Emmanuel Beau de Loménie
Emmanuel Beau de Loménie, né le 4 février 1896 à Paris et mort le 8 février 1974 dans la même ville, était un historien, essayiste et journaliste français de la mouvance nationale et monarchiste.
Il est considéré comme un « inlassable contempteur des dynasties bourgeoises ».
Sommaire
- 1 Biographie
- 1.1 Un analyste original de la carrière politique de Chateaubriand
- 1.2 De sérieuses divergences entre Beau de Loménie et l'Action française
- 1.3 Un historien légitimiste et catholique isolé
- 1.4 Un réactionnaire contre le système politique de son temps
- 1.5 Vichyste sans être collaborateur
- 1.6 Le contempteur des dynasties bourgeoises
- 1.7 Un historien discutable
- 1.8 Critique du système de Maurras
- 1.9 Une entrée tardive sur la scène politique
- 2 Publications
- 3 Notes et références
Biographie
l’oubli pur et simple. Emmanuel Beau de Loménie est né à Paris le 4 février 1896, d’une famille connue. Il est le fils d’Henri Beau (1855-1937), polytechnicien, et de Louise de Loménie (1866-1932), couple marié. Ainsi, son patronyme originel est Beau, et c’est un décret du 28 avril 1923 qui l’autorisera à y ajouter le nom de sa mère, de Loménie. Son grand-père maternel, Louis de Loménie (1815-1878), fut un érudit, professeur de littérature française au Collège de France et à Polytechnique, collaborateur à la Revue des Deux Mondes et membre de l’Académie française. Emmanuel avait aussi pour grand-tante, Juliette Récamier. Il avait trois frères : Gérard, l’aîné, et deux cadets, Gilbert et Louis.
De sa famille, il reçut la meilleure des éducations, racée et mondaine, mais également ouverte sur le monde et la société et aux changements qui les affectaient. Il en hérita également une sensibilité aristocratique et de fortes convictions monarchistes et antirépublicaines. D’emblée, il intégra le camp de la réaction, auquel il devait demeurer fidèle toute sa vie.
De bonne heure, ses deux grandes passions furent la littérature et l’histoire. Et il ambitionna assez vite une carrière d’érudit de profession. Il effectua ses études secondaires aux lycées Carnot et Louis le Grand, à Paris. Après le baccalauréat, il entreprit des études supérieures de droit et de lettres à Paris. Mais la guerre éclata en 1914. Profondément patriote, il s’engagea comme volontaire pour le front en 1915, se battit vaillamment, et reçut deus blessures sérieuses.
Un analyste original de la carrière politique de Chateaubriand
Démobilisé, il reprit ses études et fut reçu aux licences de droit et de lettres. Son sujet de thèse de doctorat lui permit de concilier son amour de la littérature et celui de l’histoire. Il fut consacré à La carrière politique de Chateaubriand, de 1814 à1830. Beau de Loménie soutint sa thèse à la Sorbonne en 1929, et la fit publier par Plon la même année. À partir de l’étude de tous les écrits de Chateaubriand (les archives comme les publications), Beau de Loménie s’emploie à présenter l’auteur du Génie du Christianisme comme un « légitimiste et catholique » qui a perçu et critiqué la faute que commettaient, selon lui, les Bourbons rétablis sur le trône, « en se confiant, dans un esprit de conciliation généreuse mais imprudente, à l’équipe des hommes que leur origine et leur formation destinaient à fournir les cadres des doctrinaires du libéralisme ». Il met ainsi en évidence l’erreur de la monarchie restaurée, consistant à composer avec la bourgeoisie libérale et les caciques de l’Empire, attitude qui la vouait à consolider l’œuvre de Révolution au lieu de la détruire. Il critique la candeur de certains monarchistes constitutionnels de bonne volonté, comme Hercule de Serre, vite bernés par les libéraux, et la nocivité de politiques retors comme La Rochefoucauld ou, surtout, Villèle. Il rappelle, avec insistance, quelques idées fortes de Chateaubriand, qui fondaient son credo politique, comme la nécessité d’une aristocratie foncière puissante, étai indispensable de la monarchie.
En son temps, cette thèse fut novatrice, et elle fut d’ailleurs remarquée. Elle ne fut cependant pas du goût de Maurras, pour qui Chateaubriand était un romantique impénitent, égocentrique et égotiste, orgueilleux, prisonnier de toutes les houles de la sensibilité, incapable de raisonner et donc d’accéder à une pensée politique cohérente, prenant le désespoir pour de la lucidité, fataliste, monarchiste sincère mais inapte à servir utilement la cause de la monarchie restaurée, et persuadé de l’obsolescence de celle-ci et de sa condamnation par le jugement de l’histoire. Aux yeux de Chateaubriand selon Maurras, la monarchie appartenait au passé. Il considérait le passé et la tradition non comme le terreau et la sève nourricière du présent, mais comme des choses mortes, objet de la nostalgie en laquelle il se complaisait. Dans son livre Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve (1898), Maurras avait expédié l’auteur de René par ce jugement sans appel : « Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand n’a jamais cherché dans la mort et dans le passé le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel ; mais le passé pour le passé et la mort comme mort furent ses uniques plaisirs ». Aussi, la thèse de Beau de Loménie, qui mettait en lumière l’originalité de la pensée politique de Chateaubriand et sa lucidité, et qui se présentait donc comme une réhabilitation, ne pouvait que heurter Maurras, qui élevait ses jugements à la hauteur de tables de la loi et faisait de ses idées directrices des dogmes. L’auteur de L’avenir de l’Intelligence se sentait contesté par Beau de Loménie au niveau de ses théories comme à celui de ses jugements personnels, et il ne pouvait le supporter. Il était d’ailleurs soutenu, en cela, par toute l’équipe de l’Action française, à commencer par Jacques Bainville, le plus brillant historien et analyste politique du groupe.
De sérieuses divergences entre Beau de Loménie et l'Action française
Pourtant, les relations entre Beau de Loménie et le mouvement maurrassien avaient été cordiales. Dès l’adolescence, Beau de Loménie avait été séduit par la ligue, le journal et les idées de l’Action française, et les considéraient comme le meilleur espoir de restauration de la monarchie et du nationalisme inconditionnel et anti-démocratique en France. Dès 1918, il devient secrétaire général des Étudiants d’Action française et rédacteur en chef du journal de cette association, L’Étudiant. Il a alors beaucoup de points communs avec Maurras, Pujo, Dimier, Daudet, Bainville et autres. Comme eux, il se réclame d’un nationalisme inconditionnel, et il a été séduit, dans sa prime jeunesse, par les mouvements qui le représentaient alors le mieux : Ligue des Patriotes de Déroulède, Ligue nationale anti-sémitique de France de Drumont[1], bien que ces associations ne fussent pas foncièrement anti-républicaines. Mais, nonobstant ses convictions monarchistes et son caractère aristocratique, il eut toujours un faible (relatif, il est vrai) pour les mouvements nationalistes de type plébiscitaire et de fibre populaire. Sur ce point, il ressemble à Henri de La Rochejaquelein[2], ce notable légitimiste du XIXe siècle favorable à l’appel au peuple et au suffrage universel pour trancher la question de la nature du régime souhaitable pour la France, et qui finit par se rapprocher du gouvernement du Second Empire.
Mais, assez rapidement, des dissensions se firent sentir entre Beau de Loménie et l’Action française. Le premier revendiquait un royalisme pur, catholique, volontiers romantique, à la manière de Chateaubriand, exécré par Maurras et ses amis. Le rationalisme positiviste et le classicisme exclusif de ceux-ci lui restaient assez étrangers. Et l’agnosticisme de Maurras et l’indifférence religieuse, voire l’athéisme de certains caciques et militants de l’Action française, le rebutaient. De plus, en accord avec ses sentiments, Beau de Loménie était légitimiste de cœur, même s’il ne mettait pas la question dynastique au centre de ses préoccupations. Or, Maurras et ses proches reconnaissaient le duc d’Orléans comme le seul prétendant légitime au trône de France, ce qui contrariait quelque peu Beau de Loménie, contempteur de la monarchie bourgeoise de Juillet, assise sur les principes de la Révolution française (et ayant pour ancêtre le régicide Philippe-Égalité), et incarnée par un usurpateur, Louis-Philippe (le « roi des barricades »). Dès cette époque, et depuis son enfance, Beau de Loménie voyait dans la monarchie constitutionnelle et dans l’orléanisme les fourriers du capitalisme et du triomphe des milieux d’affaires et des dynasties bourgeoises, qu’il allait vouer aux gémonies dans son œuvre d’historien. Il supportait mal les inclinations bourgeoises (quoique anti-républicaines et monarchistes) de Maurras et de son équipe, le recrutement de beaucoup de militants de l’Action française dans les fils des classes moyennes et des classes dirigeantes roturières, de mœurs libérales, et les conseils que Jacques Bainville prodiguait aux épargnants aisés dans une rubrique spécifique du journal de la rue de Rome.
La faille entre Beau de Loménie et Maurras, visible dès 1920, s’élargira jusqu’à entraîner la rupture entre les deux hommes à la suite de la publication de la thèse du premier en 1929.
Un historien légitimiste et catholique isolé
À partir de cette date, Beau de Loménie sera un homme seul. Cette solitude tient à l’inconfortable ambivalence de sa position intellectuelle et politique. Il est monarchiste, mais ne se reconnaît pas dans l’Action française, qui, à l’époque, a le monopole de la mouvance monarchiste en France[3]. Et il ne se sent guère d’affinités avec les ligues nationalistes de la fin des années 1920, telles que les Jeunesses Patriotes, de tendance bonapartiste, ou les Croix de Feu, catholiques, plébiscitaires et républicaines.
Il poursuit son œuvre d’historien avec Les demeures de Chateaubriand (1930) qui le confirme comme un grand spécialiste de la vie de l’illustre vicomte romantique, et La Restauration manquée. L’Affaire du Drapeau blanc (1932), essai de réhabilitation de l’attitude du comte de Chambord, dont l’obstination à préférer le drapeau blanc et à refuser le tricolore fit échouer la restauration monarchique entre 1871 et 1873. Il fait aussi paraître trois ouvrages de réflexion : Qu’appelez-vous droite et gauche (1931), D’une génération à l’autre (1931) et L’inauguration (1934).
Son avenir professionnel est lourd d’incertitudes. Licencié en droit, il n’est pas tenté par une carrière juridique. Il se préfère historien. Et il semble tenté par l’enseignement supérieur. Malheureusement pour lui, il n’offre pas le profil adéquat à une telle ambition. Il n’est pas agrégé, ce qui constitue un sérieux handicap pour l’accès à une fonction de professeur de faculté dans les vieilles disciplines littéraires comme l’histoire, et ce, même si l’on détient le doctorat. Par ailleurs, il est noble, porteur d’un nom à particules, et ses opinions monarchistes sont connues. Cela n’est pas un atout dans une Université républicaine. D’autant plus que ses convictions monarchistes transparaissent dans son œuvre. L’accès au supérieur lui est donc fermé, et, faute d’être agrégé, il est réduit à des emplois d’enseignant non titulaire dans l’enseignement secondaire. Il enseignera alors successivement aux lycées de Dijon, Meaux et Sceaux. Pourtant, à force de sollicitations diverses, et grâce à des universitaires sensibles à son talent, il parvient à faire son chemin. En 1932, il obtient son intégration à une mission universitaire française en Roumanie, constituée dans le cadre du développement des relations culturelles entre ce pays et le nôtre. Il donne alors des cours et des conférences et effectue des recherches historiques en Roumanie, dont il tirera un livre, Naissance de la nation roumaine (1937). Mais la mission française prend fin en 1937. Beau de Loménie, qui n’est ni chargé de cours en faculté, ni maître de conférence ou professeur titulaire de chaire, retrouve donc sa condition de simple enseignant subalterne dans le secondaire. Celui-ci ne lui permet guère de s’épanouir. Il nourrit des ambitions plus élevées, et, en cette même année 1937, outre son livre cité sur la Roumanie, il publie un ouvrage, Pour une Révolution économique dans la Paix sociale. Il y propose un système économique de type dirigiste et corporatiste pour triompher des crises et autres aléas du capitalisme libéral et éteindre la contestation en réalisant, par ce même moyen, une certaine justice sociale. Ce genre de discours était fort répandu à l’époque, et on ne peut pas dire que ce livre y apporte un supplément d’originalité.
Un réactionnaire contre le système politique de son temps
Au cours des années 1930, Beau de Loménie est écœuré par les scandales politico-financiers qui éclaboussent la France (affaire Oustric et surtout affaire Stavisky) et par la corruption parlementaire et ministérielle qu’ils révèlent. Il honnit les gouvernements successifs du second Cartel des Gauches (juin 1932-février 1934) dirigés par les notables radicaux, et il exècre les socialistes de la SFIO, tout particulièrement leur figure de proue, Léon Blum. Il hait, bien entendu le gouvernement de Front populaire, présidé par ce dernier. La droite républicaine ne vaut guère mieux à ses yeux. André Tardieu représente la haute bourgeoisie parisienne, libérale et moderniste, dont il se défie, Pierre-Étienne Flandin incarne ces dynasties bourgeoises qu’il honnit, Pierre Laval lui fait l’effet d’un paysan auvergnat parvenu au faîte des honneurs à force de ruse, d’intrigues et de roublardise, Paul Reynaud le déconcerte par son patriotisme sans tradition. Seul, peut-être, Louis Marin lui semble acceptable, en raison de son nationalisme barrésien, mais il le juge trop âgé pour donner le signal d’une relève, et désuet quant à la pensée politique.
Il se sent dédaigneux et étranger vis-à-vis des ligues nationalistes, tout particulièrement du parti franciste et de Solidarité française, pâles imitations de leurs modèles italien et allemand. À l’égard de l’Action française, sa position est complexe. Beau de Loménie a coupé les ponts avec Maurras depuis 1929. Et il n’écrit plus dans son quotidien depuis déjà longtemps. Ses divergences doctrinales avec Maurras sont nombreuses, nous y reviendrons. Néanmoins, il a conservé quelques forts points d’accord avec lui. En premier lieu, il partage ses convictions nationalistes, anti-démocratiques et monarchistes, et sa détestation des parlementaires et des hommes au pouvoir durant les années 1930. Il approuve ses attaques acerbes. En ce qui concerne le différend opposant Maurras au Vatican, il est plus embarrassé. Certes, il admet le bien-fondé des critiques papales contre la doctrine de l’Action française, mais il juge la sanction infligée par Rome à cette dernière et à certains livres de Maurras excessive, et il déplore qu’elle soit inspirée par le vent chrétien-démocrate et progressiste qui souffle alors sur l’Église catholique, en France surtout.
En 1939, lorsque commence la Seconde Guerre mondiale, Beau de Loménie reste un intellectuel confidentiel, qui n’est pas parvenu à s’imposer dans les débats historiques et politiques de son temps, et dont les idées, peu connues, demeurent plutôt floues.
Vichyste sans être collaborateur
En juillet 1940, il se rallie au régime de l’État Français, celui du maréchal Pétain. Comme l’immense majorité de nos compatriotes, il y voit la seule chance de salut pour la France vaincue et occupée. Admirateur du Maréchal, le vainqueur de Verdun et l’un des trois grands héros militaires de la Grande Guerre (avec Joffre et Foch), il approuve les fondements intellectuels, moraux et politiques du régime de Vichy, son orientation anti-républicaine, anti-démocratique et autoritaire, et ses inclinations catholiques et corporatistes. Il se félicite de la destitution et de l’arrestation des dirigeants de la IIIe République finissante, les Blum, Daladier, Reynaud, Mandel, de l’abolition des lois sociales adoptées sous le Front populaire, de la mise au pas des instituteurs et de l’Université, d’autant plus que cette dernière a refusé de l’intégrer dans son corps professoral.
Mais son allégeance au nouveau régime a ses limites. Patriote, il refuse la collaboration avec l’Allemagne, déplore que Pétain en suive la pente, et se sent en désaccord avec les politiques successives de Darlan, puis de Laval. Il exècre les collaborationnistes tels Doriot, Déat, de Brinon, Bucard et autres. Il n’est certes pas assez connu pour être dans le collimateur des Allemands, qu’il déteste, comme Maurras et l’Action française. Mais l’occupant le tient tout de même à l’œil et interdit la réédition et la vente de son livre Naissance de la nation roumaine, paru en 1937.
Resté fidèle au maréchal Pétain et aux fondements idéologiques de son régime, il ne cessera cependant de prendre ses distances avec ce dernier. Cependant, il ne rejoindra pas la résistance, qu’il désavouera, et manifestera son hostilité à l’égard du général De Gaulle et de la France Libre. En cela, il campe sur la même ligne de conduite que son ancien maître Maurras. Aussi, comme lui, il va faire l’objet de poursuites à la Libération. Avec cependant des conséquences infiniment plus légères, puisqu’il est peu connu et ne s’est pas publiquement manifesté. Un court moment exclu de l’Éducation nationale, il y est vite réintégré, n’ayant pas, sous l’Occupation, soutenu la politique de collaboration avec l’Allemagne. Il enseignera alors à Paris, aux lycées Turgot, puis Chaptal, jusqu’en 1961.
Le contempteur des dynasties bourgeoises
C’est pendant la guerre que Beau de Loménie commence la rédaction de son œuvre maîtresse, qui fera sa renommée : Les responsabilités des dynasties bourgeoises. Cette œuvre comprend cinq volumes dont la publication s’échelonnera sur trente ans, de 1943 à 1973. Beau de Loménie s’attela à cette tâche avec ardeur. Ces volumes sont : De Bonaparte à Mac Mahon (1799-1873) (1943), De Mac Mahon à Poincaré (1873-1913) (1947), Sous la IIIe République, la guerre et l’après-guerre (1913-1923) (1954), Du Cartel à Hitler (1924-1933) (1963), et De Hitler à Pétain (1934-1940) (1973). Ils furent publiés par les éditions Denoël.
Cette œuvre monumentale a été abondamment lue, discutée et controversée. Les historiens universitaires l’ont beaucoup critiquée. D’une façon générale, ils inclinent à considérer Beau de Loménie comme un publiciste hostile à la France contemporaine, d’ancrage contre-révolutionnaire, comme un polémiste ou un pamphlétaire bien plus que comme un historien. D’aucuns lui dénient même carrément ce titre. Néanmoins, ils ne le condamnent pas tous au même degré, et certains lui reconnaissent des mérites réels d’historien. Donnons ici un exemple de cette disposition d’esprit. Sur le troisième tome des Responsabilités bourgeoises (Sous la IIIe République, la guerre et l’après-guerre) (1913-1923), Daniel Saltet porte l’appréciation suivante dans le numéro de 1955 de la Revue française de science politique :
« Les thèses de M. Beau de Loménie sont bien connues, ainsi que son incontestable talent... Certains accuseront, ou ont déjà accusé, M. Beau de Loménie d’apporter paradoxalement des arguments au marxisme et d’appuyer sur une documentation précise le mythe révolutionnaire des deux cents familles. Mais, ainsi qu’il le dit lui-même en parlant des diverses étapes de la concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques familles : “Cette concentration ne se faisait pas, comme le soutiennent les marxistes, par une sorte de fatalité. Elle était le fait des habiletés au moyen desquelles, exploitant la naïve confiance de la masse dans l’honnêteté financière de l’État, les maîtres des grandes influences se faisaient livrer l’épargne des petites gens”. Cette habileté, l’auteur les dénonce avec une brutale franchise. Il cite beaucoup de noms, qu’un index alphabétique regroupe, comme dans les volumes précédents. On retrouve dans cet index bien des consonances familières, et on le feuillette avec une curiosité rarement déçue. L’œuvre de M. Beau de Loménie ne peut laisser indifférent aucun spécialiste de science politique... Sa tentative d’explication des comportements, sa recherche des responsabilités, relève plutôt d’une véritable physiologie politique. On lui en saura gré, même si certaines de ses conclusions paraissent moins indiscutablement établies que vigoureusement et brillamment affirmées ».
On le voit, ce compte rendu des travaux de Beau de Loménie est loin d’être défavorable. Daniel Saltet reconnaît l’intérêt de l’œuvre qu’il présente au public, et, en dépit de sa réserve sur les « thèses connues » de l’auteur et une certaine faiblesse dans la présentation de preuves les étayant, il en affirme le caractère incontournable pour tout historien ou politologue étudiant le même sujet.
En revanche, René Rémond se montre beaucoup plus critique dans la présentation qu’il donne des Responsabilités...dans l’imposante bibliographie de son ouvrage La Droite en France (Aubier-Montaigne, 1968) : « Le point de vue, curieusement anachronique, d’un légitimiste dans le siècle : la démonstration n’est pas toujours convaincante et égale à la nouveauté de l’hypothèse de travail. Tourne au pamphlet par endroits ». Un jugement acerbe, donc, que n’atténuent pas vraiment l’adverbe “toujours” placé entre « n’est pas » et “convaincante”, par lequel Rémond semble adoucir un petit peu sa critique, ni la reconnaissance de la « nouveauté de l’hypothèse » de travail de Beau de Loménie. Et Rémond conclut par ces mots, qui, selon lui, définissent le mieux Les Responsabilités des dynasties bourgeoises : « Un Gotha de l’orléanisme », ce qui est plutôt réducteur et ironique que laudateur.
Jean-Noël Jeanneney, dans Mensuel 5, en octobre 1976, sous le titre significatif de « Un obsédé des dynasties bourgeoises », se situe dans cette ligne, avec plus de substance analytique. Conformément au titre de son article, Jeanneney voit dans l’œuvre de Beau de Loménie, le fruit d’une obsession, celle d’un monde dominé par les grandes familles des milieux d’affaires, financières et industrielles. Non pas seulement depuis la Révolution, mais depuis l’accès de Bonaparte au Consulat en 1799, et plus encore, depuis l’avènement de Louis-Philippe, début d’une domination qui n’a cessé de se consolider depuis, sous le Second Empire, puis la IIIe République, les grands corps de l’État, créés par Napoléon, dont les membres sortent de leurs rangs, leur étant soumis et servant à encadrer juridiquement et administrativement cette domination. Jeanneney distingue, dans l’œuvre de Beau de Loménie, entre l’intuition juste et cette obsession qui, selon lui, fait dérailler son étude. Cette dernière empêche Beau de Loménie de féconder, par l’analyse objective et la réflexion libre, les voies intéressantes qu’il ouvre, et les mène dans une impasse aboutissant à un système de pensée clos. « On vérifie [à la lecture de l’œuvre de Beau de Loménie] combien il est dangereux pour la compréhension du passé de laisser une intuition intéressante se dégrader en obsession ».
Un historien discutable
Beau de Loménie a écrit d’autres ouvrages historiques. Le plus notable est sans doute La Mort de la Troisième République (1951). Sur ce livre, François Goguel porte un jugement très dur dans la Revue française de science politique de l’année 1952. Il relève tout d’abord les erreurs grossières de l’auteur concernant certaines figures politiques de l’époque, telles Pierre-Étienne Flandin[4] et Paul Faure[5]. Il lui reproche aussi des affirmations gratuites, comme les supposés liens entre Jacques Rueff et la banque Lazard[6]. Surtout, il juge ainsi son travail d’historien :
« Son propos n’est pas l’exactitude du détail, mais l’exposé d’une thèse. Il est trop profondément convaincu pour admettre que les faiblesses de sa documentation de base puissent infirmer ses conclusions. En réalité, quoi qu’il en pense, M. de Loménie n’est pas le moins du monde historien, mais bien pamphlétaire et mémorialiste ».
De fait, on ne peut considérer Emmanuel Beau de Loménie comme le plus fiable et le plus compétent des historiens. Il est assurément historien, et non sans qualités, mais il est avant tout un publiciste engagé et un pamphlétaire, contempteur impitoyable du monde moderne et des forces de l’argent. Historien monarchiste, il n’a ni la clairvoyance, la finesse d’analyse et la profondeur de pensée d’un Bainville, ni la rigueur d’un Dimier, d’un Gautherot ou d’un Gaxotte. Comme historien, il n’est vraiment irréprochable que dans sa thèse sur Chateaubriand et dans ses autres ouvrages consacrés à ce personnage : Lettres de Chateaubriand à Madame Récamier (en collaboration avec Maurice Levaillant, 1951) et Lettres de Madame de Staël à Madame Récamier (1952). Il est plus à l’aise en tant qu’essayiste politique, très engagé.
Parmi ses livres de l’après-guerre, il convient de citer : Le débat de ratification du traité de Versailles, à la Chambre des Députés et dans la presse en 1919 (1945), L’Esprit de 1848 (1948), Occident (1950), Chroniques de la Quatrième (1956), L’Église et l’État : un problème permanent (1957), L’Algérie trahie par l’argent (1957), Les Glorieux de la décadence (1964).
Durant l’après-guerre, il a une activité journalistique bien remplie. Il collabore à de nombreux périodiques, tels La France catholique, Carrefour, Rivarol, Écrits de Paris, Hommes et Mondes, Le Miroir de l’Histoire, Le Journal du Parlement.
En 1955, il est élu vice-président de la Société des Amis d’Edouard Drumont, auquel il consacre un ouvrage, Edouard Drumont ou l’anticapitalisme national (1968). Il dirige la Société d’Histoire de la IIIe République à partir de 1955. Il devient membre du Comité des écrivains catholiques en 1956. En 1958, il épouse une femme de vingt-quatre ans sa cadette, Jacqueline Lasne-Desvareilles.
Critique du système de Maurras
C’est durant cette période qu’il expose ses critiques doctrinales à l’égard de Maurras. Maurras expire à Saint-Symphorien-lès-Tours le 16 novembre 1952, âgé de 84 ans. Beau de Loménie décide alors de présenter, dans un livre intitulé Maurras et son système (1953) ce qu’il considère comme les faiblesses de la doctrine de son ancien maître.
D’une manière très pénétrante, et sans concession, voire avec une brutalité rentrée, il reproche à Maurras d’avoir bâti sa doctrine sur une méconnaissance du détail de l’évolution intellectuelle et morale de la France aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Maurras, à l’en croire, n’a pas perçu les défauts du rationalisme cartésien, satisfaisant pour libérer la pensée des dogmes religieux, mais insuffisant pour conclure à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme, faiblesse qui a engendré d’autres formes de rationalisme au Siècle des Lumières, comme le sensualisme condillacien ou le matérialisme de Diderot et de maints encyclopédistes[7]. Il n’a pas compris, par ailleurs, la portée intellectuelle de la pensée de Joseph de Maistre[8], providentialiste, mais également empiriste au niveau de sa justification de la monarchie et de sa récusation de l’œuvre de la Révolution française. Et il n’a pas discerné à quel point Comte, de l’œuvre duquel il fait un des points d’appui de son système, était tributaire du romantisme littéraire et politique de Chateaubriand, Lamartine et Hugo, qu’il condamne absolument. Enfin, il a complètement sous-estimé la réaction spiritualiste, anti-scientiste et anti-matérialiste de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Il a donc édifié sa doctrine néo-monarchiste du nationalisme intégral, rationaliste à l’extrême, systématique et empreinte d’esprit positiviste, sur une vision superficielle, tronquée, et, par là, largement erronée, de l’évolution de la pensée philosophique et des mentalités depuis Descartes jusqu’au seuil du XXe siècle. Ces faiblesses sérieuses de la pensée de Maurras expliquent, selon Beau de Loménie, son incapacité à réaliser l’union des nationalistes et des catholiques autour de lui, son conflit avec le Vatican, les nombreuses défections qui ont affecté l’Action française entre les deux guerres mondiales, et l’étiolement de cette école de pensée.
Ne se reconnaissant plus dans le système maurrassien, Beau de Loménie est cependant resté nationaliste, anti-démocrate et monarchiste. Ayant rompu, depuis 1929, avec Maurras, il s’est cherché d’autres références politiques.
Une entrée tardive sur la scène politique
Nous avons vu qu’en dépit d’une foi catholique exigeante et de convictions légitimistes, Emmanuel Beau de Loménie avait un faible pour les ligues nationalistes de recrutement plébéien et de tendance plébiscitaire. Au cours des années 1930, cependant, il s’était tenu à l’écart des Croix de Feu et autres ligues. Il n’en ira pas de même durant sa vieillesse.
Lors des législatives de novembre 1962, il fait acte de candidature dans la 12e circonscription du Nord, sous les couleurs du parti national populaire, lequel est la résurgence du mouvement Poujade des années 1956-1958[9]. Il n’obtiendra que 0,7 % des suffrages exprimés au premier tour[10]. Lors des législatives de mars 1967, il prendra position contre Maurice Couve de Murville, en qui il verra un représentant des dynasties bourgeoises (et qui sera battu par le jeune Michel Rocard).
Emmanuel Beau de Loménie s’éteindra à Paris le 6 février 1974. En 1980, les éditions du Trident publieront, à l’initiative de sa veuve, Les pollueurs de l’histoire, recueil d’articles consacrés à la critique virulente de l’histoire universitaire, de ses choix méthodologiques, de l’organisation de son enseignement dans les facultés et de son orientation idéologique générale[11].
Publications
- La Carrière politique de Chateaubriand, de 1814 à 1830, Paris, Plon, 1929.
- Les Demeures de Chateaubriand (1930)
- Qu’appelez-vous droite et gauche ? (1931)
- La Restauration manquée, l'affaire du drapeau blanc, Paris, Édition des portiques, 1932.
- D'une génération à l'autre (1933)
- L'Inauguration (1934)
- Naissance de la nation roumaine (1937)
- Pour une Révolution Économique Française dans la Paix Sociale (avec Jean Hardy) (1937)
- Les Dynasties bourgeoises et la fête impériale suivi de quelques essais et mises au point par Jean de St-Chamant, Paul Mariel, Jean Banes, I. Maulvault, M. Raval, François Le Grix, Paris, Sequana, 1942
- Les Responsabilités des dynasties bourgeoises, éditions Denoël, publié en cinq tomes de 1943 à 1973.
- Lendemains de Libération (clandestin) (1944)
- Le Débat de ratification du Traité de Versailles, à la Chambre des députés et dans la presse en 1919 (1945)
- L'Esprit de 1848 (avec divers collaborateurs) (1948)
- Occident (avec divers collaborateurs) (1950)
- La Mort de la Troisième République, Paris, Éditions du conquistador, 1951.
- Lettres de Chateaubriand à Madame Récamier (avec Maurice Levaillant), Flammarion, 1951.
- Lettres de Madame de Staël à Madame Récamier, Domat, 1952.
- Maurras et son système (1953)
- Chroniques de la Quatrième (1956)
- L'Église et l'État : un problème permanent (1957).
- L’Algérie trahie par l'argent (1957)
- Les Glorieux de la décadence (1964)
- Édouard Drumont ou l'anticapitalisme national (1968)
- Les Pollueurs de l'Histoire (1980)
Notes et références
- ↑ Mais non la Ligue antisémitique de France de Jules Guérin.
- ↑ (1805-1867), neveu du grand Henry, célèbre général royaliste de la guerre de Vendée.
- ↑ Il existe bien une tendance légitimiste groupée autour de Paul Watrin ou d’hommes tels que Paul Para, mais elle est extrêmement minoritaire, aux confins de l’inexistence.
- ↑ Dont Beau de Loménie fait « un ancien président du Conseil des années de prospérité d’avant 1930 », alors que ce personnage dirigea le gouvernement de novembre 1934 à mai 1935, soit au milieu des années 1930, et durant la grande crise économique de ces années.
- ↑ Dont Beau de Loménie affirme qu’il devait son siège de député de la circonscription du Creusot au patronat local, source pour lui de dépendance, alors qu’en réalité, le secrétaire général de la SFIO fut battu lors des législatives de 1932, par un candidat de droite soutenu par les industriels de la région.
- ↑ Beau de Loménie fait de Jacques Rueff un “agent” de cette banque.
- ↑ On s’étonne, à ce sujet, que Beau de Loménie, ne mentionne ni Helvétius ni d’Holbach.
- ↑ Et ici, on peut vraiment être surpris que Beau de Loménie ne fasse pas la moindre allusion à la pensée de Louis de Bonald, pourtant d’une importance capitale à l’appui de sa critique.
- ↑ Et on peut s’étonner de voir cet aristocrate racé et lettré, érudit de métier, monarchiste, adhérer à la formation politique populiste du papetier de Saint-Céré, nationaliste mais non anti-républicain. Son cas n’est cependant pas tout à fait isolé. Ainsi, dans la 13e circonscription des Hauts-de Seine, le très distingué et noble Jean Silve de Ventavon, lui aussi catholique, légitimiste et historien, se présente sous l’étiquette du parti national populaire, comme Beau de Loménie.
- ↑ Il était opposé principalement à Jules Houcke, élu au second tour, et Paul Reynaud.
- ↑ Le texte de la partie Biographie de cette entrée est en grande partie repris de : Paul-André Delorme, « Emmanuel Beau De Loménie, inlassable contempteur des dynasties bourgeoises », in : Rivarol, N°3569, 7.6.2023, p. 10-11.