Denis de Rougemont

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Denis de Rougemont, né le 8 septembre 1906 à Couvet (Suisse) et mort le 6 décembre 1985 à Genève, était un philosophe, essayiste et enseignant suisse. Il a fait partie des intellectuels que l'on a surnommés les « Non-conformistes des années 30 » et est considéré comme l'une des figures pionnières du fédéralisme européen.

Denis de Rougemont âgé

Par commodité, dans cette entrée ses nom et prénom ont été abrégés en DDR.

Biographie

Né en 1906 à Couvet dans le canton de Neuchâtel et mort en 1985 à Genève, Denis de Rougemont est issu d'une famille protestante dont le père exerce la fonction de pasteur. Outre une foi ardente qu'il conservera toute sa vie et sans omettre l'existence vécue dans un État fédéral, il comprend mieux les principes du fédéralisme du fait de l'absence d'une structure ecclésiastique aussi organisée que dans l'orthodoxie et le catholicisme.

Curieux, le jeune Rougemont voyage en Europe. Il y découvre tout à la fois les spécificités de chaque peuple et leurs ressemblances. Ayant le modèle politique suisse en tête, il comprend vite que les Européens doivent s'entendre s'ils veulent maintenir leur liberté et leurs particularités. On est aux lendemains désenchantés de la Grande Guerre. Les traités ont complètement déstabilisé le continent. À peine créés, les nouveaux États d'Europe centrale et orientale sont aussitôt au prise avec des minorités nationales. De ses voyages, DDR revient convaincu de l'inanité du modèle de l'État-nation et de son corollaire idéologique qui en est le jacobinisme.

Un non conformiste des années 1930

Installé à Paris à la fin des années 1920, Rougemont fait la rencontre de groupes intellectuels qui vont sous peu former les « non conformistes des années 1930 ». Parmi ces groupes, il se sent le plus en phase avec L'Ordre nouveau animé par Arnaud Dandieu, Alexandre Marc et Robert Aron. Il commence aussi à collaborer à différentes revues telles que La Nouvelle Revue française, Plan de Philippe Lamour et Esprit d'Emmanuel Mounier. En 1933, "L'Ordre nouveau" lance une revue qui porte le même titre. Au sein de la rédaction, DDR y développe ses thèmes de prédilection qui sont d'ordre philosophique et politique. Contre l'État-nation, il propose le fédéralisme intégral et la reconstitution des corps intermédiaires. Il suggère par là d'arrêter l'individualisme exacerbé. Il s'inquiète aussi du triomphe de l'esprit bourgeois et de l'ascension fulgurante des totalitarismes communiste et national-socialiste. Tant les colonnes de L’Ordre nouveau que dans les autres revues non conformistes, il stigmatise le capitalisme, le matérialisme, le démocratisme, l'universalisme et le nationalisme. Il s'agit alors pour les différentes tendances non conformistes de déterminer une quatrième voie qui, enfin, reconstituerait les communautés humaines et redonnerait à la personne sa liberté et sa dignité écrasées par les totalitarismes de l'égalité, de la race et de l'argent. Son activité rédactionnelle se double d'un intense dynamisme éditorial (il édite des auteurs dont le Russe Nicolas Berdiaev) et de la sortie de plusieurs essais (Politique de la personne, 1934). Parallèlement, il fonde et anime en 1933 une revue de « métaphysique protestante » Hic et nunc qui donne un point de vue protestant non conformiste au devenir de la société européenne.

Après la faillite de sa maison d'éditions, contraint au chômage, DDR part en Allemagne en 1935 où il occupera la fonction de lecteur en français à l'université de Francfort. Pendant une année, il côtoie directement le nazisme. Rentré en France, il donne son témoignage sans concessions sur ce jacobinisme brun : c'est le Journal d’Allemagne (1938). La réflexion politique et philosophique ne l'accapare pas complètement puisqu'il publie en 1940 L’Amour en Occident. Dans cet ouvrage qui le rend célèbre bien au-delà des milieux fédéralistes ou non conformistes, DDR distingue avec finesse et érudition deux archétypes d'amant occidental représentés par Tristan et Don Juan. Le premier incarne la fidélité amoureuse, l'harmonie des sens, la dépendance réciproque, le tragique, tandis que le second représente le goût de la conquête, la séduction, l'« exploit » physique, le drame. L'ouvrage pourrait paraître singulier dans un ensemble axé sur le fédéralisme. Or ce n'est pas le cas, car, depuis la fin de son adolescence, DDR a montré de l'intérêt pour des thèmes fort variés : la philosophie politique, la théologie, la science, la musique, l'histoire, les langues... Il est un parfait « honnête homme » dans l'acception de la Renaissance.

L'exil américain

Quand éclate la deuxième guerre mondiale, l'armée suisse le rappelle sous les drapeaux. Dans son pays, il fait partie de ceux qui entendent que la Confédération helvétique s'oppose au Reich hitlérien. Puis, à la fin de l'année 1940 après l'effondrement de la France, il quitte l'Europe pour s'installer aux États-Unis. Là, il rencontre d'autres Européens en exil - dont le néo-thomiste Jacques Maritain - et en profite pour visiter l'Amérique latine. On peut s'étonner qu'un ardent Européen puisse abandonner l'Europe au moment précis où elle flambe. D'autres non conformistes (Emmanuel Mounier, Robert Aron, Thierry Maulnier) préfèrent rester, quitte à effectuer des contorsions morales préparatoires à de divers lendemains possibles... Être aux États-Unis permet toutefois à Rougemont de constater personnellement le mode de vie américain.

De retour en Europe en 1947, il publie Vivre en Amérique, un témoignage qui se veut le pendant de son Journal d’Allemagne. L'essai est ambigu. Rougemont s'enthousiasme pour le fédéralisme, l'énergie, le dynamisme et le pragmatisme de la société américaine. Il salue le sens civique des Américains, leur religiosité, leur liberté de penser, leur esprit d'entreprise, leur ténacité. Toutefois, l'ancien rédacteur de L’Ordre nouveau rejoint les critiques de ses amis Arnaud Dandieu et Robert Aron quand ils avaient écrit en 1931 Le cancer américain. Lors de son séjour outre-Atlantique, il a observé la montée en puissance de la bureaucratie fédérale engendrée par le New Deal rooseveltien. Il constate que les métropoles américaines favorisent l'anonymat individuel, le déracinement et la perte des solidarités charnelles. Il pressent que les États-Unis entrent dans une nouvelle période de leur histoire et il craint que cette nouvelle époque soit l'âge d'or des « organisateurs » (des technocrates) chers à James Burnham...

Entre-temps, Rougemont reprend son militantisme en faveur du fédéralisme européen. En 1948, il organisme le Congrès de La Haye dont il est le rapporteur aux questions culturelles. Au cours de ce congrès qui rassemble de nombreuses personnalités politiques, syndicales et intellectuelles venues de France, de Belgique, de Grande-Bretagne, des Pays-Bas et d'Italie, apparaissent deux grands courants « européistes » qui vont structurer pendant un demi-siècle le débat européen : les fédéralistes favorables à une Europe politique fédéralistes à très brève échéance, et les fonctionnalistes qui avancent que l'Europe politique ne pourra réussir que s'il y a au préalable une Europe économiquement intégrée. Triomphant à l'issue du congrès, le fonctionnalisme démontre 55 ans plus tard l'inanité de son raisonnement puisque l'Europe économique bien réel rend plus fantomatique encore l'Europe politique. Lors de ce congrès, DDR expose les huit principes du fédéralisme, principes qui deviendront rapidement les Tables de la Loi des mouvements fédéralistes en Europe.

Fédéraliste, écologiste et Européen

Avec la Guerre froide et la division de l'Europe en deux blocs antagonistes, Rougemont n'opte plus une troisième voie. Anti-communiste convaincu, il soutient les révoltes de Budapest en 1956 et de Prague en 1968. Il appuie aussi l'alliance euro-américaine.

Membre respecté de l'Union européenne des fédéralistes, DDR participe à la création de nombreux organismes chargés de promouvoir l'idée européenne : le Collège d'Europe à Bruges, le Centre européen de la Culture, le Conseil européen pour la recherche nucléaire, la Fondation européenne de la Culture. Il explique son engagement européen par les arguments suivants. Pour survivre aux dégâts considérables provoqués par deux conflits mondiaux et résister à l'hégémonie soviétique, l'Europe n'a pas d'autre choix que de s'unir. La réussite de cette union politique repose sur l'application stricte du fédéralisme, du principe de subsidiarité et sur l'existence de communautés intermédiaires qui sont proche des personnes sans verser dans l'esprit de clocher. A ses yeux, ces communautés de taille idéale sont les régions. L'union de l'Europe ne se fonde pas que sur des questions économiques ; elle s'appuie d'abord sur une histoire partagée et des valeurs communes (dont le christianisme d'où découle une certaine idée de l'homme... et de la femme). Pour lui, l'investissement du champ culturel est une priorité absolue. Il faut faire des Européens avant de construire l'Europe.

Au début des années 1950, Rougemont approfondit le thème de l'écologie qu'il traitait déjà en filigrane dans ses articles des années 1930. Inquiet de l'évolution technique et démographique du monde, cet amoureux de la mesure (hostile à toute hubris) intègre des préoccupations écologiques dans sa réflexion. Au fédéralisme européen reposant sur des communautés régionales restreintes et au personnalisme qui est un fédéralisme individuel, il leur ajoute une troisième dimension écologique. En effet, comment défendre des ensembles restreints si leur milieu naturel est pollué ? Comment développer les potentialités du personnalisme si l'on vit dans un environnement sale, gris et anonyme ? Comment montrer l'originalité de l'Europe si elle suit servilement le système occidental de gaspillage des ressources naturelles ? En 1976, il fonde l'association écologique européenne "Ecoropa" qui souhaite répondre à ces questions fondamentales. L'année suivante, dans L’avenir est notre affaire, DDR retrouve les accents de L’Ordre nouveau. Il y attaque avec violence la furor moderne : les ravages des compagnies multinationales, la menace nucléaire, le culte de la croissance économique indéfinie et éternelle, la centralisation technocratique, la commercialisation des êtres et du monde, le pillage de la planète, la religion de l'automobile. Certains écolo-progressistes n'apprécient pas ses critiques et ils l'accusent à leur tour de véhiculer derrière un masque écologiste des conceptions conservatrices, voire fascistes ! Émerge alors l'image d'un Denis de Rougemont précurseur ou parrain des « droites révolutionnaires européennes » avec, dans la première moitié des années 1980, la parution d'essais tels que L’Idéologie française de Bernard-Henri Lévy ou La droite révolutionnaire de Zeev Sternhell qui assimilent la nébuleuse non conformiste des années 1930 à un fascisme français, thèse que soutiennent aussi certains théoriciens nationalistes révolutionnaires.

L'œuvre de Denis de Rougemont est riche et volumineuse. Certains de ses textes ont su franchir la barrière du temps et restent d'actualité. Certains déplorent un angélisme (géo)politique, comme dans L’avenir est notre affaire où Rougemont évoque une Europe fédérale des régions qui serait en paix avec tout le monde parce qu'incluse dans une Fédération planétaire.

Occidental par destinée, Européen par vocation, DDR avait placé le mystère de l'Incarnation et la passion du Christ au centre de sa vie. Il est mort le 6 décembre 1985, conscient que « notre vocation est bel et bien d'aller ailleurs, mais avec tout ce que nous sommes ».

Appréciation critique

Rougemont en tenue d'officier de l'armée suisse (juillet 1940)

Denis de Rougemont restera pour beaucoup l'auteur de L'Amour et l'Occident. Bien plus qu'un essai d'histoire littéraire à la thèse audacieuse, ce livre fut l'expression la plus vigoureuse d'une pensée engagée dans le vif d'un projet qu'il faut bien qualifier de spirituel, l'un des jalons d'un itinéraire dont la cohérence, aujourd'hui qu'il a atteint son terme, nous frappe. Car en le publiant à 33 ans, en 1939, DDR avait déjà choisi de répondre à la montée des périls par la défense active d'un humanisme établi sur la rencontre des idées d'amour et de personne. Vieille occasion de débats pour tant de penseurs chrétiens, que cet écrivain allait pourtant élargir, en puisant, aux sources de la sensibilité occidentale, une vision renouvelée de la culture européenne.

Tout le disposait en effet à devenir cette figure exemplaire de l’Homo europeanus que reconnaissait en lui Saint-John Perse : son pays, son ascendance, sa tradition familiale, son éducation. Son engagement dans l'œuvre collective n'entravera pas cependant l'approfondissement d'une recherche où l'Europe est restée un thème permanent.

Il est des œuvres dont l'influence ne se mesure pas seulement aux générations d'épigones qu'elle suscite. Celle de DDR avait tout pour cela : l'ampleur, l'unité, le style. Mais, chez lui, l'action était si souverainement la sœur du rêve qu'elle entoura sa pensée d'un rayonnement interdit aux œuvres purement spéculatives. Celui qui voyait dans « la commune mesure de la pensée et de l'action l'essence même de toute culture » ne pouvait que s'alarmer de la crise contemporaine du langage, de l'appel aux expressions sauvages de la vie pulsionnelle autant que de la mythification d'un « principe rationnel » devenu pour l'Europe bourgeoise un « agent de division » entre l'homme et son monde.

Contre la solitude de l'intellectuel, l'émiettement des expériences, la division des consciences, DDR inventa, bien avant le mouvement existentialiste, une pensée de l'« engagement » qui consistait « tout simplement à assumer les conséquences de ses actes et le sens politique de ses écrits ». C'était, en fait, l'intuition fondatrice de la pensée de Rougemont qui se trouvait là impliquée, son constat qu'« il n'est pas de pensée innocente, de création sans sacrifice, d'incarnation sans doutes parfois torturants ». Une pensée que l'expérience chrétienne de son auteur conduisait à « la plus insistante vénération du réel », et qui ne reculait pas plus devant les contradictions de l'esprit incarné que face à la vision de l'abîme.

Si la thèse, développée dans L'Amour et l'Occident, d'une origine religieuse, cathare, de l'amour-passion au XIIe siècle européen a pu choquer en son temps, c'est peut-être en définitive, parce qu'elle introduisait à une analyse de l'anarchisme de l'amour conçu comme une composante capitale de la psyché occidentale. En décrivant « le conflit nécessaire de la passion et du mariage en Occident », le livre révélait, de fait, dans l'exaltation moderne de la passion stérile et la montée du divorce, autant que dans la politique autarcique des États totalitaires, l'ascendance d'un commun principe de mort. Mais, en éclairant la face nocturne des mythes d'Éros, DDR ne prétendait à rien d'autre qu'à procéder à une "mythanalyse" capable de nous libérer des puissances incontrôlées de l'inconscient.

Dans cette lutte éternelle d'une Europe des Lumières et d'une Europe des passions, DDR identifiait le visage tourmenté de l'Occident. Il y reconnaissait une double postulation structurelle semblant régir le destin de l'homme comme celui de ses communautés. Voyant dans le triomphe des États-nations celui de la passion négatrice de l'autre, il appelait de ses vœux, le premier, dès 1935, une "révolution culturelle" qui devait conduire les peuples européens sur la voie d'un fédéralisme ouvert aux communautés régionales, à leur polyphonie dans l'unité politique. Jamais il ne perdit de vue ce refus passionnel du monde qu'il avait dénoncé dans son 1er grand livre. C'est ainsi qu'il faut entendre les prises de position développées dans L'avenir est notre affaire, son dernier livre. Son personnalisme y prenait cette fois la défense d'une nature pour la sauvegarde de laquelle il souhaitait la constitution d'une "écologie politique".

Bibliographie

  • Œuvres complétes, D. de Rougemont, tome III, 2 vol. établis et présentés par C. Calame, La Différence, 807 et 880 p.
  • Denis de Rougemont, Introduction à sa vie et son œuvre, F. Saint-Ouen, Georg/Centre européen de la culture, 125 p.
  • Denis de Rougemont, Une biographie intellectuelle, B. Ackerman, 2 vol., Labor & Fides,1278 p.
  • Denis de Rougemont, De la personne à l'Europe, B. Ackermann, L'Âge d'Homme, 1999.
  • Réédition de la revue L'Ordre nouveau, 5 vol.
  • coll. (dir. G. Merlio), Ni gauche, ni droite : les chassé-croisés idéologiques des intellectuels français et allemands dans l'Entre-deux-guerres, , Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, 1995.

Liens externes

  • Site de la Fondation Denis de Rougemont pour l'Europe : Fondation DDR

Textes à l'appui

► Denis de Rougemont, un amoureux de l'Europe

Couverture de l'anthologie commentée des textes fondateurs de l'idée européenne, parue en 1961. Bien antérieure à l’idée nationale, l’idée européenne remonterait à Hésiode.

À l'heure où les États-nations se délitent et où le pseudo-fédéralisme bruxellois apparaît plus en plus comme un simple relais du marché mondial, l'œuvre de Denis de Rougemont ouvre des perspectives audacieuses. Une moisson d'ouvrages récents qui lui sont consacrés nous incite à redécouvrir les idées et les engagements de ce pionnier du personnalisme et du fédéralisme.


Qui connaît vraiment Denis de Rougemont ? Quelques-uns ont lu L'amour et l'Occident, et certains universitaires ou historiens des institutions se sont intéressés, d'assez loin, au militant fédéraliste européen. Peu l'ont approché avec circonspection à la lumière de sa vocation existentielle et politique. DDR a pourtant publié une trentaine d'ouvrages, plus de cinq cents essais parus dans des revues ou volumes collectifs et plusieurs centaines d'articles embrassant des thèmes fort différents (théologie, personnalisme, fédéralisme, amour, poésie, écologie, engagement, psychanalyse, linguistique, musique, etc.), mais avec une préoccupation constante : la construction d'une Europe continentale où la personne s'affirme spirituellement et culturellement dans une communauté de base dont l'Amour doit être le vecteur décisif. DDR est né le 8 septembre 1906 à Couvet, dans le canton de Neuchâtel. Fils de pasteur, il reste passionnément protestant jusqu'à la fin de sa vie, à l'enseigne du théologien Karl Barth dont il fait la découverte dans les années 20. En 1923, La Semaine littéraire publie son premier article sur Montherlant et le football. Il voyage beaucoup – Souabe et Prusse orientale, Autriche, Hongrie (Petit journal de Souabe, 1929, et Le paysan du Danube, 1932) -, ce qui lui permet de connaître l'Europe et d'apprécier la diversité de ses peuples.

Des méfaits de l'école

En 1929 paraît son premier ouvrage à Genève : Les méfaits de l'instruction publique. Il y pourfend notamment le manque de psychologie de l'enfance de la part des professeurs : la différence, l'altérité, les « valeurs de l'âme » sont supprimées au profit d'une éducation égalitaire et standardisante. Le droit à la différence est éradiqué par le devoir de ressemblance. Ces observations répondent à l'expérience de DDR : « L'école me rendit au monde, vers l'âge de dix-huit ans, crispé et méfiant sans cesse en garde contre moi-même à cause des autres desquels il ne fallait pas différer, profondément hypocrite donc, et le cerveau saturé d'évidences du type 2 et 2 font 4 ou tous les hommes doivent être égaux en tout » (1). Et il poursuit : « On ne changera pas l'École sans changer l'État qui l'a faite » (2).

Selon Rougemont, il faut fonder de nouvelles communautés plus petites, à hauteur d'homme, afin de respecter la singularité de chacun et la sociabilité de tous, la multiplicité dans l'unité. Sur le plan institutionnel, la libération du carcan statonational est nécessaire. Seule une communauté régionale au sein d'une Europe fédérée peut susciter une citoyenneté active, mobilisatrice et responsable : « Les conditions d'une vraie communauté étant restituées, une intégration plus éducative et plus heureuse des activités d'instruction à la vie de la Cité devient praticable. Et alors, une École nouvelle peut se créer selon les besoins réels de la communauté, mais aussi de la formation des personnes - dans la tension féconde, et qu'il faut assumer, entre ces deux finalités » (3).

Décidé à mener un combat intellectuel face à la décadence morale, il s'installe à Paris en 1930, où il dirige la maison d'édition "Je sers", qui publie Kierkegaard, Karl Barth, Nicols Berdaiev, Ortega y Gasset. Quelques mois plus tard, il écrit dans Foi et vie, La NRF et Plans. DDR, bien que protestant, soutient activement la création de la revue catholique Esprit (1932), dirigée par Emmanuel Mounier, à laquelle il collabore.

L'aventure de "L’Ordre nouveau"

En 1933, il lance, avec Arnaud Dandieu, Robert Aron et Alexandre Marc, L'Ordre nouveau, revue anticonformiste portant le même nom que le groupe auquel il avait adhéré fin 1931 et qui se situe aux antipodes du socialisme étatique et du libéralisme marchand. L'équipe se réclame du personnalisme et du fédéralisme, refuse l'individualisme bourgeois comme le collectivisme massificateur, sans pour autant se référer au fascisme, dont « l'étatisme traduit une perte du sens civique et une oppression des personnes ». Leur vision du monde spirituelle et communautaire s'inspire beaucoup de Max Scheler]] , père fondateur du personnalisme philosophique. La morale du travail, « sur laquelle le monde bourgeois prétend fonder la dignité humaine » (4), se trouve au centre des préoccupations de Rougemont : le capitalisme, par « ses méthodes abstraites, centralisatrices et gigantiques, sa brutalité systématique et inhumaine », est à ses yeux responsable de la « décadence culturelle » de l'Occident (5). « Il a brisé les rapports humains au sein de la communauté ; il a créé une nouvelle forme d'esclavage, le prolétariat salarié ; il a provoqué des réactions "collectivistes" ou "totalitaires" également inhumaines et désespérées » (6). Quelques mois plus tard, dans Esprit, il stigmatise encore l'idéologie du travail : « Tout travail qu'on limite à la nécessité d'assurer le minimum de vie se trouve condamné par-là même à ne jamais suffire à cette nécessité » (7).

DDR et le Conseil suprême de la fédération Ordre nouveau (« centre d'initiative spirituelle ») inscrivent le fédéralisme dans la tradition du communalisme français et de la pensée proudhonienne : « L'action du Conseil suprême ne sera pas unificatrice […] elle sera au contraire fédéraliste, c'est-à-dire qu'elle veillera à la sauvegarde des expressions personnelles, ou même régionales, ou religieuses ou non religieuses, dans les communes et les fédérations des communes. Il n'est pas nécessaire, il serait même totalement absurde, de vouloir imposer une mesure commune extérieure et unifiée à une fédération dont le principe commun est justement personnaliste, c'est-à-dire à une fédération dont la vie même suppose la libre et pleine expression des diversités » (8).

Un texte-manifeste rédigé par Gabriel Rey, revu par Alexandre Marc et publié dans la revue Plans de Philippe Lamour, en novembre 1931, donnait cette définition de leur engagement : « Traditionalistes mais non conservateurs, réalistes mais non opportunistes, révolutionnaires mais non révoltés, constructeurs mais non destructeurs, ni bellicistes, ni pacifistes, patriotes mais non nationalistes, socialistes mais non matérialistes, personnalistes mais non anarchistes, humains mais non humanitaires » (9). Ces hommes ne se contentent donc pas de critiquer, à la manière si moderne des aigris ou des cyniques, mais, après un travail de clarification doctrinale, tentent de proposer des alternatives programmatiques à une société décadente.

Après la faillite des éditions "Je sers", DDR et sa femme, sans travail, vivent pendant un an sur l'île de Ré (le Journal d'un intellectuel au chômage paraîtra en 1937). Loin de rester inactif, Rougemont publie Politique de la personne (1934) : « La personne est le témoignage d'une vocation reçue et obéie. Je suis une personne dans la mesure où mon action relève d'une vocation, fût-ce au prix de la vie de mon individu » (10). Il traduit parallèlement la Dogmatique du théologien protestant Karl Barth.

Observateur et critique du nazisme

En 1935, Rougemont part comme lecteur de français à l'université de Francfort, et observe le nazisme. Beaucoup d'intellectuels, certains de ses amis, ne comprennent pas pourquoi il se rend dans un pays totalitaire. À ceux-là, Rougemont répond que la meilleure manière de juger une politique, c'est encore de vivre dans le pays où elle est appliquée. Dans le Journal d'Allemagne, publié en 1938, il s'explique : « Lorsque j'essaye d'évoquer ce discours qui m'a révélé "leur" secret, pour peu de passion que j'y mette, on m'apprend que je suis hitlérien ! C'est que les hommes de notre temps ne croient pas au jugement de l'esprit, mais seulement au frisson des tripes » (11). Expliquer n'est pas adhérer. Rougemont stigmatise le régime hitlérien, parce qu'il vise à l'uniformisation totale des modes de vie, acceptant et continuant en cela l'héritage de l'État-nation centralisé issu de la Révolution Française. Et Rougemont retrouve dans le nazisme de nombreux ingrédients bourgeois conjugués à une mystique massificatrice du Chef prédestiné qui se substitue à Dieu.

Contempteur du totalitarisme communiste, il ne peut qu'être hostile au national-socialisme, dont le mécanicisme standardisant fonctionne de la même façon. Mais à la différence de beaucoup, Rougemont rappelle que ce sont les démocraties capitalistes qui engendrent ces régimes par leur incapacité à résoudre les graves problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels elles sont confrontées. Son essai Penser avec les mains (1936) réaffirme qu'un personnalisme concret, attaché à l'âme et à l'esprit, mais aussi aux réalités vivantes, est l'antidote du totalitarisme. Jean-Pierre Maxence relève, à propos de Penser avec les mains, « la profondeur et la richesse des analyses, la sobre originalité, les horizons qu'il lait découvrir, son style, au vrai sens du mot, où l'expression colle à la pensée avec une singulière vigueur » (12).

La guerre et l'exil

Une nouvelle expérience enrichit Rougemont à l'occasion de la préparation de l'exposition nationale de Zurich (1939) : il écrit un oratorio sur la vie de Nicolas de Flue (l'instigateur de la neutralité suisse au XVe siècle), qu'Arthur Honegger mettra en musique. L'année suivante paraît son célèbre livre : L’Amour et l'Occident. Mobilisé dans l'armée suisse en 1940, il participe à la fondation de la Ligue du Gothard, mouvement civil et militaire de résistance à l'Allemagne hitlérienne. Un article sur l'entrée d'Hitler à Paris, paru dans La Gazette de Lausanne, lui vaut une condamnation de 15 jours de prison. Mission ou démission de la Suisse ? paraît la même année.

Le 20 septembre 1940, DDR se rend aux États-Unis pour la représentation de son Nicolas de Flue. Il y restera jusqu'en 1947. Collaborant à La voix de l'Amérique, il côtoie de grands Européens en exil : Antoine de Saint-Exupéry,[[ Max Ernst, Marcel Duchamp, André Breton, Jacques Maritain. En 1941, il publie à New York The Heart of Europe, écrit avec l'Américaine Charlotte Muret. Puis il séjourne durant l'été à Buenos Aires, sur l'invitation de Victoria Occampo - amie de Paul Valéry, Roger Caillois, Jean Paulhan et Pierre Drieu la Rochelle, future grande dame des lettres argentines.

Plusieurs ouvrages jalonnent la période américaine de DDR : La part du Diable (1942) (13), Les personnes du drame (1944) et les Lettres sur la bombe atomique (1946), qui paraissent juste après les explosions d'Hiroshima et de Nagasaki. Vivre en Amérique paraît en 1947. De même qu'il a connu et jugé l'Allemagne hitlérienne des années 30, Rougemont peut maintenant analyser objectivement les États-Unis. Le cancer américain (1931) de Robert Aron et Arnaud Dandieu l'avait prémuni contre la réalité standardisée et inhumaine de la civilisation américaine. Et n'avait-il pas écrit, dans sa jeunesse, un article virulent contre le fordisme ?

« Je prophétise votre ruine... »

Vivre en Amérique ne semble pas confirmer cette hostilité de principe. Rougemont s'y montre fasciné par la « souplesse civique », « ce dynamisme [...] qui contraste si fortement avec les scléroses et les vieilles rancunes de la vie politique européenne » (14). La découverte du Nouveau Monde, mélange de joie et d'énergie, par un Européen ayant fui un continent en guerre, suscite l'enthousiasme : « L'Amérique n'est pas un pays de rêve, quand on y vit, mais c'est un pays de rêveurs » (15). Mais DDR prend vite conscience de ses vices, à commencer par immensité géographique. Dans un pays aussi grand, la voix de chacun ne peut pas être entendue. La bureaucratie, les excès et le désordre de l'administration, les syndicats et groupes de pression font de cette « mer des paperasses » une gigantesque poubelle Dans son Journal des deux mondes (1948), il voit dans l'Amérique un « lieu d'extrême civilisation matérielle [...] hanté par on ne sait quelle sauvagerie des hauteurs et d'extrême densité humaine [...] baigné dans une atmosphère irrémédiablement désertique » (16). Cette civilisation utilitaire ne peut finalement que susciter la désapprobation d'un homme enraciné en quête de valeurs spirituelles : « Je prophétise votre ruine et l'anémie de vos Tours de Babel, et l'idiotie de vos enfants, et la déperdition de vos énergies sans direction, et le dégonflement de vos crédits, et la stupidité de vos banquiers, et le triomphe savants sur votre liberté sentimentale » proclame Rougemont (17).

Retour définitif en Europe en 1947. Rougemont habite dans la maison du garde-chasse de Voltaire, à Ferney. La bataille pour la construction européenne s'illustre au Congrès de Montreux, où il prononce le discours inaugural : L'attitude fédéraliste. C'est un triomphe. Au Congrès de la Haye, en 1948, sous la présidence de Winston Churchill, il est rapporteur de la Commission culturelle et rédacteur de la Déclaration finale, qui réclame « une Europe fédérée, rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées et des biens, avec un Conseil européen doté des pouvoirs nécessaires au bien du continent, une défense commune, une loi au-dessus des États, et une assemblée commune où soient représentées les forces vives de toutes les nations ». DDR est élu délégué général de l'Union européenne des fédéralistes. À la même époque, il publie L'Europe en jeu, montrant combien l'affirmation d'une grande Europe, naturelle et harmonieuse, est nécessaire face au partage du monde entre Américains et Soviétiques.

Rougemont est alors à la pointe du combat fédéraliste européen. Un bureau d'études, créé le 15 février 1949 à Genève, sous la direction de Rougemont et en liaison avec le Mouvement européen, organise la première Conférence européenne de la culture, à Lausanne, du 8 au 10 décembre 1949. Le Collège d'Europe de Bruges et le Centre européen de la culture sont inaugurés à Genève, en 1950. Dès décembre, se tiennent au CEC les premiers débats qui débouchent l'année suivante sur la fondation du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN).

La fin du mythe soviétique

Souhaitant pour la culture un financement autonome du gouvernement, garantie d'indépendance et de liberté d'action, DDR crée la Fondation européenne de la culture (1954), présidée par Robert Schumann. Face à la puissante propagande soviétique de l'époque, il anime aussi, de 1952 à 1966, le Congrès pour la liberté de la culture. Il soutient l'Appel en faveur de l'insurrection hongroise : « Les tanks soviétiques ont tiré sur la foule ouvrière. Cette phrase, qu'on n'a pas lue dans la presse communiste, nos enfants la liront dans leurs livres d'histoire. L'insurrection, bien qu'écrasée dans le sang, marque la fin d'une ère : celle du mythe communiste qui, pendant trente-six ans, domina la conscience prolétarienne et l'inconscient de millions de bourgeois. Fin d'un mythe, mais aussi d'un monstrueux sophisme » (18).

DDR s'intéresse également à l'Orient, et plus particulièrement à l'Inde, où il s'était rendu en 1951. Dans L'aventure occidentale de l'homme (l957), il oppose la disposition de l'Occidental, pour l'action et la prédisposition de l'Oriental pour la contemplation. Mais il défend avant tout le dialogue des cultures (l'expression reprise par l'UNESCO est de lui), qui permet de connaître et d'apprécier la pluralité des peuples : c'est en se connaissant soi-même que l'on a le plus de chance d'aller vers l'autre, et c'est en aimant la différence de l'autre que l'on redécouvre la sienne. En 1961 parait Vingt-huit siècles d'Europe, anthologie commentée des textes fondateurs de l'idée européenne. L'auteur y montre la permanence de l'esprit des peuples européens face la contingence de l'État-nation. Il lance, la même année, une campagne d'éducation civique européenne, animée par le CEC jusqu'en 1974, en collaboration avec l'Association européenne des enseignants. Paraissent à cette époque Comme toi-même (1961), qui reprend les thèmes centraux de L'Amour et l'Occident, Les chances de l'Europe (1962), quatre conférences tenues à l'université de Genève, et The Christian Opportunity (1963), une compilation d'articles sur les rapports de l'éthique chrétienne avec le monde moderne.

En 1963 est fondé l'Institut universitaire d'études européennes de Genève, dont Rougemont est directeur. Il reçoit le Prix littéraire du prince Pierre de Monaco. Un nouvel essai paraît sur les rapports entre la Suisse et l'Europe : La Suisse ou l'histoire des peuples heureux (1965).

Théoricien et acteur du fédéralisme

L'Europe fédérale doit être fondée sur les régions, réalités concrètes et charnelles, et non sur les États (une « amicale des misanthropes ») : « Dans les communautés restreintes, et là seulement, des structures solides peuvent s'organiser. Les critères sont connus, les mots prennent tout leur sens, les problèmes sont à hauteur d'homme, les solutions à dimensions de jeu. Des "masses" ne peuvent jouer, il y faut des équipes. Le fédéralisme est un système d'équipes unies par un même respect indiscuté des règles de jeu » (19).

Dans Le XXe siècle fédéraliste, il précise : « Je suis fédéraliste parce que je suis personnaliste. La personne est à la fois ce qui, dans chaque être, est le plus singulier et ce qui relie à son prochain, le fait entrer dans une communauté. On trouve dans cette définition le germe de tout fédéralisme bien conçu : la vacation qui distingue et relie à la fois, qui fait de l'individu un être unique et qui, en s'exerçant, devient créatrice de communauté [...] Le fédéralisme est la traduction directe, au plan de la cité - polis - et du civisme - civitas - des rapports de la personne et de la communauté » (20).

DDR réaffirme sa position dans L'un et le divers et Lettre ouverte aux Européens (1974). Dans ce dernier essai, il synthétise sa pensée en une formule : « Parce qu'ils sont trop petits, les États-nations devraient se fédérer à l'échelle continentale ; et parce qu'ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à l'intérieur ». En 1971, il lance le projet de région lémano-alpine et devient président du PEN Club de Suisse romande.

Régions et écologie

Personnaliste et fédéraliste, DDR est aussi écologiste. En 1976, il fonde et préside ECOROPA (association écologique européenne). Dans son dernier grand ouvrage, L'avenir est notre affaire, il vante les mérites d'un Sénat des régions, observant que régions et écologie sont indissociablement liées (participation civique, rééquilibrage des compétences, des pouvoirs et des ressources d'énergie, sauvegarde de l'environnement, reconstruction du tissu social et éducatif) face à la volonté de puissance des États-nations et à l'universalisme marchand, tous deux broyeurs des communautés naturelles dans lesquelles la personne s'enracine et s'affirme. DDR vitupère les effets du productivisme : destruction de la biosphère, croissance économique exacerbée, danger nucléaire, centralisation et inflation bureaucratique, gaspillage des ressources, etc. Il sollicite de nombreuses fois les travaux du Club de Rome sur les limites de la croissance.

Les dernières années de sa vie sont consacrées â la rédaction d'un Dictionnaire du fédéralisme. Plusieurs manuscrits restent inachevés, dont un ouvrage sur La morale du but. DDR meurt à Genève le 6 décembre 1985. Un grand aristocrate européen disparaissait ce jour-là. Il incarna « la tension même qui constitue la personne et l'identifie, l'effort de l'homme pour transcender son petit personnage individuel ou sociologique; et se mettre au service de quelque chose qui le dépasse, mais où il trouve enfin sa plus profonde raison d'être » (21). Cette « ascèse personnaliste » recommandée par DDR - « l'anéantissement du moi, la lutte entre l'individu et la vocation qu'il se reconnaît » - nous donne un exemple de sagesse à méditer.


Notes :

  1. Les petites lettres de Lausanne, 1, mars 1929, p.48.
  2. Ibid., p. 74.
  3. Ibid., p. 79
  4. Liberté ou chômage in L'ordre nouveau, 1933, p. 10.
  5. Précisions utiles sur l'industrie des navets in O.N., mars 1936, p.14.
  6. Avec René Dupuis, Historique du mal capitaliste in O.N., janv. 1937, p. 13.
  7. « Loisir ou temps vide ? » in Esprit, juil. 1934, p. 605.
  8. « Communauté révolutionnaire » in O.N., fév. 1934, p. 49.
  9. Texte non signé, « L'ordre nouveau » in Plans, nov. 1931, pp. 149-150. Voir également P. Andreu, Révoltes de l'esprit, Kimé, 1991, pp.37-51.
  10. « Définition de la personne » in Esprit, déc. 1934, p. 375.
  11. Journal d'Allemagne, Gal.,. 1938, p. 50.
  12. « Les livres de la semaine » in Gringoire, fév. 1937.
  13. Dans La part du Diable (Brentano's, New York, 1944, pp. 32-33.), il dresse un réquisitoire contre Satan et sa conquête du monde terrestre : « Tombé de l'éternel, Satan veut l'infini. Tombé de l'Être, il veut l'Avoir. Mais le problème est insoluble à tout jamais. Car pour avoir et posséder, il faut être, et il n'est plus. Tout ce qu'il s'annexe, il le détruit. ("Le Néant anéantit" dit Heidegger). Et certes, il pourra tout avoir, puisqu'il est appelé Prince de ce Monde dans l'Évangile - mais il n'aura que ce monde-ci ».
  14. « Santé de la démocratie américaine » in Journal de Genève, 17 janv. 1941.
  15. Vivre en Amérique, Stock, 1947, p. 21.
  16. Journal des deux mondes, Gal., 1948, p. 101.
  17. Ibid., p. 121.
  18. DDR, Œuvres complètes, tome III, vol. 2, La Différence, 1996, p. 872.
  19. Journal d'une Époque, Gal., 1968, p, 511.
  20. Pourquoi je suis fédéraliste, av.-juin 1971, p. 7.
  21. « Brève introduction à quelques témoignages littéraires » in Esprit, sept.1937.

► Hic et nunc

En 1933, DDR crée Hic et nunc, revue de métaphysique protestante à laquelle participa notamment Henry Corbin - grand ésotériste et traducteur de Heidegger. Rougemont y vitupère contre la civilisation moderne et son matérialisme anthropocentrique, réclamant l'"accès au divin" par le biais de la transcendance chrétienne. Vision que l'on peut certes défendre - mais n'est-ce pas le protestantisme, dont Rougemont se réclame, qui se trouve aussi à la source de la modernité utilitariste et individualiste ? D'un tirage assez faible - 800 exemplaires alors qu'Esprit en atteint 3000 - Hic et nunc suscite de nombreuses adhésions à travers l'Europe. Rougemont résume la ligne éditoriale par la formule augustinienne d'une pensée à la fois spirituelle et incarnée : « Nous sommes au monde, nous ne sommes pas du monde ». Soit une « théologie personnaliste ».

► L'Amour et l'Occident

Ce livre extraordinaire d'érudition présente l'amour comme la quintessence du principe fédéraliste. Selon Rougemont, le lien social repose en Occident sur la conception de l'amour du prochain héritée de saint Paul. La valeur "érotique" est à la base des sociétés traditionnelles, et l'union durable de l'homme et de la femme symbolise l'unité dans la diversité. Rougemont conteste le règne de la quantité en matière amoureuse - il ne supporte pas la superficialité des petits-bourgeois à l'âme d'aventuriers de drugstore, non plus que les libertins « quantitativistes ».

Comme l'affirme François Saint-Ouen, « Le couple, qui est basé sur une mise en relation de deux êtres dont les identités subsistent, apparaît comme le module du fédéralisme ainsi que des tensions fécondes ou destructrices qui l'animent »[1]. DDR s'oppose ainsi à l'amour-passion futile de Don Juan pour lui préférer la figure haute et généreuse de Tristan : « Don Juan est le démon de l'immanence pure, le prisonnier des apparences du monde, le martyr de la sensation de plus en plus décevante et méprisable - quand Tristan est le prisonnier d'un au-delà du jour et de la nuit, le martyr d'un ravissement qui se mue en joie pure à la mort »[2]. Misère du rationalisme donjuanesque :

- Dom Juan : « Ce que ]e crois ? [...] Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit ».

► Rougemont face aux Inquisiteurs

En 1981, DDR se voit contraint d'attaquer en justice Dominique Grisoni, professeur de philosophie, qui l'accuse, dans le magazine Lu, à l'occasion d'un compte-rendu de l'ouvrage de Bernard-Henri Lévy, L'idéologie française, d'avoir sympathisé avec le nazisme. Grisoni avait écrit : « Pêle-mêle, les discours s'entrecroisent, se chevauchent, se répondent. Là, ceux de droite, tenus par leurs sombres thuriféraires, bien connus, les Drieu, de Rougemont et autres Doriot et Darquier de Pellepoix : recours à la Terre, appel à la Race, éloge du Corps, haine de l'Argent, amour de la Nation ». Lors du procès, Grisoni et Lévy poursuivent haineusement DDR, en l'accusant d'"antisémitisme vulgaire" et d'admiration "extatique" pour Hitler. La chambre correctionnelle de Paris condamne Grisoni ainsi que le directeur de Lu pour diffamation, constatant l'amalgame des personnes, des idées et des œuvres. Car si DDR ne peut être suspecté d'une chose, c'est bien d'être un partisan du totalitarisme : « Le totalitarisme n'est fort que dans la mesure où le civisme est faible ; il est fort des lâchetés individuelles, répercutées dans le pouvoir établi ; et demain, s'il triomphe chez nous, sa puissance ne sera que la somme exacte de nos lâchetés particulières », écrivait-il en 1938[3]. Toute sa vie et sa pensée le prouvent, à ceux qui veulent bien l'entendre, évidemment. En 1947, il réitérait : « Tous les systèmes totalitaires sont fondés sur l'hégémonie d'un parti ou d'une nation, sur l'esprit de système, sur l'écrasement des minorités et des oppositions, sur l'unification forcée des diversités, sur la haine des complexités vivantes, sur la destruction des groupes, et sur le mépris des vocations remplacées par une fiche de mobilisation professionnelle, politique, et finalement militaire »[4].

Bibliographie

Articles

Notes et références

  1. Denis de Rougemont, Georg/Centre Européen de la Culture, Genève, 1995, p. 21.
  2. Georges Gondinet, « Une éthique de la quantité : le donjuanisme » in Rebis, n°4, 1980.
  3. « La vrai défense contre l'esprit totalitaire », in : Les Cahiers protestants, nov. 1938, p. 414.
  4. « L'attitude fédéraliste », in : Rapport du 1er Congrès annuel de l'UEF, Genève 1947, p. 15. Texte définitif in Fédéralisme européen, La Fédération, oct.1947, pp. 5-16.