Antoine de Rivarol

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Antoine Rivaroli, dit de Rivarol, ou simplement Rivarol, né le 26 juin 1753 à Bagnols-sur-Cèze et mort le 11 avril 1801 à Berlin en Prusse, est un écrivain, journaliste, essayiste et pamphlétaire contre-révolutionnaire français.

Biographie

Antoine de Rivarol fut le représentant le plus spirituel et l’une des plus belles plumes de la Contre-révolution.

Une ascendance humble mais originale

Il était d’ascendance italienne. Son père, Giovanni (devenu Jean) Rivaroli, de naissance piémontaise, s’était établi comme aubergiste à Bagnols-sur-Cèze, dans le Gard, où notre héros vit le jour le 26 juin 1753. Ce père était un personnage original. Successivement artisan soyeux, maître d’école et percepteur, il avait aussi, disait-il, exercé des fonctions municipales. Il ne se satisfaisait pas de sa condition d’homme du peuple. Aussi, avait-il acquis, tantôt en autodidacte, tantôt aux côtés de personnes éduquées (des prêtres surtout) un niveau d’instruction remarquable. Il connaissait très bien le latin et l’histoire ancienne grecque et romaine, possédait une belle culture littéraire, et s’essayait volontiers à la poésie. Par ailleurs, il s’attribuait des origines nobles, purement imaginaires. Il avait épousé une femme simple, Catherine Avon, dont il eut seize enfants. Il reporta ses ambitions sociales sur ces derniers, notamment sur Antoine, le plus prometteur, qu’il instruisit lui-même, avant de le confier à l’école paroissiale, puis au collège des Joséphites de Bagnols-sur-Céze.

Les débuts prometteeurs d'un bel esprit brillant et sulfureux

Brillant élève, destiné à la prêtrise par ses maîtres, Antoine intègre le séminaire de Sainte-Garde, à Avignon, en 1770. Mais il est d’une foi trop tiède et d’une indocilité trop marquée pour se plier à la discipline exigée des séminaristes. Ce qu’il veut, c’est briller en société, non dire la messe et se consacrer à la prière ou à des études théologiques. Il quitte donc le séminaire, et décide de monter à Paris. Il fait une halte à Lyon, où il trouve un emploi de clerc de notaire. Puis il se rend à Versailles. Là, il se fait entretenir par une bourgeoise qui pourrait être sa mère. Puis il gagne Paris en 1777. Décidé à réussir, il fréquente les cafés littéraires, alors très à la mode. Il a l’entregent, l’audace et l’habileté qui permettent aux ambitieux d’humble extraction de se faire ouvrir les portes de la bonne société. Et il est tout à fait apte à briller dans la conversation, les joutes orales et les jeux d’esprit. Il se fait alors remarquer, suscite la curiosité et se constitue un public. Il ne se contente pas de franciser son nom en en ôtant le i final, il s’invente, suivant l’exemple de son père, des origines nobles, et se donne le titre de « chevalier de Parcieux », soi-disant descendant du célèbre mathématicien Antoine Deparcieux (dont on écrivait quelquefois le nom sous la forme de « de Parcieux », quoiqu’il fût de fort modeste naissance). Il s’attire alors la sympathie, puis l’appui de nobles et de littérateurs, qui l’introduisent dans les salons parisiens, notamment celui de Madame Geoffrin, où il sait se distinguer. Là, il fait la connaissance de d’Alembert, Diderot, Buffon, et surtout Voltaire. Le vieil écrivain, devenu un pontife des lettres dans toute l’Europe, et qui arrive à la dernière année de sa vie (il s’éteindra le 30 mai 1778) s’amourache de ce jeune bel esprit, et fait son éloge auprès de ses amis et commensaux, ce qui accroît sensiblement le crédit de Rivarol dans les salons (des propos flatteurs de Voltaire équivalent à une bénédiction divine). S’étant vanté auprès de Voltaire de sa parfaite maîtrise de l’italien — qui n’est, en réalité qu’approximative —, Voltaire l’encourage — et il n’est pas le seul — à donner de la Divine Comédie de Dante une traduction parfaite. Rivarol regrettera sa vantardise. Obligé d’accomplir cette tâche, sous peine de perdre l’estime de ses admirateurs et appuis, il s’attellera à ce travail pour lequel il n’a ni goût ni compétence, et qu’il ne mènera jamais à son terme, s’arrêtant après n’avoir traduit (mal et laborieusement) que la première partie : « L’Enfer », parue en 1785. Il aura cependant assez d’habileté pour distraire son public de salon avec d’autres sujets. Il aura également une autre imposture à faire oublier : celle de son titre de « chevalier de Parcieux ». Car un “vrai” chevalier de Parcieux se manifeste bientôt, et le somme de cesser d’user indûment de ce titre. Il n’insiste pas, et se fait désormais appeler « comte de Rivarol ».

Il collabore au Mercure de France. Il épouse une femme d’origine anglaise, Louise Mather-Flint. Le mariage sera malheureux[1]. Assez peu porté sur les jeux d’Éros, il réserve la plus grand part de son temps à la vie mondaine. Il soigne ses relations avec les habitués des salons, et avec les journalistes qui assurent son entrée dans les périodiques du moment, tels Alexandre Grimod de La Reynière et le chevalier de Champcenetz. S’il brille dans la bonne société, il s’y fait aussi de virulents ennemis, victimes de ses persiflages et de ses vers satiriques, tels Guillaume Imbert de Bourdeaux, Florian et Choiseul, l’ancien ministre de Louis XV. Autour de 1782, il apparaît comme un personnage en vogue, mais controversé, aimé des uns, haï des autres, et qui, en dépit de son bel esprit, n’a encore produit aucune œuvre intéressante et ne semble guère prometteur. Sa gloire (et le terme semble un peu excessif) semble devoir être très éphémère. En 1782, il publie une Lettre critique sur le poème des Jardins, suivie du Chou et du navet, critique sévère du poème des Jardins de Delille, dont tout le monde des lettres et des salons faisait le plus dithyrambique éloge. L’année suivante, il publie une Lettre à M. le Président de *** sur le globe airostatique, sur les têtes parlantes et sur l’état présent de l’opinion publique à Paris. Pour servir de suite à la Lettre sur le poème des Jardins. Delille compte désormais au nombre de ses plus farouches ennemis, ce qui n’est pas sans conséquence sur sa carrière. Delille est en effet, à l’époque, un poète très célèbre et admiré, membre influent de l’Académie française. Il n’aura de cesse de se venger de son détracteur. Il sait que Rivarol, jeune ambitieux, convoite un prix de l’Académie. Il s’appliquera donc à dissuader ses collègues de lui faire l’honneur d’une telle distinction.

Rivarol pratique alors une stratégie délicate. En dénigrant un Choiseul, un Delille, il se fait de redoutables ennemis, qui peuvent anéantir ses chances de réussite. Mais, ce faisant, en refusant le conformisme ambiant fait de flagorneries serviles et autres jeux de cour, il se forge une réputation qui, quoique sulfureuse — et dans la mesure même où elle l’est — est solide et crédible : on accorde beaucoup plus d’admiration, d’estime et de crédit à quelqu’un qui brave les puissants du jour qu’à un courtisan, même talentueux. Rivarol a des ennemis — et des plus influents — mais il a également des admirateurs sincères qui croient en lui et louent son talent ... et qui constitueront peut-être la grande majorité du public de demain. En attendant, il est, dans les salons, l’objet de toutes les curiosités et de beaucoup de fascination.

Le Discours sur l'universalité de la langue française et le succès à Berlin

Les récompenses de l’Académie française peuvent attendre. Rivarol est d’ailleurs convaincu qu’elles viendront à leur heure. Il patiente, d’autant plus qu’il peut reporter ailleurs ses espoirs de ratification officielle. Sa notoriété a, en effet, franchi les frontières. Elle a gagné notamment la Prusse, où la culture française est reine, surtout avec l’exemple d’un roi aussi nourri de lettres françaises que Frédéric II (qui, cependant n’hésita pas à guerroyer contre nous en d’autres temps). Or, l’Académie de Berlin met au concours des discours sur les qualités de la langue française. Le thème est alors à la mode.

Rivarol s’enflamme pour le sujet, persuadé de pouvoir y donner toute la mesure de son talent, et convaincu de surpasser ses concurrents. On ne saurait comparer son état psychologique d’alors avec celui de Rousseau, lorsqu’il eut l’illumination de son Discours sur les sciences et les arts, dont le sujet avait été mis au concours par l’académie de Dijon. À la différence de Jean-Jacques trente-quatre ans plus tôt, Rivarol n’éprouva pas d’émotion qui lui eût coupé le souffle et valu de pleurer et de trembler d’émotion et d’agitation convulsive. Il s’emballa, mais d’une manière beaucoup plus classique, et se mit à rêver de la gloire qu’allait lui donner son discours. Il se mit aussitôt au travail, et remit à l’Académie berlinoise son Discours sur l’universalité de la langue française (1784), qui est restée son œuvre la plus célèbre. Ses espérances ne furent pas déçues. L’Académie de Berlin fut éblouie. Seul bémol à son succès : elle attribua son prix à la fois à Rivarol et à un philosophe et écrivain allemand, Johann Christoph Schwab, auteur lui aussi d’un Discours sur l’universalité de la langue française, mais rédigé en allemand : Ursachen der Allgemeinheit der französischen Sprache. Il est à croire qu’elle ait voulu éviter de couronner seulement un étranger, adjoignant ainsi à ce dernier un Allemand, sujet du roi de Prusse, de surcroît. Mais aux yeux du public lettré, tant français qu’allemand, le vrai vainqueur du concours était incontestablement Rivarol, dont le Discours dépassait de loin en éclat celui de son co-lauréat.

Dans ce texte, sa seule grande œuvre littéraire (au sens strict du terme), Rivarol désigne la clarté comme la qualité essentielle, éminente, de la langue française, celle qui a fait d’elle un instrument de communication universel. Nous sommes alors à la fin du XVIIIe siècle, et la civilisation française jouit dans toute l’Europe (l’Angleterre exceptée, et encore) d’un prestige immense ; les membres de l’aristocratie et des classes dirigeantes et cultivées de tous les pays du continent (tout spécialement en Allemagne et en Autriche) lisent nos auteurs, parlent couramment le français, et vont jusqu’à converser et écrire leur correspondance dans notre langue. C’est donc à fort bon droit, et non par simple vanité nationale, que Rivarol affirme (comme tout le monde, d’ailleurs) l’universalité de la langue française, en son temps. Frédéric II nomme le jeune auteur membre associé de l’Académie de Berlin.

Cette fois, Rivarol est un écrivain reconnu, célèbre, et non plus seulement un bel esprit sulfureux et brillant qui défraie la chronique. Mais, en lui, le polémiste l’emporte décidément sur l’écrivain, et c’est bien dans la controverse qu’il va s’illustrer. De retour à Paris, en effet, il se remet à brocarder les célébrités du moment. Il s’attaque ainsi à Beaumarchais, auquel il consacre un opuscule, Récit du portier du sieur Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1787), et à divers auteurs dans Le Petit Almanach de nos grands hommes (1788)[2], auquel il donnera une suite, Le Petit Almanach pour nos grands hommes ; pour l’année 1790 (1790). Il s’en prend à Necker[3] dans une Lettre à M. Necker sur l’importance des questions religieuses et une Seconde lettre à M. Necker sur l’importance de la morale, parues en 1788.

Un ennemi des idées des « philosophes » et des « Lumières »

En cette seconde moitié des années 1780, la France vit une crise de ses institutions et une crise économique et financière sans précédent. La société d’ordres de l’Ancien régime ne répond plus à l’évolution de l’économie et des rapports sociaux, qui bénéficie à la bourgeoisie, laquelle, sûre de sa force et de son utilité incontournable, demande l’abolition des privilèges, notamment dans l’attribution des hautes charges de l’État. La monarchie absolue se voit remise en cause, d’autant plus qu’elle est devenue impuissante à résoudre le problème de la dette publique, abyssale. L’idée d’une réforme générale de l’État est dans l’air, gagne toutes les couches de la société, enivrées par les idées des « Lumières » et des « philosophes ». Les ministres réformateurs (Turgot, Necker, Calonne, Brienne) se succèdent, tous impuissants.

Comme beaucoup de ses contemporains, Rivarol juge indispensable une profonde réforme de la monarchie. C’est d’ailleurs le cas de maints futurs maîtres de la pensée contre-révolutionnaire : Mallet du Pan, Montlosier, Joseph de Maistre[4], Louis de Bonald, inclinèrent, initialement, à une réforme de la monarchie française. Mais, comme eux, Rivarol est partisan d’une réforme souple, pratique, pragmatique, inspirée par le bon sens, et non d’une refonte totale des institutions étayée sur la table rase du passé et les principes abstraits d’une raison ab- solue au service d’un Homme universel, concrètement inexistant. Aussi, dans le duel de plus en plus évident qui opposait le pouvoir royal à ses adversaires, il prend d’emblée le parti du premier. Il se veut l’ennemi résolu des “philosophes”. À ses yeux, la philosophie ressortit au domaine de l’abstraction, donc de l’absolu, tandis que la politique est l’art d’apporter des solutions à des problèmes concrets, à des situations particulières données, dans le temps et l’espace, et relève donc du champ du relatif. C’est une prétention dangereuse et coupable, de la part des philosophes, de se mêler de politique et de vouloir inspirer et encadrer l’action du pouvoir du roi et de ses ministres. De ce point de vue, Rivarol est un peu l’antithèse de Platon : le philosophe n’est en aucune façon destiné à gouverner la cité ou à jouer le rôle de mentor du détenteur du pouvoir. En 1789 donc, il souhaite que le roi, aidé par ses ministres, prenne en main la réforme de l’État et des finances publiques de manière autoritaire, en matant les oppositions, à la manière dont, à la fin de son règne, entre 1770 et 1774, Louis XV l’avait fait, avec le triumvirat ministériel Maupeou-Terray-d’Aiguillon. Il déplore la décision de Louis XVI de convoquer les États généraux, qu’il interprète comme un aveu d’impuissance. Il devine que les représentants des trois ordres vont se muer rapidement en contre-pouvoir imposant ses volontés au souverain. Il écrit : « Du jour où le monarque consulte ses sujets, la souveraineté est comme suspendue. Il y a un interrègne ». Mais il sait que le travail de sape des « philosophes », de leurs relais dans les ministères et l’administration, et dans toute la société d’ailleurs, a rendu cette situation inévitable. Ce qui lui impose cette maxime : « Quand les peuples cessent d’estimer, ils cessent d’obéir »[5], en exergue du journal qui portera plus tard son nom. Et, de fait, les “philosophes” des Lumières et leurs relais journalistiques, administratifs, et des salons ont si bien travaillé l’opinion publique, celle de la bourgeoisie en particulier, que la monarchie française, en 1789, n’est plus guère estimée par les sujets du roi, lesquels le tiennent pour un homme comme les autres, dépourvu d’onction et de mission divines, et sont prêts à lui tenir tête et à le bafouer. Rivarol collabore à deux grands journaux contre-révolutionnaires. Ce sont le Journal politique national[6] de l’abbé Sabatier de Castres, et Les Actes des Apôtres, fondé en novembre 1789 par Jean-Gabriel Peltier[7], un redoutable pamphlétaire. Il publie aussi, en 1790, deux opuscules : Petit dictionnaire des grands hommes de la révolution, par un citoyen actif, ci-devant rien (avec Champcenetz) et Triomphe de l’anarchie. Burke, qui lit ses écrits et les admire, l’appelle « le Tacite de la Révolution ». Rivarol voit dans la Révolution un retour à la barbarie. Il écrit : « Les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille. Les peuples, comme les métaux, n’ont de brillant que les surfaces ».

Partisan lucide d'une réforme nécessaire de la monarchie française

Mais Rivarol n’est pas seulement un pamphlétaire ou un peintre impitoyable de la Révolution. Il cherche à la comprendre pour la maîtriser, sachant que le roi n’a plus la possibilité de l’arrêter par la force, et que son écrasement éventuel grâce au concours militaire de l’étranger n’en éliminera pas les causes et ne l’empêchera pas de renaître. Car si la Révolution elle-même est condamnable, les raisons de son éclatement sont justifiées tant au point de vue politique (les institutions de la monarchie ne répondaient plus aux exigences des temps nouveaux et vouaient le pouvoir à l’impuissance) qu’au plan moral (les privilèges avaient perdu toute justification et devenaient abusifs). Rivarol écrit, dans un mémoire remis à Louis XVI, avec qui il est entré en contact : « Lorsqu’on veut empêcher les horreurs d’une révolution, il faut la vouloir et la faire soi-même ; elle était trop nécessaire en France pour ne pas être inévitable ». Et il enjoint au roi de se mettre à la tête du mouvement, d’abolir tous les privilèges de la noblesse et du clergé, et de partager son pouvoir législatif avec deux chambres[8]. Son projet, dans son inspiration, mêle à la fois la tradition “romaniste” de la monarchie absolue, suivant laquelle le sou- verain décide seul de l’orientation qu’il entend imprimer au pays, gouverne lui-même, avec ses ministres, assume l’essentiel de la charge de l’État, entreprend les réformes nécessaires de son propre chef, et la tendance à la fois “germaniste” et anglophile de Montesquieu (dont il avait été un lecteur en- thousiaste) impliquant le partage du pouvoir avec deux chambres, dont l’une (la chambre haute, nommée, héréditaire, et recrutée dans la noblesse) serait la gardienne des libertés (contre le “despotisme” d’une monarchie ab- solue) et des traditions, donc de la continuité historique de la nation (contre le possible effet de déracinement de certaines réformes).

Le système, que dans ses mémoires, il propose à Louis XVI, tient à la fois de l’exemple de la reprise en main brutale de la politique de la nation par Louis XV et le triumvirat Maupeou-Terray-D’aiguillon, entre 1770 et 1774, et de la monarchie anglaise, toujours plus libérale et plus parlementaire, quoique attachée à ses traditions et au roi, telle qu’elle se présente depuis l’avènement de George 1er et son ministre Walpole, et telle que la célèbre Burke dans ses Considérations sur la Révolution de France (1790). En cela, Rivarol peut sembler contradictoire. En fait, il ne l’est pas. C’est seulement l’habitude de nos historiens des idées et des institutions politiques, de distinguer rigoureusement des systèmes différents, clos sur eux-mêmes et s’excluant mutuellement, qui le fait paraître tel. En réalité, il ne fait qu’exprimer la nécessité pour l’homme d’État de se colleter à une situation concrète pour tenter de la maîtriser en se soumettant à ses lois et aux nécessités qu’elle impose, et qui ne sont pas celles d’un doctrinaire soucieux de la cohérence et de l’autosuffisance du système qu’il décrit[9]. Les idées de Rivarol procèdent ainsi d’un souci profond de réalisme, et constituent une synthèse de systèmes théoriquement opposés, mais que les nécessités de l’action politique et de sa réussite conduisent à rapprocher, nonobstant la divergence de leurs lo- giques internes respectives. Rivarol, dans ses mémoires remis secrètement à Louis XVI, propose une réforme qui combine les caractéristiques de la monarchie anglaise, à la fois très profondément traditionaliste et toujours plus libérale et parlementaire, et la tradition capétienne française, où le roi décide, gouverne et réforme seul, autoritairement, sans l’intervention d’un parlement. Ce projet ré- formateur n’était pas irréaliste en lui-même, et aurait pu réussir durant les années 1770, si Louis XV, dans l’hypothèse où il aurait vécu plus longtemps, l’avait adopté après avoir dû recourir au gouvernement autoritaire (et salutaire) du triumvirat Maupeou-Terray-d’Aiguillon, ou si Louis XVI, plus clairvoyant qu’il ne l’était en réalité, y avait incliné, au lieu de bêtement rappeler les parlements (à commencer par celui de Paris), défenseurs des privilèges les plus nocifs, hostiles à toute réforme, et toujours prompts à paralyser les initiatives du roi et de ses ministres. À la fin des années 1780, il était trop tard pour l’appliquer, et plus encore en pleine révolution.

Cependant, dans l’ensemble de ses idées (on ne saurait vraiment parler de système[10] puisqu’il ne les a pas ordonnées expressément en un tout cohérent), c’est tout de même la tendance de la tradition capétienne, celle du roi seul maître de la politique du pays, qui prédomine. Il veut voir le roi prendre la tête de la Révolution, sans doute parce qu’il ne peut plus faire autrement, afin d’en infléchir le cours, et d’opérer les indispensables réformes de l’État et de la société. Le roi ne pourra redevenir l’arbitre, donc le maître de la situation, qu’en rompant avec ceux qui s’opposent à ces réformes nécessaires, soit, principalement les nobles, accrochés à leurs privilèges surannés. « Le roi ne redeviendra roi de France qu’en donnant à la France la preuve qu’il ne veut plus être le roi des gentilshommes ».

La remise en cause de privilèges nobiliaires jugés abusifs et obsolètes, la reconnaissance d’une nécessaire réforme radicale de la monarchie, l’espoir de voir le roi rompre avec la noblesse et prendre la tête d’une révolution selon lui justifiée, voilà qui semble aux antipodes de l’image habituelle d’un Rivarol ennemi sans concession de la Révolution, attaché aux inégalités et aux privilèges, misonéiste, convaincu du caractère intrinsèquement nuisible de toute innovation politique d’ampleur, défenseur obstiné et spirituel d’un Ancien Régime dépassé ; image qu’il n’a pas peu contribué à façonner, et que la postérité nous a léguée. En réalité, Rivarol était capable de comprendre son époque et de surmonter sa misanthropie innée, son cynisme congénital et son aversion pour la populace et les violences révolutionnaires, et de réfléchir lucidement sur la situation de la France, afin d’y apporter des solutions raisonnables. Il espère pouvoir conseiller utilement Louis XVI. Or, ce dernier lit ses mémoires, et accepte finalement de le recevoir, mais il se montre froid à son égard. Et la reine encore plus. La Révolution ne cesse de se radicaliser. Les clubs des Cordeliers et des Jacobins, la commune de Paris, attisent les foules parisiennes. En mars 1792, les Girondins, alors aile extrême de la Révolution, accèdent au pouvoir. Rivarol, comme tous les contre-révolutionnaires notoires, est menacé. En juin, il part pour Ostende. De là, il gagne Bruxelles, où il fait paraître une Lettre à la noblesse française, au moment de sa rentrée en France sous les ordres de M. le duc de Brunswick, généralissime des armées de l’Empereur et du Roi de Prusse, en laquelle il s’efforce de faire comprendre aux émigrés la vanité d’espérer restaurer l’Ancien Régime en France : il estime la situation nouvelle créée par la Révolution irréversible, et affirme que la nation refuserait tout retour en arrière. En conséquence il propose un projet de restauration modérée assez proche du futur programme de Louis XVIII en 1815. Il précisera sa pensée politique, concernant une possible restauration, dans un Traité de la souveraineté du peuple, écrit en 1795, mais qui ne sera publié qu’en 1831, à l’initiative d’un de ses frères. Il am- bitionne également d’écrire une Théorie du corps politique, mais sa mort prématurée l’empêchera de l’achever, et il n’en restera que des fragments épars, réunis dans un autre recueil posthume, Pensées inédites de Rivarol (1836).

Représentant du prétendant à la Couronne de France auprès du roi de Prusse

Après des séjours à Amsterdam, La Haye et Londres, Rivarol se rend en Allemagne, à Hambourg, puis à Berlin. Malgré ses ré- serves sur les possibilités d’une restauration de l’Ancien Régime en France, il est plutôt bien perçu par le comte de Provence, futur Louis XVIII, qui fait de lui son représentant attitré auprès du roi de Prusse. À l’étranger, Rivarol, libéré de la pression des péripéties de la Révolution française, et de la crainte de perdre la liberté puis la vie, retombe dans sa propension naturelle aux jeux d’esprit et au persiflage, d’autant plus qu’il redevient la coqueluche des salons. Il dénigre alors La Fayette, le duc d’Orléans, Madame de Genlis. Il forme le projet d’un Dictionnaire de la langue française, dont il ne subsistera qu’un Discours préliminaire, paru en 1797. À Berlin, il est tenu à l’écart de la cour. Les monarchies européennes, en effet, ne font pas grand cas du comte de Provence, prétendant à la couronne de France (dont Rivarol est le représentant à Berlin), et le nouveau roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, cherche alors à ménager Bonaparte, Premier Consul de la République française, ce qui le conduit à tenir les émigrés français à distance. Rivarol se replie alors sur les salons, où il est fêté.

Une mort soudaine encore mal expliquée

Et c’est à Berlin que la mort va le surprendre, à 48 ans à peine. Le 6 avril 1801, il se sent incommodé et fatigué, mais il ne s’inquiète pas vraiment, non plus que ses amis. Or, le mal, loin de se dissiper, persiste et s’aggrave. Il se plaint de douleurs pulmonaires. Des médecins diagnostiquent des écoulements de bile, puis de la gangrène dans les poumons. Il souffre, crie, puis perd connaissance, avant de rendre l’âme, le 11 avril il y a deux cent vingt ans cette année. On ne sait quelle affection a emporté Rivarol ; sans doute une forme d’embolie pulmonaire. Il fut inhumé au cimetière de Dorotheenstadt. Par la suite, le site de sa tombe fut perdu.

Rivarol a laissé le souvenir d’un contempteur de la Révolution française et d’un bel esprit, brillant, spirituel, mais léger, futile, beaucoup plus à l’aise dans le persiflage que dans l’exercice d’une critique sérieuse et argumentée. Et, certes, il ne fut pas un vrai penseur, ne ressembla en rien à de Maistre ou de Bonald. Mais, comme nous l’avons vu, il savait se montrer lucide, et sa critique de la Révolution n’était pas sans nuance, ni exclusive d’un regard clair- voyant sur le sens des événements, leurs causes et la situation nouvelle et irréversible qu’ils créaient. Au fond, ce qu’il reprochait aux « philosophes » des « Lumières » et aux ennemis de l’Ancien Régime, c’était leur prétention utopique d’édification d’un monde idéal fondé sur la seule raison, lui qui était sans illusion aucune sur la nature humaine. Mais, loin d’être un “réacteur” (ainsi disait-on à l’époque) borné, il sa- vait que la monarchie française, pour durer, avait besoin de profondes réformes, qu’il aurait souhaité voir entreprendre par un souverain énergique, sorte de despote éclairé. Louis XVI ne sut pas l’entendre. Son frère, le comte de Provence, se montra plus sensible à ses vues sur les causes de la révolution et la possibilité d’une restauration de la monarchie en France. Et, sans doute, s’il eut vécu aussi longtemps qu'un de Bonald, son contemporain, Rivarol eût pu jouer un rôle utile de conseiller auprès de Louis XVIII, qui avait fait de lui son représentant à Berlin. Il n’en fut rien, et, du coup, la postérité n’a retenu de lui que son esprit incomparable, ses bons mots, ses maximes, ses jugements abrupts, ainsi que son éblouissant Discours sur l’universalité de la langue française. Il reste ainsi comme le bel esprit de la contre—révolution, bien qu’il ne fût, en réalité, pas que cela[11].

Notes et références

  1. D’aucuns ont prêté à Rivarol des mœurs homosexuelles. Il aurait eu des aventures avec des hommes rencontrés le soir dans les allées des jardins du Palais-Royal (propriété du duc d’Orléans, cousin du roi Luis XVI). Mais rien n’étaie ces affirmations gratuites, proférées d’ailleurs par ses ennemis. Ce sont de pures calomnies.
  2. Il y égratigne notamment, outre Beaumarchais, déjà cité, Restif de la Bretonne et Choderlos de Laclos.
  3. Jacques Necker (1732-1804) était alors directeur général des finances, et non pas, comme on le dit trop souvent, contrôleur général des finances, fonction à laquelle sa nationalité étrangère (il était genevois), sa condition roturière et sa confession protestante lui interdisaient l’accès, bien qu’il fût, de fait, le plus important des ministres de Louis XVI.
  4. Savoyard, Joseph de Maistre était donc sujet du roi de Sardaigne, non du roi de France.
  5. Les deux citations sont extraites des Actes des Apôtres, de 1789.
  6. Qui n’eut qu’une vie éphémère : 12 juillet 1789-3 novembre 1790.
  7. Et auquel collaborent, autour de Rivarol, le chevalier de Champcenetz, François-Louis Suleau, Montlosier, le vicomte de Ségur, le frère cadet de Mirabeau, entre beaucoup d’autres.
  8. Une chambre haute, de caractère aristocratique, nommée et héréditaire, et une chambre basse, élue au suffrage censitaire. Rivarol réclamait pour le roi un droit de veto absolu sur les lois votées par ces chambres.
  9. À cet égard, Rivarol aurait pu se défendre du reproche d’incohérence ou de confusion de son système, amalgame de deux systèmes différents, voire mutuellement opposés, de la même façon que le général de Gaulle, qui affirmait que le grief adressé à sa constitution de la Ve République, de mêler démocratie parlementaire et régime présidentiel, n’avait de sens que pour des politologues et constitutionnalistes épris d’abstraction et d’idéal, et n’obérait pas son œuvre, laquelle devait être jugée sur le seul critère de son efficacité concrète.
  10. À cet égard, Rivarol aurait pu se défendre du reproche d’incohérence ou de confusion de son système, amalgame de deux systèmes différents, voire mutuellement opposés, de la même façon que le général de Gaulle, qui affirmait que le grief adressé à sa constitution de la Ve République, de mêler démocratie parlementaire et régime présidentiel, n’avait de sens que pour des politologues et constitutionnalistes épris d’abstraction et d’idéal, et n’obérait pas son œuvre, laquelle devait être jugée sur le seul critère de son efficacité concrète.
  11. Paul-André Delorme, « Antoine de Rivarol (1753-1801), le bel esprit de contre-révolution... et pas que cela », in : Rivarol, 30 juin 2021.