Sur les falaises de marbre

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Sur les falaises de marbre (titre original : Auf den Marmorklippen) est un roman d'Ernst Jünger.

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Texte fictionnel ayant un cadre entre le mythe et l'imaginaire, il a donné lieu à différentes interprétations, certains l'ayant lu comme un récit allégorique, d'autres comme un « récit légendaire » ou un conte philosophique.

Ecrit et publié en 1939, il est traduit en français par Henri Thomas en 1942. La même année, il est traduit en néerlandais et en italien.

Texte

Récit

Le récit se déroule dans un pays imaginaire, la Marina, terre de vignobles et de raffinements, bordée d'un côté par la mer, de l'autre, au nord, par des falaises de marbre qui la séparent de la Campagna, terre de grands pâturages et de bergers. L'intrigue se déroule sept ans après la guerre d'Alta-Plana, territoire situé de l'autre côté de la mer.

Le narrateur et son frère ont participé à la dernière guerre. Ils se sont depuis retirés dans un ermitage situé sur les falaises de marbre, où ils passent leur temps à s'occuper de leur bibliothèque, constituer un immense herbier et contempler la nature.

Mais le « Grand Forestier », seigneur de la Maurétanie et chef du peuple des Lémures, vivant dans un pays de forêts situé au nord de la Campagna, menace tout le pays. Ses hordes cruelles, l'« engeance des bois », accompagnées de molosses, mènent des incursions de plus en plus fréquentes et de plus en plus sanglantes à travers la Campagna et s'infiltrent même dans la Marina.

Figures

  • Le Narrateur
  • Frère Othon (Bruder Otto)
  • Lampusa, cuisinière du Narrateur et de Frère Othon, originaire de la région d'Alta-Plana
  • Erion (Erio), petit-fils de Lampusa, fils de sa fille Sylvia et du Narrateur
  • Lauretta, une ancienne amante du Narrateur
  • Fortunio, un ami du Narrateur, porté disparu depuis plusieurs années
  • Le Père Lampros, un moine chrétien, bibliothécaire du cloître de la Maria Lunaris; connu aussi sous le nom de plume de Phyllobius
  • Le Grand Forestier (der Oberförster), l'un des seigneurs de la Maurétanie, chef des Lémures; haïssant la charrue, le blé, la vigne et les animaux domestiques
  • Braquemart, membre des Maurétaniens, qui forment un Ordre secret auquel appartient également le Grand Forestier; il appartient toutefois à une faction hostile à celle du Grand Forestier; on doit encore préciser que, lors de la guerre d'Alta-Plana qui a eu lieu sept ans plus tôt, le Narrateur et Frère Othon ont combattu aux côtés des Maurétaniens.
  • Le prince Sunmyra
  • Biedenhorn, membre des Maurétaniens, chef d'une troupe de mercenaires, installé dans la Marina
  • Belovar, fermier et chef d'un clan de la Campagna[1]
  • Milina, jeune et troisième épouse de Belovar
  • Nigromontanus, figure tutélaire et spirituelle, sage dont le Narrateur et Frère Othon sont les disciples, invisible dans le récit[2].

Lieux

  • Marina, région côtière de villes et de villages, aux innombrables vignobles et jardins, au mode de vie à la foi traditionnel et raffiné, et où cohabitent cultes chrétien et païens
  • Campagna, terres de grands pâturages, où vit un peuple de berger, dirigé dans certains districts par les clans de fermiers et dans d'autres par les ligues de bergers, caractérisés par un puissant sens de l'honneur et la loi du talion
  • Falaises de marbre, séparant la Marina de la Campagna
  • les terres des Forêts, au-delà de la Campagna, où règne le Grand Forestier
  • Alta-Plana, pays voisin mais séparé de la Marina par un bras de mer
  • Ermitage, lieu de résidence et d'études du Narrateur et de Frère Othon
  • Cloître de la Maria Lunaris, dit aussi de la Falcifera, lieu de résidence du Père Lampros

Temps

On peut définir la structure du récit en quatre parties:

1. Description de la vie traditionnelle des communautés urbaines et paysannes de la Marina, celle de la Campagna, leurs lois et leurs traditions, ainsi que le mode de vie choisi par le narrateur et Frère Othon dans leur Ermitage (chapitre 1-9).

2. Description de la décadence sociale, morale et spirituelle de la société, ainsi que le développement des menées criminelles du Grand Forestier de son peuple des Lémures, l'« engeance des bois » (chapitres 9-19). La tension monte brusquement. Le narrateur et Frère Othon partent en reconnaissance dans les forêts qui bordent la Campagna (chapitre 18) et découvrent dans la clairière de Köppels-Bleek une grange où ont des vestiges témoignent de fêtes effroyables et sanguinaires (chapitre 19).

Dans ses deux parties, le narrateur effectue plusieurs retours sur son passé:
Il évoque l'époque où il a participé à la guerre d'Alt Plana, sept ans auparavant. Il y a servi, avec Frère Othon, dans les unités des Cavaliers pourpres, qui ont combattu aux côtés des Maurétaniens. Il y a notamment sauvé la vie de :Biedenhorn, qui lui montrera d'ailleurs sa gratitude à la fin du récit. C'est au cours de cette guerre qu'il a connu Lampusa et sa fille, Silvia, la mère de son fils Erion (chapitre 5). Il décrit dans quelles circonstance il a connu :le Grand Forestier, après la guerre (chapitre 7). Il raconte aussi son installation avec Frère Othon à l'Ermitage après qu'ils ont quitté le métier des armes (chapitre 13).

3. Le conflit ouvert avec le Grand Forestier. Tout d'abord l'expédition du Maurétanien Braquemart et du prince Sunmyra contre le Grand Forestier (chapitre 20). Ensuite l'attaque en profondeur menée par Belovar, à laquelle participe le narrateur (chapitre 21-25). Enfin, la destruction totale de la Campagna et de la Marina par le Grand Forestier (chapitre 26-29).

4. L'exil du narrateur et de Frère Othon vers Alta Plana (chapitre 30).

Critiques et réception

Un « roman à clé » ?

Le caractère fictionnel du récit et de son cadre a donné lieu à de nombreuses interprétations. Ainsi, beaucoup ont voulu y voir la manifestation d'une littérature cryptée hostile au national-socialisme. Banine écrit par exemple que Jünger aurait été « le seul écrivain allemand qui ait osé écrire en Allemagne même, sous le règne de Hitler, un livre contre la tyrannie »[3]. Selon Jean-Michel Palmier, cité par Towarnicki, Jünger serait allé « jusqu’à la limite de ce qui était possible sous la dictature nazie » et que les Falaises de marbre sont « la plus courageuse et la plus profonde critique du nazisme faite par un écrivain allemand non émigré, vivant sur le sol même de l’Allemagne »[4].

Parmi les autres personnalités ayant appuyé la thèse du « roman à clé antinazi », on peut encore citer Hannah Arendt, George Steiner (1929-2020)[5] ou Philippe Sollers[6].

Si ce genre de thèse a fait long feu, Michel Vanoosthuyse, un chercheur en littérature comparée, de tendance néo-marxiste et donc peu suspect de sympathies pour le Troisième Reich, s'est attelé à la démonter en profondeur. Ainsi, « voici un livre réputé antinazi et dangereux pour le régime, qui passe les multiples barrières de la censure établies [...] ; que les préposés à la mission culturelle allemande à l’étranger et dans les pays occupés s’empressent de faire traduire ; qui est édité en 1939 par une maison très accueillante aux publications nazies pures et dures [...], qui connaît immédiatement six éditions successives et dont le tirage atteint 6 700 exemplaires en 1943 (quand le tirage moyen d’un roman sous le Troisième Reich est de 3 000 exemplaires15) ; que la Wehrmacht à Paris fait tirer en 1942 à 20 000 exemplaires et distribuer dans ses « librairies mobiles du front » [...] et autres « librairies de l’armée » [...] ; à propos duquel on n’a relevé aucune attaque dans la presse nationale-socialiste ; qui non seulement fait l’objet dès sa parution de nombreux comptes rendus favorables, mais est accueilli dans une histoire nationale-socialiste de la littérature comme la Volkhafte Dichtung der Zeit (cinquième édition 1940) d’un nommé Langenbucher, et commenté élogieusement en août 1940 par la revue Weltliteratur, aux mains de la SS – Jünger y est qualifié de « meilleur prosaïste de notre temps » ; l’auteur « se tient sans doute au-dessus des choses de notre monde, mais non au-delà d’elles ». Et s’il est vrai qu’il « prend non sans risque à témoin le monde du rêve », du moins s’est-il décidé une fois de plus pour le réel, puisqu’« il se trouve de nouveau comme soldat sur le front et que c’est une fois de plus dans le réel […] qu’il vit le choc entre la force et le droit »[7].

Cependant, Michel Vanoosthuyse va bien au-delà de ces considérations extérieures au texte lui-même. Il trace des parallèles entre le monde mythique décrit par Jünger, menacé par une catastrophe, et la Weltanschauung nationale-socialiste. Le début du texte fait allusion à un « âge d’or identifié à une société de petits propriétaires à l’abri des châteaux et des cloîtres, au sein de laquelle paysans, féodaux et prêtres vivent en symbiose ». Vanoosthuyse note que « le nazisme lui-même n’a eu de cesse de se référer au passé mythique » et qu'il « n’a jamais cessé de se présenter comme le restaurateur de l’ordre détruit par la démocratie et le cosmopolitisme, et des vraies valeurs attachées à la terre, à la tradition, aux ancêtres ». Il poursuit : « Faire du satrape viveur et tout oriental qu’est par certains côtés le Grand Forestier le décalque de Hitler, c’est être myope. Que les victimes du Grand Forestier et de ses sbires soient justement les artisans et les paysans sédentaires de la Marina, fidèles à leurs rites, à leurs fêtes et à leurs ancêtres, amateurs d’ordre, devrait inciter à la prudence, ou suggérer, si l’on veut à tout prix maintenir l’interprétation antinazie du roman, que Jünger ne comprend décidément rien à la politique ; en réalité, il la comprend trop bien. En revanche, c’est une histoire qui s’applique davantage à la version « bolchevique » de la tyrannie, interprétation vers laquelle Jünger [...] ne manquera pas d’orienter ultérieurement le lecteur »[8].

Vanoosthuyse ajoute que « le texte de Jünger reprend pour commencer à son compte, en style « élevé », la vieille hantise de l’envahissement de l’ordre établi (que figure spatialement la Marina) par le demos, qualifié de « canaille » – « Gesindel », « Gelichter », deux mots aux occurrences très nombreuses –, gens de corde sans foi ni loi, lie de la « société », « vermine » (Ungeziefer), « vers de feu » (Feuerwürmer), barbares sans dignité se livrant au crime pour le plaisir du crime, capables des « choses les plus viles et les plus basses dont homme soit capable » et que « le mot Gelichter, dont Jünger fait un abondant usage, est en vogue chez les nazis ».

« Dans ces profondeurs forestières s’était réfugié tout ce qui avait pu fuir la destruction pendant les guerres et durant ces temps de troubles publics – Huns, Tartares, Tsiganes, Albigeois et sectes hérétiques de toute sorte. S’étaient joints à eux, les éternels échappés des prévôtés et des bourreaux, les groupes dispersés des grandes bandes de pillards venus de Pologne ou du Rhin inférieur », parlant « une sorte de sabir où s’était mêlé ce que toutes les langues ont de pire et qui semblait pétri de fange sanglante »[9]. Ces lignes, où Jünger décrit les troupes du Grand Forestier, rendent effectivement difficile une identification, même floue, avec la NSDAP.

Vanoosthuyse conclut ainsi : « Pense-t-on vraiment que le soldat qui, paraît-il, emportait les Falaises dans son paquetage au fond des forêts du Caucase ait vu dans les « Lémures » les nazis [...] Il voyait bien plutôt en eux les groupes de partisans surgis du fond des forêts ; et il est vraisemblable alors que le Grand Forestier se confondait dans sa tête embrouillée avec le Petit Père des Peuples qui le traquait avec ses hordes de chiens furieux et… rouges. »[10].

Les lectures symboliques

Julien Gracq

Dans la postface qu'il adjoint à la réédition française de 1967, Julien Gracq, ami de Jünger, fait lui aussi justice de la thèse grossière du « roman à clé » et propose une lecture symbolique et emblématique:

« Ce livre, qui voit le jour ainsi à une des charnières de l’Histoire, est un livre qui nous parle de Jünger, et qui nous parle à travers lui de nous, et de notre temps, celui que Jünger appelle ailleurs le temps des équarrissoirs, celui de la ruée en force, du grand choc en retour de la barbarie contre les civilisations humanistes d’Occident. Mais la manière qu’il a de nous parler de notre temps est singulière. Ce n’est pas une explication de notre époque. Son livre n’est pas non plus un livre à clé où on puisse, comme certains ont été tentés de le faire, mettre des noms sur les figures inquiétantes ou imposantes qui se lèvent de ses pages. Avec plus de vérité, on pourrait l’appeler un ouvrage symbolique, et ce serait seulement à condition d’admettre que les symboles ne peuvent s’y lire qu’en énigme et à travers un miroir. Mais plutôt, pour essayer de serrer de plus près la singularité de ce livre, je serais tenté de penser ici à une science très ancienne, celle de l’héraldique : tout se passe en effet comme si, par un art transparent qui fait penser à celui du vitrail, par une puissante « érosion de tous les contours », Jünger était parvenu à cerner notre temps dans une figure douée à la fois de ce pouvoir de simplification impérieuse et de cette puissante aptitude à représenter électivement qui est celle des images d’un blason. Je crois qu’il faut lire Sur les falaises de marbre comme un livre emblématique »[11].

Julius Evola

« [...] Le moment est venu de parler des Falaises de marbre. De l'avis général, il s'agit là d'un SCHLÜSSELROMAN, c'est-à-dire d'un "roman à clé" dans lequel les événements et les person­nages eux-mêmes ont une valeur symbolique. S'ils se réfèrent à des bouleversements et à des forces propres à l'époque qui est la nôtre, ils ne sont que des moyens d'exprimer sous une forme romancée une idée bien précise.

Au cœur de ce livre récent, écrit par Jünger en 1939, se trouve le contraste entre deux mondes. L'un est celui de la "Marina" et des prairies que surplombent les "falaises de arbre" : c'est un monde patriarcal et tradi­tionnel où la vie au milieu de la nature et l'étude de celle-ci ont pour contrepartie une sagesse supérieure et un symbole ascétique et sacral remarquablement incarné en Ia figure du Père Lampros. Jouxtant le monde délimité par les "falaises de marbre" se trouve celui des marais et des forêts sur lequel règne une effrayante et diabolique figure que Jünger appelle l'Oberförster (traduit par 1e Grand Forestier) ; il s'agit d'un monde "élémentaire", fait de violence, de cruauté, d'ignominie et de mépris de toute valeur humaine.

L'ambiance de l'intrigue fantastico-symboli­que décrite de façon magistrale par Jünger est celle d'un "crépuscule des dieux". Le monde du Grand Forestier finit par supplanter celui de la Marina et des Falaises de Marbre. La société et les mœurs de la Marina se désagrègent sous les coups d'une corruption qui s'avance en rampant, l'anarchie s'y infiltre et ne rencontre nulle part de frein en l'absence d'hommes d'action capables de s'imposer véritablement, d'affronter le nihilisme et la destruction. Aux heures les plus graves du péril, deux hommes tentent de prendre l'initiative d'une action libératrice. L'un, Braquemart, incarne la volonté de puissance et la théorie du surhomme et de la super-race de type nietzschéen - théorie qui ici se réduit à n'être qu'une variante du nihilisme et se condamne elle-même, par son abstraite cérébralité et son absence de grandeur spontanée, à faire le jeu d'un adversaire auquel Braque­mart cherche à s'opposer en utilisant les mêmes armes que lui. A ce propos, Jünger écrit : "Il s'agissait dans ces conditions d'agir efficacement, et c'est pourquoi le besoin se faisait sentir d'ordonnateurs et de nouveaux théologiens aptes à voir clairement le mal depuis ses apparences extérieures jusqu'à ses racines les plus déliées ; alors seulement viendrait l'heure de frapper avec l'épée sacrée, qui fend l'obscurité comme un éclair. Ainsi chaque homme avait-il le devoir de former une idée plus nette et plus forte que jamais du lien qui l'unissait à tous les autres et de travailler à rassembler un nouveau trésor de légitimité. N'est-il pas nécessaire déjà de s'imposer une discipline particulière si l'on veut fournir l'effort des athlètes, si bref soit-il ? Or, il s'agissait ici de la vie la plus haute, de la liberté et de la dignité mêmes de l'homme. Braquemart, à vrai dire, qui entendait rendre au Vieux la monnaie de sa pièce, tenait de tels plans pour pures balivernes. Il avait perdu le respect de soi-même, et c'est là le commencement de tout malheur parmi les hommes"[12].

L'autre figure du monde de la Marina, c'est le prince de Sanmyra, symbole d'une noblesse désormais moribonde. Chez lui, les traits d'une grandeur traditionnellement innée, la noblesse d'âme et la promptitude au sacrifice intrépide et héroïque vont de pair avec la décadence propre à ce qui vit comme un héritage du passé, comme un écho, comme quelque chose qui, plus qu'être nôtre, est la propriété des morts. C'est pourquoi la réunion de ces deux figures ressemble à celle d'une tradition crépusculaire s'appuyant sur une artificielle théorie de la puissance davantage capable d'accroître le désert autour d'elle que d'insuffler à la première un regain de force. C'est pourquoi ils s'avèrent incapables d'ar­rêter la catastrophe et perdent tous deux la vie lors d'un coup de main désespéré qu'ils tentent contre le Grand Forestier.

Et l'intervention de Belovar, représentant des forces demeurées intactes de la civilisa­tion patriarcale, ne pourra pas davantage l'arrêter. Le travail souterrain de désagré­gation est désormais trop avancé et les "Vers de Feu", bandes à la solde du Grand Forestier sont maintenant trop nombreux et trop puissants : les forces déchaînées de la forêt et des marais ne peuvent plus être contenues. Belovar tombe lors de l'ultime et désespérée bataille, après laquelle le feu, le fer, la mort et la destruction ravagent le monde de la Marina et des Falaises de Marbre. Le Père Lampros, gardien du Mystère, de la tradition sacrée et de la contemplation, disparaît au milieu des flammes dans les ruines de son oratoire. Son dernier geste est de bénir la tête tranchée du Prince de Sanmyra dont le sacrifice ultime l'a comme nimbée d'une sublime lumière. Est également la proie des flammes l'Ermitage, refuge du savant et du sage, symbole d'une discipline humaniste et d'une quasi goethéenne contemplation de la nature. De la Marina que ravagent les flammes, un seul réus­sit à fuir sur un navire, emportant avec lui, comme une relique, cette tête coupée qui, beaucoup plus tard, enchâssée dans la première pierre, servira de fondation à une nouvelle Cathédrale. Mais pour le cycle et pour le monde liés aux Falaises de Marbre, le triomphe des forces déchaînées du Grand Forestier tiendra lieu d'épilogue. L'unique espoir de cette tragédie, c'est que l'expérience du feu destructeur soit pour l'individu l'aurore d'une renaissance ouvrant sur un monde incorruptible.

L'univers idéal décrit par Jünger dans ce nouveau livre riche de symboles est donc quasiment un retour à des valeurs que l'on chercherait vainement dans l'ouvrage précédent[13]. Nombre d'éléments font penser qu'il s'agit, ici, d'une sorte de bilan négatif du monde élémentaire et même, dans une large mesure, de celui du "travailleur". Les forces déchaînées qui ravagent les cités de la Marina - après avoir balayé aussi bien la survivance généreuse, mais exsangue, de la civilisation du deuxième état que les artificiels et nihilistes représentants de la simple volonté de puissance et, enfin, à travers Belovar, les rares énergies non encore corrompues propres à la terre - ces forces du Grand Forestier ressemblent à s'y méprendre au monde de la "mobilisation totale" du quatrième état et du "tellurisme" révolutionnaire poussé à son paroxysme, révélant finalement sa véritable nature. Avec les déferlements de ces forces sur les terres de la Marina, ce n'est pas le monde de la bourgeoisie, de l'individualisme ou du tiers état qui s'écroule, mais celui de la qual1té, de la personnalité, de l'ascèse, de la tradition des mystères et de la sacralité : de la culture au sens supérieur. C'est Jünger lui-même, pourtant partisan de la guerre totale devenue quasiment sa propre instance dernière, qui reconnaît dans ce livre que "le courage guerrier n'est pas la valeur suprême" ; qu'il est inévitable que l'on s'achemine vers le monde de la forêt et du Grand Forestier lorsque, de pair avec la force, on ne possède pas un principe supérieur. Une légitimation d'en-haut, pourrait-on dire, à l'instar de celle symbolisée par la figure de l'ascète, lui-même disparu dans l'écroulement de l'oratoire en flammes après son ultime bénédiction.

Abstraction faite de ses aspects apocalypti­ques, ce nouveau livre de Jünger a donc un contenu très profond. La clairvoyance qui s'y manifeste est indubitablement supérieure à celle de DER ARBEITER et beaucoup plus confor­me à la gravité de l'époque qui est la nôtre. Le phénomène de l'irruption de l'"élémentai­re", nous l'avons dit, est une réalité; ne l'est pas moins un processus dont procède un nouveau type humain : réaliste, héroïque, impersonnel, capable d'une maîtrise et d'une action absolue, brûlant d'assumer totalement la vie. Même si le monde propre à ce nouveau type ne correspond pas trait pour trait à celui du Grand Forestier, même s'il a laissé derrière lui la phase des destructions et de l'anarchie et qu'avec son avènement on ne célébrerait pas seulement celui de formes propres au monde du quatrième état, l'horizon ne s'éclaire pas pour autant - et l'éventualité d'un épouvantable destin ne sera pas écartée tant que l'on n'aura pas en contrepartie une tradition spirituelle au sens le plus éminent et un Ordre. Non pas dans l'acception simplement activiste et guerrière envisagée par Jünger, mais précisément par référence aux valeurs transcendantes, aux secrètes ramifications de quelque chose "qui n'est pas de ce monde" et qui s'est peut-être conservé jusqu'à maintenant sous bonne garde. Le visage de l'époque qui vient dépendra, n'en doutons pas, de la mesure en laquelle, malgré tout, cette possibilité se concrétisera. »[14]

Adriano Romualdi

Adriano Romualdi, insistant sur l'importance de la « culture de droite » pour soutenir l'élaboration de la conception-du-monde, cite explicitement l'exemple de Sur les falaises de marbre :

« L'on pourrait difficilement trouver quelque chose de plus "à droite" que son livre : l'impersonnalité aristocratique de la narration, le style impeccable et scintillant, l'absence de la moindre trace de psychologisme bourgeois en font un modèle inoubliable »[15].

Varia

Un groupe du musique alternative de Droite italien a pris le nom de Scogliere di Marmo en 1987. Parmi ses musiciens se trouvait Mario Vattani, le futur chanteur du groupe Intolleranza, phare musical de la jeunesse nationale-révolutionnaire en Italie.

Éditions

En langue originale

  • Auf den Marmorklippen, Hanseatische Verlagsanstalt, Hambourg, 1939
  • Auf den Marmorklippen, Otto Reichl Verlag, Tübingen 1949.
  • Auf den Marmorklippen, in: Sämtliche Werke. Band 15. Erzählungen, S. 247–351, Klett-Cotta, Stuttgart 1978.
  • Auf den Marmorklippen, Ullstein Verlag, Berlin 1994.

Traduction française

  • Sur les falaises de marbre, trad. française Henri Thomas; rééd. Gallimard, coll. « Blanche », 1942; rééd. Gallimard, coll. « Du monde entier », 1967; rééd. Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 1971; rééd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1979

Bibliographie

en allemand

  • Helmuth Kiesel: Ernst Jüngers Marmor-Klippen, Renommier- und Problembuch der 12 Jahre, in: Norbert Bachleitner, Christian Begemann und alii, (Hrsg.): Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur. Jg. 1989, Bd. 14, H1. Max Niemeyer Verlag, Tübingen, S. 126–164.
  • Hartmut Sommer: Das Unzerstörbare im Geistigen – Ernst Jünger: Das Wäldchen 125 bei Arras und die 'Marmorklippen' am Bodensee, in: Revolte und Waldgang – Die Dichterphilosophen des 20. Jahrhunderts, Darmstadt: Lambert Schneider, 2011.
  • Alexander Martin Pfleger: „Gerhart Hauptmanns Besuch auf den Marmorklippen. Die Anstreichungen in Gerhart Hauptmanns Leseexemplar von Ernst Jüngers Auf den Marmorklippen im Kontext des Hauptmann’schen Spätwerks.“ In: KUCZYNSKI, Krzysztof A. (Hrsg.): Carl-und-Gerhart-Hauptmann-Jahrbuch, Band III. Wissenschaftlicher Verlag der Staatlichen Fachhochschule in Plock. Plock 2008, S. 75–112.
  • Ehrke-Rotermund, Heidrun und Rotermund, Erwin: Zwischenreiche und Gegenwelten. Texte und Vorstudien zur ʻVerdeckten Schreibweiseʼ im „Dritten Reich“, München 1999, S. 315–393.
  • Gutmann, Hermann J.: Politische Parabel und mythisches Modell: Ernst Jüngers „Auf den Marmorklippen“. In: Colloquia Germanica 20 (1987), S. 53–72.
  • Hohendahl, Peter Uwe: Erfundene Welten. Relektüren zu Form und Zeitstruktur in Ernst Jüngers erzählender Prosa, München 2013, S. 26–47.
  • Schöning, Matthias: Auf den Marmor-Klippen (1939). In: Ernst Jünger-Handbuch. Hg. von Matthias Schöning, Stuttgart; Weimar 2014, S. 138–151.
  • Segeberg, Harro: Prosa der Apokalypse im Medienzeitalter. Der Essay Über den Schmerz (1934) und der Roman Auf den Marmor-Klippen (1939). In: Ernst Jünger im 20. Jahrhundert. Hg. Von Hans-Harald Müller und Harro Segeberg, München 1995, S. 97–124.
  • Van Hoorn, Tanja: Naturgeschichte in der ästhetischen Moderne. Max Ernst; Ernst Jünger; Ror Wolf; W.G. Sebald, Göttingen 2016.

en français

  • Julius Evola, « Le Travailleur et Les Falaises de marbre », Totalité, n° 21/22, octobre 1985.
  • Michel Vanoosthuyse, « Sur les falaises de marbre », revue Agone, 34 | 2005, lire en ligne : [1]
  • Michel Vanoosthuyse, Fascisme et littérature pure. La fabrique d'Ernst Jünger, Agone, coll. « banc d'essais », 2005, p. 178-209.
  • John D. Gallagher, « Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre ~ quelques réflexions sur la traduction française d'un chef-d'œuvre de la littérature allemande » in Michel Ballard, Europe et traduction, Artois Presse Université/Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1998, p. 207-220.

Notes et références

  1. Le grand Forestier et Belovar sont tous deux parfois surnommés « le Vieux » (der Alte).
  2. On retrouve cette figure, ainsi que celle de son adepte Fortunio, dans Héliopolis (1949).
  3. Cité par Frédéric de Towarnicki, Ernst Jünger, récits d’un passeur de siècle, rencontres et conversations, Le Rocher, 2000, p. 121.6 Ibid., p. 27.
  4. Jean-Michel Palmier, Les Écrits politiques de Heidegger, L’Herne, 1968.
  5. Cité par Frédéric de Towarnicki in: « Ernst Jünger l'écrivain qui a défié Hitler », L'Œil de bœuf, n°5/6, décembre 1994, p. 161.
  6. Philippe Sollers, « Jünger était-il antinazi ? », Le Nouvel Observateur, 6 mars 2008.
  7. Michel Vanoosthuyse, voir Bibliographie.
  8. ibidem
  9. p. 66-72.
  10. Vanoosthuyse, ibidem
  11. Postface à la réédition de 1967, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier ».
  12. D'après la traduction française d'Henri Thomas (Gallimard).
  13. C'est-à-dire Le Travailleur.
  14. Julius Evola, « Le Travailleur et Les Falaises de marbre », in: Bibliografia fascista, 1943; trad. Gérard Boulanger, in: Totalité, n° 21/22, octobre 1985.
  15. Adriano Romualdi, « La culture de droite entre imposture et authenticité », in: Philippe Baillet, De la confrérie des Bons Aryens à la nef des fous : pour dire adieu à la droite radicale française, Saint-Genis-Laval, Éditions Akribeia, coll. « Le tocsin blanc », 2018, 200 p.