Bourgeoisisme

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Dessin de Daumier

Le terme de bourgeoisisme désigne la mentalité caractéristique de la petite bourgeoisie, étendue à l'ensemble de la société moderne, indépendamment des classes sociales. C'est donc plus un concept philosophique qu'un concept d'ordre sociologique ou économique.

Explication

Le bourgeoisisme désigne les traits négatifs de l'esprit bourgeois mais ne renvoie pas à la « mentalité entrepreneuriale » de la grande bourgeoisie, aujourd'hui en plein déclin. Le bourgeoisisme, qui s'oppose à l'esprit populaire comme à l'esprit aristocratique, domine la société marchande et la civilisation occidentale : morale de l'intérêt, recherche individualiste de la sécurité et du bien-être immédiat, sensibilité aux modes éphémères, refus des risques, consumérisme passif et ostentatoire, conformisme envers l'idéologie dominante, souci d'apparaître politiquement correct, absence totale de patriotisme et de conscience ethnique, snobisme culturel, esprit de calcul, conception négociatrice des rapports humains et de l'existence, narcissisme, place prépondérante de l'argent dans l'échelle des valeurs, indifférence aux solidarités communautaires, humanitarisme de façade, ignorance du don, préservation parcimonieuse de la vie, esprit d'entreprise limité à l'accroissement de richesse, désir de sécurité, tendances cosmopolites, indifférence aux attaches, aux enracinements, détachement envers tout sentiment religieux de nature collective ou gratuite, ignorance complète du sacré et des sentiments poétiques, inaptitude à l'esthétique, etc. Le bourgeoisisme a même abandonné l'esprit familial de continuité des générations.

Le petit-bourgeois moderne, figure dominante de la société actuelle, apparaît « branché » mais trahit un extraordinaire « conformisme ». Il est à la fois la cible et l'acteur principal de l'ahurissement intellectuel et des dispositifs idéologiques de mise-au-pas régentés par le soft-totalitarisme d'aujourd'hui[1].

Textes à l'appui

par Hermann Hesse

« Le bourgeoisisme lui-même, en tant qu'état humain qui subsiste à perpétuité, n'est pas autre chose qu'une aspiration à la moyenne entre les innombrables extrêmes et antipodes de l'humanité. Prenons pour exemple une de ces paires de contrastes telle que le saint et le débauché, et notre comparaison deviendra immédiatement intelligible. L'homme a la possibilité de s'abandonner entièrement à l'esprit, à la tentative de pénétration du divin, à l'idéal de la sainteté. Il a également la possibilité inverse de s'abandonner entièrement à la vie de l'instinct, aux convoitises de ses sens, et de concentrer tout son désir sur le gain de la jouissance immédiate. La première voie mène à la sainteté, au martyre de l'esprit, à l'absorption en Dieu. La seconde mène à la débauche, au martyre des sens, à l'absorption en la putrescence. Le bourgeois, lui, cherche à garder le milieu modéré entre ces deux extrêmes. Jamais il ne s'absorbera, de s'abandonnera ni à la luxure ni à l'ascétisme ; jamais il de sera un martyr, jamais il ne consentira à son abolition : son idéal, tout opposé, est la conservation du moi ; il n'aspire ni à la sainteté, ni à son contraire, il ne supporte pas l'absolu, il veut bien servir Dieu, mais aussi le plaisir ; il tient à être vertueux, mais en même temps à avoir ses aises. Bref, il cherche à s'installer entre les extrêmes, dans la zone tempérée, sans orage ni tempêtes violentes, et il y réussit, mais au dépens de cette intensité de vie et de sentiment que donne une existence orientée vers l'extrême et l'absolu. On ne peut vivre intensément qu'aux dépens du moi. Le bourgeois, précisément, n'apprécie rien autant que le moi (un moi qui n'existe, il est vrai, qu'à l'état rudimentaire). Ainsi, au détriment de l'intensité, il obtient la conservation et la sécurité ; au lieu de la folie en Dieu, il récolte la tranquillité de la conscience ; au lieu de la volupté, le confort ; au lieu de la liberté, l'aisance ; au lieu de l'ardeur mortelle, une température agréable. Le bourgeois, de par sa nature, est un être doué d'une faible vitalité, craintif, effrayé de tout abandon, facile à gouverner. C'est pourquoi, à la place de la puissance, il a mis la majorité ; à la place de la force, la loi ; à la place de la responsabilité, le droit de vote. Il est clair que cet être pusillanime, en quelque grande quantité qu’il existe, est incapable de se maintenir, qu’en raison de ses facultés il ne peut jouer dans le monde un autre rôle que celui d’un troupeau de brebis entre des loups errants. Néanmoins, nous voyons que, aux périodes de domination des natures puissantes, le bourgeois, bien qu’opprimé, ne reste jamais sur le carreau et parfois paraît même régir le monde. Comment est-ce possible ? Ni la quantité numérique du troupeau, ni la vertu, ni le sens commun, ni l’organisation ne seraient assez puissants pour le sauver de la mort. Aucune médecine au monde ne saurait garder en vie celui dont la force vitale, dès l’abord, est à ce point affaiblie. Cependant le bourgeoisisme existe, il est fort, il est prospère. Pourquoi ? »

Le Loup des steppes.



L’esprit bourgeois, par Alain de Benoist

La bourgeoisie a peu ou prou que classe sociale. Mais le type humain, la mentalité spécifique demeurent et se sont diffusés dans la société toute entière. Les valeurs bourgeoises, l’esprit bourgeois, connaissent bel et bien leur apogée. Hier puritain, austère, complexé et dévot, il est aujourd’hui jouisseur, hédoniste, agnostique et libéré. Et il a toujours comme sacro-saint principe de vie la défense de ses intérêts.

La bourgeoisie a toujours été analysée à la fois comme une classe et comme la représentante d’une mentalité spécifique, d’un type humain ordonné à un certain nombre de valeurs. Ainsi, pour Max Scheler, le bourgeois se définit d’abord comme un "type biopsychique", que sa vitalité déficiente pousse au ressentiment et à l’égoïsme calculateur. Le bourgeois, dit-il, ne se pose jamais la question de savoir si les choses ont une valeur en elle-même : il se borne à se demander : « Est-ce que c’est bon pour moi ? »[2]. Eduard Spranger distingue de même six idéaltypes de personnalités, parmi lesquels le bourgeois correspond à "l’homme économique" : celui qui ne prend en compte que l’utilité des choses[3]. Pour Nicolas Berdiaev, le bourgeoisisme est d’abord une "catégorie spirituelle". L’esprit bourgeois ne se confond donc pas nécessairement avec la classe bourgeoise. « Qui a su prendre les mœurs de la bourgeoisie est bourgeois" disait Edmond Goblot[4]. Et André Gide : « Peu m’importent les classes sociales, il peut y avoir des bourgeois aussi bien parmi les nobles que parmi les ouvriers et les pauvres. Je reconnais le bourgeois non à son costume et à son niveau social, mais au niveau de ses pensées. Le bourgeois a la haine du gratuit, du désintéressé. Il hait tout ce qu’il ne peut s’élever à comprendre. »

Sombart voit également chez le bourgeois un type psychologique, inégalement distribué à l’origine parmi les peuples européens et auquel le capitalisme a permis de devenir dominant. Il reconnaît, bien entendu, qu’esprit capitaliste et capitalisme vont de pair. Cependant, posant en principe que les facteurs psychiques ou spirituels interviennent dans la vie économique tout autant que celle-ci les détermine elle-même, et rappelant que, les organisations étant des œuvres humaines (le producteur précède nécessairement le produit), il affirme que l’esprit capitaliste préexistait en quelque sorte au capitalisme, c’est-à-dire que le capitalisme naissant a d’abord été le fait de tempéraments prédisposés à certains comportements : tempéraments plus introvertis, plus concentrés, plus portés à l’épargne qu’à la dépense, plus contractés qu’expansifs, plus "refoulés" que "dilatés"[5].

Le capitalisme naît, selon lui[6], dans les républiques marchandes du nord de l’Italie, et singulièrement à Florence. dès la fin du XIIIe siècle. Le type accompli du bourgeois se trouverait déjà chez Léon-Battista Alberti, auteur d’un célèbre ouvrage intitulé Del Governo della famiglia, rédigé entre 1434 et 1441. Alberti y fait l’éloge de ce qu’il appelle "le saint esprit d’ordre" (sancta cosa la masserizia), lequel se caractérise par l’esprit d’épargne et la rationalisation du comportement économique. Non seulement, dit-il, il ne faut pas dépenser plus qu’on ne possède, mais il vaut encore mieux dépenser moins qu’on ne possède, c’est-à-dire épargner : on devient riche, non seulement en gagnant beaucoup, mais aussi en dépensant peu. "La doctrine des vertus bourgeoises, écrit Sombart, n’a guère subi de développement intensif depuis le Quattrocento. Ce que les siècles suivants ont enseigné aux générations successives de bourgeois se réduit en somme à ce qu’Alberti avait cherché à inculquer à ses disciples"[7].

Ce sont en effet les mêmes préceptes que l’on retrouve à partir du XVIIe siècle dans les grands traités de vertu bourgeoise, tels Le Parfait Négociant, publié par Savary en 1675, qui développe l’idée de la nature fondamentalement pacifique de la relation commerciale, ou The Complete English Tradesman, écrit par Daniel Defoe vers 1725, où l’auteur de Robinson Crusoé plaide pour l’autonomie de l’activité économique, fait l’apologie de la morale puritaine et condamne les mœurs aristocratiques en ces termes : « Lorsque je vois un jeune boutiquier posséder des chevaux, s’adonner à la chasse, dresser des chiens et lorsque je l’entends parler le jargon des hommes de sport, je tremble pour son avenir » ! Les mêmes idées (critique de la frivolité, de la dépense inutile) se retrouvent encore chez Locke, comme chez Benjamin Franklin. C’est d’ailleurs dans le monde anglo-saxon, stimulé par le calvinisme et le puritanisme, que les vertus du bourgeois vieux-style vont trouver le mieux à s’épanouir : application, épargne, frugalité, tempérance, esprit d’ordre et de calcul. Car il s’agit avant tout d’éliminer la fantaisie, l’aléa, la passion, la gratuité, de créer partout des lois et des réglementations, de peser la valeur des choses, d’évaluer l’intérêt des aspirations quotidiennes. Franklin justifie la vertu en disant qu’elle est d’abord utile. Pour le bourgeois, chaque action doit respirer la "sagesse économique" (Sombart).

Ainsi, ce à quoi s’opposent d’abord les anciennes vertus bourgeoises, c’est au mode de vie seigneurial, fait de prodigalité, de dépense sans compter, de prédation comme de générosité, de gratuité dans tous les sens du mot. Sombart a décrit cette opposition de tempéraments en des termes frappants : « Ces deux types fondamentaux, l’homme qui dépense et l’homme qui thésaurise, le tempérament seigneurial et le tempérament bourgeois, s’opposent nettement l’un à l’autre dans toutes les circonstances, dans toutes les situations de la vie. Chacun d’eux apprécie le monde et la vie d’une manière qui ne ressemble en rien à celle de l’autre […] Celui-là peut se suffire à lui-même, celui-ci a un tempérament grégaire ; celui-là représente une personnalité, celui-ci une simple unité ; celui-là est esthéticien et esthète, celui-ci moraliste […] Les uns chantent et résonnent, les autres n’ont aucune résonance : les uns sont resplendissants de couleurs, les autres totalement incolores [...] Les uns sont artistes (par leurs prédispositions, mais non nécessairement par leur profession), les autres fonctionnaires. Les uns sont faits de soie, les autres de laine »[8].

La fable de La Fontaine, La Cigale et la Fourmi, marque déjà, sur le mode plaisant, tout un renversement de valeurs. « Ce qui signifiait décadence pour l’aristocrate devient idéal pour le bourgeois » (Evola). Toutes les qualités liées à l’honneur (le "point d’honneur") sont dévalorisées. "Garde-toi de prendre trop à cœur les offenses, écrit Benjamin Franklin, elles ne sont jamais ce qu’elles paraissent être au premier abord". On peut en effet toujours "s’expliquer". Désormais, il ne faut plus rechercher ni la gloire ni l’honneur ni l’héroïsme. Il faut en toutes choses être pratique, économe et mesuré. Le bourgeois tient à la considération, qui implique de respecter les conventions, plus qu’à la gloire, qui ne s’obtient parfois qu’en les piétinant. La qualité, dorénavant, se ramène au mérite. « Le sublime est mort dans la bourgeoisie » disait Sorel.

Sombart décèle également une opposition radicale entre tempérament bourgeois et "tempérament érotique" : « Tout aussi étrangers au tempérament érotique sont les tempéraments non sensuel et sensuel, l’un et l’autre d’ailleurs parfaitement compatibles avec le tempérament bourgeois. Il existe entre la sensualité et l’érotique une opposition tranchée, un abîme infranchissable [...] Nous pouvons dire, d’une façon générale, qu’entre un bon chef de maison, c’est-à-dire un bon bourgeois, et un tempérament érotique, de quelque degré qu’il soit, il existe une opposition irréductible. On considère comme la principale valeur de la vie ou l’intérêt économique (au sens le plus large du mot) ou l’intérêt érotique. On vit ou pour l’économie ou pour l’amour. Vivre pour l’économie, c’est épargner ; vivre pour l’amour, c’est dépenser »[9].

Mais Sombart attribue bien d’autres traits encore au bourgeois. Il souligne par ex. le ressentiment qu’inspire à la bourgeoisie une aristocratie dont elle se sent exclue, et qu’elle caricature immanquablement chaque fois qu’elle cherche à la remplacer[10]. Emmanuel Berl fait de son côté cette remarque très juste que, dans l’aristocratie, le fils cherche à ressembler le plus possible, sinon à son père, du moins à l’image censée s’attacher au nom qu’il porte, tandis que "l’idéal bourgeois, au contraire, implique un certain progrès du fils sur le père et une accumulation de mérites qui doit correspondre à l’accumulation d’argent et d’honneurs vers quoi la famille s’efforce"[11]. On retrouve ici l’orientation vers le futur. Les enfants doivent mieux "réussir" que leurs parents, et la première chose que l’on attend de l’école est qu’elle les y aide : c’est une idée foncièrement bourgeoise que le système éducatif doit avant tout permettre d’acquérir un métier et que, de ce fait, les disciplines les plus "utiles" sont aussi les meilleures[12].

Pour le bourgeois vieux-style, il faut donc supprimer toute dépense superflue. Et pour cela compter et compter sans cesse. Mais qu’est-ce qui est "superflu" ? Tout ce qui, précisément, ne se laisse pas compter, tout ce qui n’a pas d’utilité calculable, tout ce qui ne peut se ramener à une évaluation en termes d’avantage individuel, de rentabilité et de profit. « L’émergence de la bourgeoisie, écrit Cornélius Castoriadis, son expansion et sa victoire finale marchent de pair avec l’émergence, la propagation et la victoire finale d’une nouvelle "idée", l’idée que la croissance illimitée de la production et des forces productives est en fait le but central de la vie humaine. Cette "idée" est ce que j’appelle une signification imaginaire sociale. Lui correspondent de nouvelles attitudes, valeurs et normes, une nouvelle définition sociale de la réalité et de l’être, de ce qui compte et de ce qui ne compte pas. Brièvement parlant, ce qui compte désormais est ce qui peut être compté »[13]. Ce qui caractérise l’esprit bourgeois n’est donc pas seulement la rationalisation de l’activité économique, mais l’extension de cette rationalisation à tous les domaines de la vie, l’activité économique étant prise implicitement comme paradigme de tous les faits sociaux. D’où l’idée que ce qui ne peut être rationalisé est inutile, superficiel ou non existant.

Aristote affirmait que la vertu ne peut être conquise par des moyens ou des biens extérieurs, mais que ce sont les biens extérieurs qui sont obtenus par la vertu. De même Cicéron exprimait-il la vérité de son temps en déclarant : « Ce qui importe, ce n’est pas l’utilité qu’on représente, mais ce qu’on est »[14]. Dans l’optique bourgeoise, c’est l’inverse : on n’est plus que ce qu’on a : la preuve de la valeur est donnée par la réussite matérielle. Et comme ce qu’on a doit se laisser évaluer d’une façon qui s’impose à tous, l’argent devient tout naturellement l’étalon universel. On connaît le proverbe : « Un idiot pauvre est un idiot : un idiot riche est un riche. » « L’argent, explique Sombart, est un moyen remarquablement commode de transformer en quantités toutes les valeurs qui, par leur nature, ne se laissent ni peser ni mesurer et de les rendre ainsi justiciables de nos jugements de valeur. N’est précieux que ce qui coûte beaucoup d’argent »[15]. À la limite, l’idée d’égalité n’est plus elle-même conçue comme égalité en droit, mais comme égalité numérique (un = un), comme « l’interchangeabilité de (presque) n’importe quelle activité humaine avec (presque) n’importe quelle autre, le modèle ici n’étant même plus la marchandise, mais la monnaie »[16]. Les rapports sociaux finissent ainsi par ne plus se dérouler qu’à l’intérieur d’un marché, c’est-à-dire d’un système d’objets divisé entre objets possédants et objets possédés. Pour décrire cette réification du social, nul n’a fait mieux que Karl Marx, quand il montre la façon dont les rapports entre individus poursuivant tous leur meilleur intérêt finissent immanquablement par les transformer en choses[17].

Le temps lui-même, enfin. devient une marchandise. L’Église catholique, il est vrai, fut la première à le présenter comme une denrée rare et "irrécupérable", qu’il ne faut pas "gaspiller"[18]. Depuis lors, le calcul du temps n’a cessé de se perfectionner au fur et à mesure que se répandait la conviction, proclamée par Franklin, que « le temps, c’est de l’argent » (time is money). Calculer les divisions du temps est en effet du même ordre que calculer les quantités monétaires : pas plus que l’argent gaspillé, on ne retrouve le temps perdu ! Outre les paradoxes qui en résultent dans la vie quotidienne, cette affirmation implique cependant un point de vue révolutionnaire. Dire que le temps est une denrée rare revient à dire en effet qu’il est une quantité limitée, c’est-à-dire que chaque espace de temps est désormais équivalent, et donc que la qualité de son contenu n’est plus ce qui compte le plus. La durée de l’existence, par exemple, devient une valeur en qui permet de ne pas trop se soucier de l’intensité (ou de l’absence d’intensité) qui y règne. Encore une fois, le mieux se ramène au plus. Le temps était naguère surgissement de l’autre. Il devient homogène. La société bourgeoise n’a plus qu’un rapport quantitatif au temps.

Le bourgeois veut donc avoir, paraître, et non pas être. Toute sa vie est ordonnée au "bonheur", c’est-à-dire au bien-être matériel, ce bonheur étant lui-même rapporté à la propriété, définie comme ce que l’on possède en totalité, sans la moindre réserve, et dont on peut disposer à son gré. D’où la propension bourgeoise à faire de la propriété le premier des "droits naturels". D’où également l’importance que le bourgeois accorde à la "sûreté", qui est à la fois indispensable à la protection de ce qu’il a déjà et à la recherche rationnelle de son intérêt futur : la sécurité est d’abord un confort de l’esprit, elle garantit la maintien des acquis obtenus et permet d’en calculer de nouveaux.

La politique bourgeoise est le reflet direct de ces aspirations. Méfiant vis-à-vis du politique, le bourgeois n’attend de l’État que l’instauration d’une sécurité lui permettant de jouir sans risque de ses avoirs. Le gouvernement idéal, pour lui, est celui qui est trop faible pour s’imposer à l’activité marchande, mais assez fort pour en garantir le bon fonctionnement. On reconnaît là l’État libéral : État-gendarme, "veilleur de nuit". Au XVIIIe siècle, la doctrine de la séparation des pouvoirs vise ainsi à démembrer la souveraineté politique et à permettre à la bourgeoisie d’exercer le pouvoir législatif au sein d’assemblées de représentants élues au suffrage censitaire. Tout naturellement, cette activité de l’État est conçue comme essentiellement formelle. De même qu’il n’aime guère le scandale, qui rend les situations plus difficiles à maîtriser, ni le risque, lorsqu’on ne peut pas le calculer. le bourgeois répugne aux solutions de force. à l’autorité. à la décision. Il pense que tout peut s’arranger par le compromis, la discussion, la publicité des débats. le "dialogue" assorti d’appels à la raison. S’il veut soumettre le politique au juridique ("l’État de droit"), c’est qu’il croit pouvoir faire ainsi l’économie d’actes qui ne seraient pas déterminés par les normes. Et c’est pourquoi, devant la situation d’urgence et le cas d’exception, il est toujours démuni. La norme juridique est pour lui un moyen de conjurer l’aléa, de ramener l’imprévisible à cc que l’on a déjà prévu.

Le jeu politique est ainsi calqué sur l’activité économique : au marchand, intermédiaire entre le producteur et le consommateur, correspond le représentant, intermédiaire entre l’électeur et l’État ; à la négociation contractuelle, la discussion comme source de compromis permettant de faire l’économie de la décision.

La droite libérale, orléaniste, incarnera longtemps ce modèle de façon exemplaire[19]. C’est contre elle que Juan Donoso Cortés définira la classe bourgeoise comme la "classe discutante", contre elle encore que Nietzsche, en 1887, dénoncera « la prééminence des marchands et des intermédiaires, même dans le domaine intellectuel »[20]. Mais bientôt, l’orléanisme finira même par contaminer la gauche. Et Péguy pourra écrire : « L’intermédiaire, la bourgeoisie l’a savamment forgé : ce sont ces politiciens 'bourgeois intellectuels', nullement socialistes, nullement peuple, distributeurs automatiques de propagande, revêtus du même esprit, artisans des mêmes méthodes que l’adversaire qu’ils combattent. C’est par eux que l’esprit bourgeois descend par nappes progressives dans le monde ouvrier, et tue le peuple, le vieux peuple organique, pour lui substituer cette masse amorphe, brutale, médiocre, oublieuse de sa race et de ses vertus privées : un public, la foule qui hait »[21].

La bourgeoisie, en fait, n’aime pas les convictions fortes, ni surtout les "dangereux" comportements qu’elles inspirent. Elle n’aime pas la foi. C’est pourquoi elle considère que « l’idéologie est toujours antibourgeoise » (Emmanuel Berl) et proclame volontiers la "fin des idéologies" - sans voir que cette fin consacre seulement le règne de la sienne. Bref, la bourgeoisie n’aime pas l’infini qui excède les choses matérielles, les seules sur lesquelles elle a prise. Emmanuel Mounier, qui voyait dans l’esprit bourgeois « le plus exact antipode de toute spiritualité », écrivait : « Le bourgeois est l’homme qui a perdu le sens de l’Être, qui ne se meut que parmi des choses, et des choses utilisables, destituées de leur mystère »[22]. Et Bernanos : « La seule force de cet ambitieux minuscule est de n’admirer rien ».

C’est sous cet éclairage qu’il faut situer la "morale bourgeoise". Il y a certes une éthique puritaine, dont relèvent les vertus du bourgeois vieux-style, mais cette éthique s’inscrit elle-même toujours sur fond d’utilité. Ainsi la loyauté commerciale, qui en est l’une des vertus cardinales, n’a pas d’autre justification que d’être payante. Un commerçant malhonnête perdra sa clientèle : il est donc de son intérêt de ne pas la tromper (Honesty is the best policy). Le même commerçant n’hésitera pas, en revanche, à revendiquer le droit à la concurrence agressive, qui n’est rien d’autre que le droit d’enlever à ceux qui pratiquent le même négoce que lui la clientèle qu’ils se sont créée[23]. Et si, par certaines pratiques promotionnelles et publicitaires, il peut faire baisser son prix de revient au détriment de la qualité du produit proposé, tout en étant assuré de faire illusion auprès de ses clients, il n’hésitera pas à le faire. Comme l’écrit Sombart, « l’économie est organisée uniquement en vue de la production de biens d’échange. Le gain, aussi élevé que possible, étant le seul but rationnel de l’entreprise capitaliste, la production de biens a pour critère et pour mesure, non la nature et la qualité des produits, mais uniquement le volume de leur vente possible »[24].

Le bourgeois n’est en fait pas tant moral que moraliste. Comme l’avait bien vu Mounier, il n’adhère à la morale que dans une optique instrumentale. Les principes moraux sont pour lui des dispositifs permettant de se prémunir soit par en haut, contre l’autorité politique (dont on peut délégitimer les décisions par l’argumentation morale) soit surtout par en bas, contre le peuple (« classes laborieuses, classes dangereuses »), qu’il faut dissuader de se révolter contre le sort qui lui est fait. Comme la religion, la morale devient alors un adjuvant de la gendarmerie. Elle permet de maintenir l’ordre et d’éliminer les déviants, qui ne respectent pas la règle du jeu social et contestent le "désordre établi".

Au cours de son histoire, la bourgeoisie a été critiquée par en haut et par en bas : par l’aristocratie aussi bien que par le peuple. Cette convergence de critiques, par ailleurs différentes, est significative. On n’a peut-être pas assez remarqué que, dans le système trifonctionnel des origines, la bourgeoisie ne correspond strictement à rien. Certes, elle paraît se rattacher à la troisième fonction, la fonction économique, celle du peuple producteur. Mais elle n’en est qu’une excroissance marchande qui, se constituant en dehors du système tripartite, se dilate progressivement jusqu’à disloquer entièrement ce système et envahir la totalité du social : l’histoire des huit ou dix derniers siècles écoulés, c’est l’histoire de la façon dont la bourgeoisie, qui n’était rien au départ, a fini par devenir tout. On pourrait alors la définir comme la classe qui a séparé le peuple et l’aristocratie, qui a coupé les liens qui les rendaient complémentaires et, trop souvent, les a dressés l’un contre l’autre. Elle serait ainsi la classe moyenne au sens propre, la classe intermédiaire. C’est que notait Édouard Berth : « Il n’y a que deux noblesses, celle de l’épée et celle du travail ; le bourgeois, l’homme de boutique, de négoce, de banque, d’agio et de bourse, le marchand, l’intermédiaire, et son compère, l’intellectuel, un intermédiaire lui aussi, tous deux étrangers au monde de l’armée comme au monde du travail, sont condamnés à une platitude irrémédiable de pensée et de cœur »[25]. Il faut sans doute, pour sortir de cette platitude, restaurer l’aristocratie et le peuple en même temps.

Bibliographie

  • Werner Sombart, Le Bourgeois, Contributions à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, lire en ligne : [1].
  • Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois, Calmann-Lévy, 1967. Une analyse serrée de l’œuvre de Sombart.

Articles connexes

Notes et références

  1. Guillaume Faye, Pourquoi nous combattons : Manifeste de la Résistance européenne, Paris, L'AEncre, 2002, 292 p., p. 77.
  2. Max Scheler, Vom Umsturz der Werte, Leipzig 1919 (cf. vol. 3, chap. Der Bourgeois und die religiösen Mächte).
  3. Eduard Spranger, Lebensformen, Halle 1925, 1ère éd. en 1925.
  4. La Bill Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, PUF, 1967, p. 6, 1ère éd. en 1925.
  5. Le Bourgeois. Contribution à l’histoire monde et intellectuelle de l’homme économique moderne, Payot. 1926. Sombart parle de Naturen mit kapitalistischer Veranlagung chez lesquelles l’esprit bourgeois était en germe.
  6. La thèse a été contestée.
  7. Op. cit., p. 141.
  8. Op. cit., p. 244-245.
  9. Ibid., p. 246-247.
  10. On sent ici l’influence de Nietzsche. L’importance du ressentiment dans la classe bourgeoise est également soulignée par Max Scheler. Cf. aussi Maria Ossowska, Bourgeois Morality, Routledge & Kegan Paul, London 1986 (chap. 6 : Resentment as a petty bourgeois trait).
  11. Frère bourgeois, mourez-vous ?, Bernard Grasset, 1988, p. 92.
  12. J. Ellul : « Tous les reproches actuels adressés à l’enseignement sont fonction du primat de l’argent » (Métamorphose du bourgeois, Calmann-Lévy, 1967, p. 59).
  13. Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, II, Seuil, 1986, p. 140.
  14. Brutus, 257.
  15. op. cit., p. 210.
  16. Chronique en onze lettres, L’Antenne, 1989, p.15.
  17. « Quand il est question d’intérêt, le bourgeois qui réfléchit glisse toujours un troisième terme entre lui et sa vie » (Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, éd. Sociales, 1968, p. 241, 1ère éd. en 1845).
  18. Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, 9, 2, § 2.
  19. « La consommation en effet prend du temps, et plus il y a à consommer. plus le temps devient un bien rare (...) Il en résulte que les gens passent de plus en plus de temps à essayer d’en gagner » (J.-P. Dupuy, Ordres et désordres. Enquête sur un nouveau paradigme, Seuil, 1982, pp. 85-86).
  20. Cité par Pierre-André Taguieff‎, "Le paradigme traditionaliste : horreur de la modernité et antilibéralisme. Nietzsche dans la rhétorique réactionnaire" in L. Ferry et A. Renaut (éd.), Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Bernard Grasset, 1991, p. 224.
  21. Péguy : « Tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme » (L’Argent, III, 386).
  22. Manifeste au service du personnalisme, Aubier, 1936, p. 20. Cf. aussi Révolution personnaliste et communautaire, Aubier, 1935, p. 352 sq.
  23. On sait que ce droit à la concurrence agressive a été jugé "immoral" pendant la plus grande partie de l’histoire. Au début du XIXe s., certaines entreprises se refusaient encore à faire appel à la "réclame", jugeant que la qualité de leurs produits suffisait à leur assurer une audience.
  24. Op. cit., p. 217.
  25. Les Nouveaux Aspects du socialisme, p. 57.