Jehan Rictus

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Portrait de Jehan Rictus par Théophile Alexandre Steinlen (1914) © musée de Vernon
Gabriel Randon, dit Jehan Rictus (1867-1933), est un polémiste rendu célèbre par ses poèmes rédigés dans la langue parlée (Les soliloques du pauvre, Doléances, Les cantilènes du malheur), il fut à la veille de la Grande Guerre l'un des piliers de la Butte-Montmartre.



Citation

« En voulant réconcilier la poésie avec la langue populaire, j'ai conscience d'obéir à la mission traditionnelle de l'aristocratie, qui est de défendre le peuple contre ses ennemis et au besoin contre lui-même ».

Avis de Rémy de Gourmont


« Tout cela ne m'empêche pas de reconnaître le talent très particulier de Jehan Rictus. Il a créé un genre et un type ; il a voulu hausser à l'expression littéraire le parler commun du peuple, et il y a réussi autant que cela se pouvait ; cela vaut la peine qu'on lui fasse quelques concessions, et qu'on se départisse, mais pour lui seul, d'une rigueur sans laquelle la langue française, déjà si bafouée, deviendrait la servante des bateleurs et des turlupins. » (Mercure de France, 1898).

Texte à l'appui


Le premier recueil de Jean Rictus, Les Soliloques du pauvre, paru en 1897, contient son poème le plus connu, Le Revenant, où un sans-abri croit rencontrer le Christ.

Extrait du poème Le revenant

  • Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie
  • À douète... à gauche et sans savoir
  • Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,
  • Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir
  • Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir
  • Ou l’ macadam de « ma » Patrie.


  • Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait !
  • Qui ça ?... Ben quoi ! Vous savez bien,
  • Eul’ l’ trimardeur galiléen,
  • L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie !


  • De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon
  • N’ se les roula pas dans d’ beaux langes
  • À caus’ que son double daron
  • Était si tell’ment purotain


  • Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin
  • Comm’ ça à la dure, à la fraîche,
  • À preuv’ que la paill’ de sa crèche
  • Navigua dans la bouse de vache.


  • Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ;
  • Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’ Ange ?
  • C’lui qui pus tard s’ fit accrocher
  • À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse
  • (Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !),
  • Histoir’ de rach’ter ses frangins
  • Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ;
  • Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or
  • D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !


  • L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait
  • Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait,
  • Mais qu’a tourné, qui s’a aigri
  • Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie
  • Quand la crémière à ses anglais !


  • (La crémièr’, c’est l’Humanité
  • Qui n’ peut approcher d’ la Bonté
  • Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse
  • Et n’ tourne aussitôt en malice !)


  • Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait,
  • L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer
  • Et qu’était la Foi en balade :


  • Lui qui pour tous les malheureux
  • Avait putôt sous l’ téton gauche
  • En façon d’ cœur... un Douloureux.
  • (Preuv’ qui guérissait les malades
  • Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux,
  • C’ qui rendait les méd’cins furieux.)


  • L’ gas qu’en a fait du joli
  • Et qui pour les muffs de son temps
  • N’tait pas toujours des pus polis !


  • Car y disait à ses Apôtres :
  • - Aimez-vous ben les uns les autres,
  • Faut tous êt’ copains su’ la Terre,
  • Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres
  • Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez,
  • Autrement vous s’rez tous damnés.


  • Et pis encor :
  • — Malheur aux riches !
  • Heureux les poilus sans pognon,
  • Un chameau s’ enfil’rait ben mieux
  • Par le petit trou d’eune aiguille
  • Qu’un michet n’entrerait aux cieux !


  • L’ mec qu’était gobé par les femmes
  • (Au point qu’ c’en était scandaleux),
  • L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves
  • Eul’ l’ charpentier toujours en grève,
  • L’artiss’, le meneur, l’anarcho,
  • L’entrelardé d’ cambrioleurs


  • (Ça s’rait-y paradoxal ?)
  • L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale
  • Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur !


La suite de ce poème laisse entrevoir le désespoir final inclinant à la défaite de Dieu, tout en ne pouvant cependant cesser de s'adresser à Lui, certes pour Le haranguer avec une triste ironie, mais incapable de ne plus prier le "Daron du Galiléen"... Il y a vraiment des merveilles chez ce poète admiré de Léon Bloy qui opposera, en s'y identifiant évidemment, cette figure de Job à tous les écrivains catholiques consacrés de l'époque, Les Dernières colonnes de l'Église, décrits comme autant de pharisiens. Derrière l'apparente frusterie du langage argotique se devine une construction et un art poétique d'une grande qualité. Oscar Wilde, qui le vit réciter ses poèmes dans un bistrot Montmartrois en 1889, lui envoya par ailleurs un exemple dédicacé de La Ballade de la geôle de Reading. Il semble qu'il y ait du Villon en lui. Edith Piaf lui a dédié sa chanson La goualante du pauvre Jean (1954, paroles René Rouzaud).