Georg Friedrich Daumer
Georg Friedrich Daumer, né le 5 mars 1800 à Nuremberg et mort le 14 décembre 1875 à Wurzbourg, est un philosophe allemand néo-païen.
Biographie
Daumer entre à 17 ans à l'Université d'Erlangen, où il suivra les cours de l'orientaliste Arnold Kanne et du Naturphilosoph Gotthilf Heinrich Schubert. L'ambiance piétiste qui régnait dans cette université le révulse profondément et sera déterminante pour son évolution ultérieure surtout dans la formulation de son anti-christianisme. Il y acquiert toutefois la méthode « analogique », si caractéristique des écoles romantiques, et la conviction que les aurores des civilisations sont plus dignes d'attention que leurs phases plus mûres. En 1820, il suit les leçons de Schelling. En 1823, il commence une carrière d'enseignant à l'Ägidiengymnasium de Nuremberg, une école qu'il avait fréquentée quand Hegel y était Recteur. En 1826, quelques différends l'opposent à ses supérieurs hiérarchiques, tandis qu'une maladie des yeux fragilise sa santé. Il quitte l'enseignement et devient un philosophe indépendant qui se consacre exclusivement à la spéculation.
En juin 1828, il rencontre Kaspar Hauser, un garçon trouvé, aux origines jamais élucidées, âgé de 16 à 18 ans, sain d'esprit mais resté psychologiquement un enfant par absence d'éducation. Un mois plus tard, le Magistrat de Nuremberg confie la garde et l'éducation de Kaspar Hauser à Daumer qui, grâce à ses immenses connaissances en psychologie, lui fait rattraper en un an un retard de douze années accumulé dans les orphelinats publics. La rumeur a fait de Kaspar Hauser un prince héritier de Bade, éloigné du trône. En 1829, le garçon est victime d'un premier attentat ; en 1833, une seconde tentative réussit, précipitant son précepteur dans le pessimisme le plus noir. En 1832, Daumer obtient une pension officielle et amorce sa polémique contre le piétisme et l'orthodoxie protestante. Cette polémique le conduit à soumettre l'essence même du christianisme à une critique radicale. Le christianisme, explique Daumer, dérive du culte vieil-hébraïque du feu et de Moloch, dont le caractère est patriarcal.
Les années 40 du XIXe siècle sont marquées par l'amitié qui le lie à Ludwig Feuerbach, adversaire du christianisme. Mais les deux amis ne déploient pas les mêmes méthodes : Feuerbach énonce un anthropologisme, tandis que Daumer, homo religiosus, entend rester sur le terrain spirituel et manifeste son premier engouement pour le culte marial (Glorie der heiligen Jungfrau Maria, 1841). La thèse du « molochisme » est consignée dans sa principale œuvre anti-chrétienne, parue en 2 volumes en 1847 : Die Geheimnisse des christlichen Alterthums qui devra paraître, après confiscation par les autorités, sous un autre titre et un pseudonyme en 1848 (Wahres Christenthum). Dans un discours prononcé à Londres, Marx salue la parution de cet ouvrage, qu'il considère comme capital dans la lutte qui oppose le socialisme naissant à la religion.
En 1850 paraît Die Religion des neuen Weltalters (3 vol.) que Marx recensera très négativement dans la Neue Rheinische Zeitung (février 1850), ce qui conduira les éditeurs « progressistes » à ne plus rien publier de Daumer. Il avait voulu, dans ce livre, jeter les fondements d'une nouvelle religiosité naturelle et féminine, qui prendrait le relais du molochisme destructeur et patriarcal. Daumer est désormais isolé, coincé entre les censures confessionnelles et les censures de l'école matérialiste. Mais, dès 1850, l'ouvrage connaît un grand retentissement en France, grâce à des traductions (« Le Culte du Moloch chez les Hébreux de l'Antiquité. Recherches critiques et historiques », in : Hermann Ewerbeck, Qu'est-ce que la religion ? D'après la nouvelle philosophie allemande, Paris, 1850, vol. 2, pp. 1 à 48 ; « Sectes de l'antiquité chrétienne », in : H. Ewerbeck, op. cit., vol. 2, pp. 49 à 173).
En 1858, après avoir longuement spéculé sur l'Islam et l'orientalisme, qui l'enthousiasme, et le judaïsme, auquel il songe adhérer, Daumer prend contact avec le clergé catholique de Mayence, le jour de l'Assomption. Enthousiasmé depuis longtemps par le culte marial, il se convertit formellement au catholicisme dans la Cathédrale de la ville. Pour Daumer, le catholicisme avait sauvé la poésie païenne de l'oubli ; en tant que païen vivant à une époque où il n'y avait plus de paganisme, il n'avait d'autre alternative que de se convertir à ce catholicisme qui avait conservé des formes païennes, notamment le culte marial qui le fascinait en tant que poète exaltant la femme comme « prêtresse de la Vie » (quelques-uns de ses poèmes ont été mis en musique par Brahms). Mais cette conversion au catholicisme sera de courte durée : obligé de soumettre ses écrits à la censure des théologiens catholiques, Daumer se rebiffe. De plus, la proclamation de l'infaillibilité pontificale constitue, pour lui, le retour à un molochisme camouflé. À la fin de sa vie, il se consacre à la phénoménologie et la théorie du « miracle », afin d'arrêter la progression du rationalisme et du matérialisme du XIXe siècle.
Thèses et œuvres
Son œuvre exercera une influence tous azimuts dans les milieux les plus hétérogènes: sur les Cosmiques munichois regroupés autour d'Alfred Schuler, Ludwig Klages et Karl Wolfskehl, sur les occultistes (A.F. Ludwig), les Völkische (Hans Kern), les anthroposophes (Rudolf Steiner, W. Kunze), les Catholiques de la Société Görres, les marxistes se réclamant de la « Libre Pensée » prolétarienne, les germanistes (notamment Leopold Hirschberg, Josef Nadel, Walter Muschg).
Über den Gang und die Fortschritte unserer geistigen Entwicklung seit der Reformation und über ihren Standpunkt in der gegenwärtigen Zeit (Du procès et des progrès de notre développement spirituel depuis la Réforme et de son point de vue à l'époque actuelle) 1826
Discours qui devait être prononcé dans son école et qui fut interdit par le Recteur. Il révèle d'emblée toute l'agressivité de Daumer à l'égard du christianisme. Sa fougue s'y tourne essentiellement contre le protestantisme. Il lui reconnaît pourtant le mérite d'avoir ouvert la voie de la recherche libre et d'avoir brisé la cangue de l'autorité. Mais cette scientificité de la Réforme est en opposition abrupte avec la foi spontanée et les sentiments directs, seuls fondateurs de la culture.
Philosophie, Religion und Alterthum (Philosophie, religion et antiquité) 1833
Dans cet opuscule en 2 cahiers, Daumer définit sa conception négative de l'esprit (Geist), qui aura un grand retentissement chez Ludwig Klages. L'histoire commence, y écrit Daumer, quand survient l'esprit détaché de sa naturalité. "Deux forces se combattent dans la vie et dans l'histoire de l'univers; (...) L'une d'elles est dans la nature la force affirmatrice (bejahend), créatrice et universelle ; l'autre est prédestinée à se comporter comme le fondement latent de l'existence de l'autre, comme un instrument de son activité créatrice, mais un instrument sans spécificité propre. Mais comme cette autre force tente d'échapper à cette situation de soumission, elle se pose en principe révolutionnaire, qui s'efforce de se donner existence au détriment de la première force et de surmonter celle-ci; elle se mue en puissance destructrice de la vie, annihilatrice de la vie. (...) Cette négativité générale est toujours prête (...) à troubler la vie, à l'opprimer et à se mettre à sa place." Daumer découvre là le principe de négation, qu'il appelle « miasme », ou « principe cacodémonique » et qui correspond à l'esprit (Geist) chez l'homme. Toute religiosité qui dérive du Geist est d'essence « molochiste ». Cet ouvrage connaîtra un grand retentissement chez Friedrich Nietzsche, Theodor Lessing, Ludwig Klages et Thomas Mann (Doktor Faustus, 1947).
Über die Entwendung ägyptischen Eigenthums beim Auszug der Israeliten aus Ägypten (Du vol de propriété égyptienne lors de la sortie des Israëlites d'Égypte) 1833
Daumer décrit dans cette brochure de 39 pages le culte du Moloch chez les Hébreux et à Carthage. C'est dans cette brochure que prend corps son idée fixe du « molochisme », symbole éclatant du Geist pernicieux qui fait la guerre à la vie. En rédigeant cette brochure, Daumer s'est voulu historien. Comme il l'écrit à Feuerbach : « Il me semble tout à fait utile que la philosophie acquière davantage de matériaux historiques, pour atteindre complètement son but: parfaire ce travail est l'objet de mes efforts ». Daumer voulait prouver que le Geist était le Moloch, qui était Jehova qui, à son tour, était le Christ.
Sabbath, Moloch und Tabu (Sabbat, Moloch et tabou) 1839
Suite logique de ses écrits précédents, Sabbath, Moloch und Tabu tente de démontrer que le christianisme est une religion du sacrifice. Les sacrifices avaient lieu le jour du Sabbat, consacré aux forces ennemies de la vie. Daumer croit découvrir un rapport entre la pratique juive du Sabbat et la pratique polynésienne du tabou.
Die Geheimnisse des christlichen Alterthums (Les secrets de l'antiquité chrétienne) 1847
Ouvrage confisqué dès sa parution, car trop violemment anti-chrétien, Die Geheimnisse des christlichen Alterthums accuse la religion officielle de dériver d'une matrice « molochiste », c'est-à-dire d'une religiosité qui mettait le sacrifice humain à l'avant-plan, de même que le « cannibalisme », sublimé en théophagie. Daumer commence par exposer quelques considérations générales sur le christianisme, dont la caractéristique majeure est d'être une religion de l'esprit (Geist, spiritus, pneuma) opposée à la chair et au monde, vecteurs et réceptacles du « péché » et du « diable ». De ce dualisme découle, explique Daumer, tous les fanatismes qui entachent l'histoire du christianisme. Le Dieu des Chrétiens est un avatar de Kronos, du Moloch, divinités que Daumer relie à l'esprit (Geist, spiritus, pneuma). L'essence de l'hellénité a précisément été de se débarrasser de ce dieu Kronos qui dévorait ses enfants et de fonder un panthéon de dieux et de génies, reflets de la nature bienveillante, de la beauté, de la douceur et de la gentillesse du principe naturel. Le christianisme est un retour de Kronos, démis de ses fonctions par les Grecs.
Dans son analyse du rapport entre le christianisme et le judaïsme, Daumer admet que le christianisme est issu d'une matrice judaïque mais ajoute que le judaïsme n'est pas responsable des débordements du christianisme. C'est précisément à cause de ces débordements que le judaïsme a rejeté le christianisme. Le judaïsme s'est précisément formé en se dégageant du molochisme primitif, propre de l'hébraïsme. D'où Daumer pose implicitement une distinction entre l'« hébraïsme », marqué par le molochisme, et le « judaïsme » qui s'en est dégagé, de la même façon que les Grecs s'étaient débarrassés de Kronos. Jehovah prend donc le relais de Moloch, vieux dieu hébraïque du feu et de la destruction. Le judaïsme, dans cette perspective, est un adoucissement, comme le prouvent les rites de la Pâque juive où l'on sacrifie des agneaux et non plus des jeunes enfants, à la façon du molochisme primitif. Pour Daumer, le christianisme est une secte juive qui veut le retour des vieux cultes. Pour étayer cette thèse étonnante, Daumer se livre à une enquête historique, qui s'étale dans de très nombreux chapitres. Le culte de certains saints du christianisme primitif, dont Polycarpe, Saturnin, Sylvestre, Léonard, Eleuthère, Eustache, Janvier, Victor de Milan, Juliette, Blandine, Tryphène, Perpetua, Pélagie, Theodata, présente, dans son imagerie, taureaux et fours de Moloch, soi-disant indications du martyre subi mais en réalité, croit Daumer, expressions du culte du feu et des fours. Certains éléments de notre folklore indiquent, eux aussi, la trace de ce culte molochiste du feu: les feux de la Saint-Jean, dans lesquels on jette de jeunes animaux, et la bûche de Noël sur laquelle figure un enfant Jésus en sucre ou en massepain. Le Dieu des Chrétiens, poursuit Daumer, est souvent présenté comme amant, fiancé, époux. Cette désignation trahit, selon Daumer, le souvenir de sacrifices humains; les jeunes filles sacrifiées sont les fiancées de Dieu. Arabes, Turcs et Perses désignent la circoncision, ersatz symbolique de l'immolation, forme édulcorée du sacrifice des garçonnets, comme un « mariage ». Daumer repère dans certains textes chrétiens anciens que l'on opérait une distinction entre les baptêmes de sang, jugés supérieurs, et les baptêmes d'eau. Il est donc faux de croire, affirme Daumer, que le christianisme a humanisé les hommes. Pour notre auteur, le christianisme est un retour du molochisme, qui a pour idée centrale le sacrifice du Golgotha, célébré symboliquement lors de chaque messe. Le rite chrétien fait place à l'anthropo-phagie/théo-phagie: pour justifier son affirmation, Daumer cite Augustin (Contra adversarium leges et prophetarum, lib. II), Chrysostome (Matth. homil. LXXXIII) et Cyrille d'Alexandrie (Contra Nestorium, lib. IV, c.4); si le judaïsme avait abandonné toute idée de sacrifice humain, le christianisme réintroduit cette pratique, du moins en exaltant le sacrifice de Jésus (cf. Hebr. 9-19 ss, C. 10, v. 4 ss; Hebr. 9-11; Hebr. 12-24; Psaume 40-7 ; Jean 1-29, 1 ; Cor. 5-7, 1; Pierre, 1-19 ; Jean 5-12 ; Actes Ap., 8-32).
D'où il ressort que le christianisme n'est pas la négation du sacrifice mais la négation des sacrifices mineurs d'animaux au profit du sacrifice, unique, de Jésus, Dieu et homme. La victime humaine/divine est ensuite consommée symboliquement, ce qui, aux yeux de Daumer, constitue un reliquat d'anthropophagie. Les Chrétiens se justifient en arguant que le sacrifice unique de Jésus est survenu une fois pour toutes, qu'il est valable pour tous les temps. Daumer se demande toutefois si le processus de cette « idée centrale » ne risque pas de resurgir dans le réel, si elle ne reste pas simplement en état de latence. L'idée d'un tel sacrifice, sa présence constante dans le rite de la messe, son rappel incessant, enclenche une répression/immolation permanente de la naturalité, favorise une attitude négative face à la naturalité, au vivant. Les martyrs négligent effectivement leur vie, l'offrent à Dieu, comme a été offert le Christ. Ils nient par ce fait même leur naturalité, leur corps, au profit de l'abstraction « esprit » qui a pris le visage du Dieu chrétien. L'idée du sacrifice humain n'a donc pas disparu avec le christianisme, elle a été sublimée et absolutisée, comme l'indique une Meßserklärung (explication de la Messe) du Père Cochem, publiée à Cologne en 1808.
Daumer, féministe avant la lettre, étudie le rapport du christianisme à la femme. Pour lui, le rapport d'une religion, d'une nation ou d'une époque à la femme est toujours révélateur. Plus le respect de la femme est grand, plus la civilisation est raffinée. C'est une expression immédiate du respect global de la naturalité, de l'éternité de cette naturalité. Le christianisme en sacralisant l'esprit négateur cherche à éloigner les hommes de ce fondement et de cette source vive que sont la naturalité et la féminité, de provoquer une rupture définitive et radicale entre les hommes et la nature. Cette volonté enclenche une diabolisation de la femme, qui culmine dans les procès de sorcellerie. Les sorciers pourchassés par l'inquisition sont les tenants de cultes naturalistes doux. L'imagerie inquisitoriale les place toujours dans des jardins, où croissent des herbes bienfaisantes, des plantes et des arbres. Les sorciers portent des noms comme Maistre Persil, Verdjoli, Jolibois, Sautebuisson, tous noms ou sobriquets qui trahissent une proximité de la nature. Le christianisme a pu survivre grâce aux vertus équilibrantes du culte marial, qui, sous un vernis chrétien, n'est en fait pas chrétien. La présence du culte marial constitue la contradiction majeure du christianisme européen, dont l'ennemi désigné est la Nature et la femme. Dans un dernier chapitre, Daumer réfute les accusations de meurtres rituels attribués par les inquisitions aux Juifs.
Die Religion des neuen Weltalters (La religion de l'ère nouvelle) 1850
Si Die Geheimnisse avait plu à Feuerbach et aux contestataires matérialistes regroupés autour de Marx, Die Religion des neuen Weltalters leur a d'emblée déplu car ce livre refuse l'engagement politique et adopte une sorte d'idéal-sensualisme, assorti d'une apologie du « principe féminin » qui annonce le « modèle gynécocratique » de Bachofen. L'être humain y est perçu comme un être inachevé qui ne se réalisera pleinement que plus tard ; Daumer anticipe ainsi l'idée de « surhomme » chez Nietzsche, qu'il appelle l'« Ange de l'avenir ».