Louis Lyautey
Louis Hubert Gonzalve Lyautey (17 novembre 1854 à Nancy - 27 juillet 1934 à Thorey) est un militaire français, monarchiste légitimiste, officier pendant les guerres coloniales, premier résident général du protectorat français au Maroc en 1912, ministre de la Guerre lors de la Première Guerre mondiale, puis maréchal de France en 1921, académicien et président d'honneur des Scouts de France.
Biographie
Louis Hubert Lyautey est né à Nancy en 1854 dans une famille aristocratique lorraine. Catholique et royaliste, celle-ci donne par tradition ses hommes à l’institution militaire. Le jeune Lyautey assiste aux avant-postes à la débâcle française de 1870 face à la Prusse. Il hésite alors entre l’habit ecclésial et la tenue d’officier. En 1873 s’impose le choix de Saint-Cyr, pour forcer le destin et défier le triste sort d’une patrie abaissée. Signe avant-coureur, sa première affectation le conduit deux ans en Algérie.
Lyautey a des convictions royalistes affirmées. Il se dit légitimiste par défaut. Féru d’histoire et rêveur de gloire, il vit difficilement l’enracinement de la République. Mais lui, conservateur dans l’âme, est peu enclin à la conspiration.
Lyautey mène alors une brillante carrière d’officier de cavalerie, fréquentant assidûment salons mondains et milieux artistiques parisiens. A Paris, il brille par son esprit, sa plume et son art de la mise en scène à l’aube de sa carrière marocaine.
À 40 ans, il quitte la France pour l’Indochine nouvellement colonisée. Elle sera sa «révélation», lui qui cultive en secret une fougue bismarkienne. Il y seconde le général Gallieni. Cette grande figure de la France des tropiques, de cinq ans son aîné, est un officier non-conformiste. Il invente la «tactique de la tâche d’huile», laquelle consiste à soumettre, sécuriser et séduire les populations indigènes. Au seul rapport de force, il convient de substituer «un ordre juste», respectueux des coutumes et de la hiérarchie traditionnelle.
Lyautey est séduit par cette approche, tout autant que par Gallieni, dont il partage désormais les convictions. À l’orée de ses cinquante ans, déjà doté d’un riche passé colonial, le colonel Lyautey est affecté aux confins algéro-marocains.
Là, il y prépare l’encerclement de l’Empire chérifien. Cette expérience algérienne est déterminante dans la carrière de Lyautey. L’homme y apprend la rudesse du Maghreb, le désert, les tribus, l’Atlas, la noblesse des guerriers berbères, mais aussi les colons, leur morgue et l’esprit d’accaparement qui les anime.
En Algérie, Lyautey acquiert la conviction que la France doit s’affranchir des traités qu’elle a conclus avec le vieil Empire chérifien. De son compagnonnage avec Gallieni, il retient la tactique de l’occupation progressive. La conquête du Maroc, dont il devient l’ardent défenseur à Paris, doit s’opérer grâce à ses forces centrifuges, les tribus «siba» c’est à dire rebelles au sultan, sans tenir compte du pouvoir central — le fameux Makhzen — jugé faible et sans importance.
L’accord franco-allemand de 1911 donne à la France les mains libres au Maroc, hormis les territoires laissés à l’Espagne. Elle se charge d’en assurer le contrôle au moment où l’étranglement financier du sultan et les concessions imposées à Moulay Hafid incitent les tribus et les chefs de guerre à le défier, et prendre la tête du jihad. Pour Lyautey, la France doit rétablir l’ordre en s’entendant avec les tribus récalcitrantes, qu’il estime désireuses de se débarrasser du joug d’un pouvoir tyrannique.
Il incite le gouvernement français à soumettre le Maroc. Le diplomate accrédité, Eugène Regnault, se saisit d’un appel à l’aide suggéré au sultan, et impose, le 30 mars 1912, le Traité de protectorat, dit « de Fès ». Ce diplomate devient le premier résident général. Mais le plan échoue. L’annonce du traité, qui place le pays sous la protection des « chrétiens », provoque une levée en armes. Lyautey est alors nommé Résident général.
Constatant que la France « marche dans le vide » au Maroc, l’officier pragmatique et intelligent abandonne rapidement ses illusions. Il estime que ce n’est pas de l’abaissement du Sultan qui viendra le retour à l’ordre, mais de l’application du traité, qui prévoit le respect de la souveraineté de l’État chérifien et du pouvoir législatif du Sultan, sous la tutelle de la France. La monarchie alaouite recevait ainsi son premier gage de survie.
Lyautey sécurise le Maroc central, transfère la capitale de Fès, alors assiégée par les tribus, à Rabat, et assure l’exil du sultan Moulay Hafid qui abdique. Lyautey fait avaliser par les oulémas — les gardiens de la foi — l’élection de son frère, Moulay Youssef, qu’il choisit pour sa réserve, sa piété et son manque de personnalité.
Pourtant, Lyautey s’attache à restaurer le trône alaouite dans une splendeur rénovée. Fasciné par cette monarchie surgie du fond des âges et épargnée par la modernité, ce conservateur esthète veut rétablir la pompe d’un sultanat décrépi. Il s’emploie alors à lui réinventer un décorum déjà fantasmé par les orientalistes et un faste que poussera bien plus tard à leur paroxysme Hassan II.
Lyautey considère alors par simple tactique ou profonde conviction – les historiens demeurent partagés sur cette question — que, seule, la restauration du pouvoir du Sultan dans son prestige et sa tradition, peut rassurer le peuple et ses notables, et briser le cercle d’une insurrection. Une idée qui deviendra le ciment du trône.
Lyautey est un homme du XIXe siècle séduit par l’indirect rule britannique, qui permet à l’Angleterre victorienne de contrôler l’immense Empire des Indes, et à son alter ego lord Cromer, « simple » consul, de diriger l’Egypte. Au grand dam des coloniaux, il s’honore d’être le « premier serviteur de Sidna » (Notre Seigneur).
En un geste qui frappe les imaginaires, Lyautey n’hésite pas à tenir l’étrier du sultan, lorsque celui-ci descend de cheval dans les grandes occasions.
Mais le Général est vite rattrapé par les nécessités de sa fonction et son caractère autoritaire. Lorsque, le 10 octobre 1912, Lyautey écrit à son amiAlbert de Mun, «Je crois que Moulay Youssef est ma plus belle réussite», il signifie que l’édifice du protectorat est vicié, le contrôle s’exerçant sur une «créature du résident général». De surcroît, le résident s’évertue à maintenir le sultan en vase clos, entouré de «vieux Marocains rituels», sans contact avec les Européens, les automobiles et les dîners au champagne. La conservation confine alors à la momification.
Et que dire de la «politique des grands caïds» ? Lyautey s’illusionne sur les «seigneurs de l’Atlas»,chefs tribaux qu’il assimile aux pairs de France, cette vieille noblesse d’épée issue de la féodalité qui égale en dignité la Famille de France. Son royalisme nourri par Charles Maurras livre des millions de montagnards à la tyrannie du Glaoui, délaissant tout contrôle au profit de l’arbitraire le plus extrême.
Pour porter ces convictions, Lyautey s’entoure d’hommes atypiques qui doivent à la fois porter les projets du chef, faire respecter la France des musulmans, conserver le «Vieux Maroc», et faire surgir cette «Californie française» autour de Casablanca, que Lyautey appelle de ses vœux.
Entre autoritarisme éclairé et pesanteurs coloniales, que reste-t-il du protectorat et de son essence, le «contrôle» ? Dans sa stupéfiante «note du coup de barre» du 18 novembre 1920, Lyautey s’interroge. Et si le Protectorat n’était «qu’une fiction» ? Mais il se lance aussitôt dans «le plus dur constat d’échec qu’un homme d’État ait dressé contre sa propre œuvre» : «Dans la pratique, Moulay Youssef n’a aucun pouvoir réel, il n’a de rapports qu’avec le conseiller chérifien (NDLR: Lyautey) qu’il voit journellement, mais c’est tout». Le Protectorat fait approuver au sultan des textes préparés par les services de la Résidence. Les Français ont l’administration directe «dans la peau», déplore Lyautey, qui constate qu’on «en arrive de plus en plus à l’administration directe». Mais de coup de barre, il n’y eut point, et le constat demeura sans suite.
Impuissant à appliquer le Protectorat, Lyautey en tire les enseignements. Au-delà de ses boutades sur le caractère éphémère de la présence française au Maroc, le Résident manifeste une étonnante et prémonitoire lucidité. Moins de 10 ans après le traité, il écrit : «À défaut des débouchés que notre administration leur donne si maigrement et dans des conditions si subalternes, (la jeunesse marocaine) cherchera sa voie ailleurs», et «le mouvement d’idées qui est en train de naître à côtés de nous, à notre insu», tôt ou tard «prendra corps et éclatera».
En écho à cette prémonition, le vieux Maréchal déclare lors du Conseil de politique indigène à Rabat, le 14 avril 1925 : «Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que, dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce moment-là – et ce doit être le but suprême de notre politique – cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent à se tourner avec affection vers la France».
L'héritage de Lyautey au Maroc
L’ampleur de l’héritage laissé par Lyautey est considérable. L’empreinte la plus puissante concerne le trône chérifien, qu’il a reconstruit et pérennisé, doté d’un pays soumis et pacifié, et dont il a réinventé le prestige et la puissance. L’absence d’équivalent dans tout le monde musulman est à lui seul la preuve de l’ampleur de ce travail. Après 1912, Lyautey s’est attaché à réaliser la «pacification» du Maroc au nom du sultan.
Mais l’empreinte de Lyautey excède l’héritage étatique marocain. Jusqu’à la fin du Protectorat le 2 mars 1956, les 13 Résidents qui succèdent à Lyautey s’appliquent à «faire du Lyautey». Pourtant, leur conservatisme souvent frileux et parfois borné ne résiste pas à la comparaison. Lui avait anticipé l’indépendance du Maroc à l’aube des années 1920. Mais les convictions de Lyautey, ses goûts et ses représentations, ont aussi durablement conforté un modèle politique et social marocain.
Le premier héritage qui transcende le Protectorat, c’est l’excès d’autorité du pouvoir d’État, et plus encore de son chef. Lyautey «considérait son pouvoir comme régalien, il se voulait entièrement libre», note son biographe Charles-André Julien. Son successeur, le Résident Alphonse Juin, ne s’y trompe pas, qui déclare au Président Vincent Auriol le 5 octobre 1947: «Oui, Lyautey instaura l’administration directe (…). Tous auraient fait comme Lyautey. Il fallait d’abord créer l’État chérifien». Jacques Berque, ancien contrôleur civil, reprend à son compte cette formule en vogue depuis Lyautey : «Le Maroc est un pays où l’autorité est un postulat administratif. On n’y parle jamais de contrôle de l’autorité, mais d’autorité de contrôle».
Le second héritage durable est l’extrême fragilité du sentiment démocratique légué par Lyautey. Ce représentant de la République n’avait que mépris pour elle, lui préférant l’autorité sans contrôle, et le respect des hiérarchies traditionnelles. Lyautey agit toujours en «patron et non en démocrate» et a «dans la peau le dogme des hiérarchies sociales». Lyautey a révoqué certains de ses fonctionnaires, même de qualité, pour républicanisme, mais s’accommode de la corruption de ceux qui le servent, s’ils lui obéissent. Confrontées au spectacle d’une France autoritaire éloignée des principes qu’elle proclame, les élites marocaines restent souvent à l’écart des idées démocratiques, et se demandent légitimement si la République française n’est pas, elle aussi, une fiction. Pour eux, des expériences comme celle des révolutionnaires Mouvement du 20 février sont soit au mieux romantiques soit au pire dangereuses pour «l’ordre établi» si cher à Lyautey.
Le troisième héritage manifeste de Lyautey est la perpétuation au Maroc d’un ordre social particulièrement inégalitaire. Devant les chefs indigènes, Lyautey déclare en octobre 1916 : «Le Makhzen fortuné, les chefs héréditaires et les Pachas forment autour de lui (le sultan) comme une couronne éclatante de joyaux précieux». Dans la directive politique qui découle de cet éloge aux grandes familles, Lyautey exige de ses administrateurs «que les rangs et les hiérarchies soient conservés et respectés, que les gens et les choses restent à leurs places anciennes, que ceux qui sont les chefs naturels commandent et que les autres obéissent». Cette politique s’est matérialisée par les «écoles de fils de notables», les collèges musulmans,l’école des officiers de Dar el Beïda de Meknès, ou encore la politique des Grands Caïds. Plus tard, ce seront les lycées de la Mission française qui assureront cette politique de «coopération» dont l’un des plus imposants, celui de Casablanca, porte le nom du Maréchal Lyautey.
Les idées de Lyautey
Dans Lyautey écrivain (1976), André Le Révérend souligne ses conceptions très peu démocratiques. Lyautey considéra dès sa jeunesse qu’il appartenait à «une caste supérieure», et ne doutait pas d’avoir «le sentiment dans le sang» de faire partie «de la classe sociale la plus élevée». Cette propension à la suffisance sociale lui donnait l’assurance d’être dans son bon droit, d’être le «right man» appelé de ses vœux à la reconstruction de «l’Empire fortuné». Il aurait pu endosser le rôle du «Général revanche» selon l’expression de l’historien Daniel Rivet face à l’Allemagne, ou encore devenir le «Mussolini de la France» des années 30, mais l’histoire lui offrit le Maroc.
Sa devise, empruntée au poète anglais Percy Bysshe Shelley, est restée célèbre : « La joie de l'âme est dans l'action ».
Œuvres
- Le rôle social de l'officier, 1891
- Du rôle colonial de l'armée, 1900
- Dans le Sud de Madagascar, pénétration militaire, situation politique et économique, 1903
- Lettres du Tonkin et de Madagascar : 1894-1899, 1920
- Paroles d'action : 1900-1926, 1927
- Lettres du Tonkin , 1928, illustrée par Jean Bouchaud - éditions nationales (Paris)
- Lettres de jeunesse : 1883-1893, 1931
- Vers le Maroc : lettres du Sud-Oranais : 1903-1907, posthume, 1937
- Notes de jeunesse : 1875-1877, publié dans Rayonnement de Lyautey, posthume, 1947
- Albert De Mun - Hubert Lyautey : Correspondance (1891-1914), Paris, Société de l'Histoire de France, 2011.