Genossenschaften, cit., vol. I, pp. 13, 29, 105, 111, etc.
  13. Cf. O. Gierke, Op. cit., pp. 89-105.
  14. Cf. M. Guizot, Op. cit., pp. 261-262, 306-307, 308-311.
  15. Cf. A. Dempf, Sacrum Imperium, cit., 143 ; F. Kern, Der rex et sacerdos im Bilde (Forschungen und Versuche zut Geschichte des Mittelalters und der Neuzeit, Iéna, 1913).
  16. On a justement remarqué (cf. M. Bloch, Les Rois Thaumaturges, cit., p. 186) que, bien que puissant et fier, aucun monarque du Moyen-Âge ne se sentit capable de célébrer - comme les anciens rois sacrés - la fonction du rite et du sacrifice qui était passée au clergé. Si loin que soient allés les Hohenstaufen dans la revendication du caractère surnaturel de l'Empire, ils ne surent pas réintégrer dans son représentant la fonction primordiale du rex sacrorum, tandis que le chef de l'Église s'était approprié le titre de pontifex maximus propre aux empereurs romains. Dans la doctrine gibeline d'Hugues de Fleury, la primauté, fût-elle sacrale, de l'Empire, est limitée à l'ordo - c'est-à-dire à l'organisation extérieure de la Chrétienté - et exclue de la dignitas, qui ne revient qu'à la seule Église.
  17. Cf. Kantorowicz, L'Empereur Friedrich II, cit., pp. 517-518, où l'on parle du « sang impérial » en se référant aux Hohenstaufen : « Une grâce spéciale est liée à ce sang, puisqu'à ceux qui en surgissent il est donné de connaître les mystères du royaume de Dieu... que les autres peuvent contempler seulement à travers des images... C'est la maison divine des Césars romains qui réapparaît avec les Hohenstaufen, la maison céleste des divins Augustes dont les étoiles brillent à jamais, qui conduit d'Énée, père du peuple romain, en passant par César, jusqu'à Frédéric et à ses descendants par filiation directe. C'est pourquoi les membres de cette maison impériale sont appelés divins. Et ce ne sont pas seulement les aïeux morts qui s'assirent sur le trône impérial qui sont appelés divins, mais aussi les vivants et, en général, tous ceux qui appartiennent à la souche impériale des Hohenstaufen... Ainsi, peu à peu, ce n'est pas uniquement la fonction royale comme telle, qui apparut divine, comme déjà du temps de Barberousse, et ce n'est pas non plus la seule personne de Frédéric : c'est le sang des Hohenstaufen, qui fut considéré comme césarien et divin. Si la domination des Hohenstaufen avait duré encore un demi-siècle, si Frédéric III, annoncé par les Sybilles était venu, l’Occident aurait revu le divin Auguste franchir les portes de Rome et aurait brûlé l'encens devant sa statue sur les autels. Avec les Hohenstaufen, apparut pour la dernière fois, en Occident, une dynastie divine ».
  18. Cf. R.N. Coudenhove-Kalergi, Hold Oder Heiliger, Vienne, 1927, pp. 68-69.
  19. Cf. J. Evola, Le Mystère du Graal..., cit. Si les « rois du Graal » peuvent être considérés comme le symbole central de la tradition secrète gibeline, la généalogie symbolique donnée par Wolfram von Eschenbach fait apparaître la relation de cette tradition avec l'idée du « roi du Monde » et avec l'aspect anti-guelfe des Croisades. Cette généalogie relie les rois du Graal avec le « Prêtre Jean » (qui est précisément une des figurations médiévales du « Roi du Monde ») et avec le Chevalier du Cygne, qui à son tour, comme on va le voir, eut un rapport symbolique avec des chefs croisés, comme Godefroi de Bouillon.
  20. Cf. A. Graf, Roma nella memoria et nelle imaginazioni del Medioevo, cit., vol. II, pp. 500-503.
  21. Cf. E. Gebhart, L'Italia mistica, Bari, 1934, p. 117.
  22. Ibid., p. 115.
  23. Cf. Aroux, Les Mystères de la chevalerie, cit., p. 93.
  24. Cf. La Chanson du Chevalier au Cygne et Godefroi de Bouillon, éd. Hippeau, Paris, 1874-77. Dans le Chevalier au Cygne, dont la patrie est la région céleste et qui se soustrait à l'amour d'Élise, on trouve donc le thème antigynécocratique, propre aux cycles héroïques et déjà présent dans les mythes d'Héraclès, Énée, Gilgamesh, Rostam, etc.