Edouard Berth

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Édouard Berth (1875-1939), syndicaliste révolutionnaire, disciple de Georges Sorel, le théoricien du mythe de la grève générale prolétarienne.

Édouard Berth

Biographie

Camille Edouard Berth est né à Jeumont, sur la frontière belge, le 1er juillet 1875. Huitième enfant d’une famille de quatregarçons et cinq filles, son père, Alphonse Berth, maître des forges à Jeumont, est d’origine wallonne, sa mère, Stéphanie de Facqz, d’origine flamande (un de Facqz figure parmi les édiles de la mairie de Bruxelles dont une rue porte le nom). Ses parents ayant très tôt disparus, c’est la sœur aînée, Marie, qui s’occupe de la fratrie. Pensionnaire au lycée de Douai, où les conditions de vie sont plutôt rudes (en hiver, on casse la glace dans les lavabos) et la discipline sévère, le jeune Camille – ce n’est que par la suite qu’il emploiera son second prénom – s’imprègne de la culture classique qui est alors à la base de l’instruction publique. Un carnet de jeunesse où il a soigneusement recopié des textes en latin de Lucrèce et de Virgile, en grec de Sophocle et d’Anacréon, en allemand de Goethe, ainsi que des poèmes des Parnassiens (Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, le premier Verlaine…), témoigne de ses connaissances et des ses goûts littéraires. Très apprécié de ses professeurs, il excelle en philosophie et décroche un 19 au baccalauréat. En 1893, il est à Paris et s’inscrit en hypokhâgne au lycée Lakanal, mais échoue en 1896 au concours d’entrée de la rue d’Ulm et se rabat sur une licence à la Sorbonne. C’est aussi le moment où il publie ses premiers articles dans les milieux socialistes et anarcho-syndicalistes, devenant aussi l’indéfectible ami de Georges Sorel, sous l’influence de qui il abandonne la préparation de son agrégation pour se mettre au service exclusif du prolétariat.

Il écrit dans Le Mouvement socialiste dès l’année de sa création, en 1899. La même année, il épouse Jeanne Rency, âgée de seize ans, fille du premier lit de Marie-Louise Devolder qui, devenue veuve, s’était remariée avec son frère aîné, Alphonse. En quête d’un emploi pour faire face au besoin du ménage, il passe avec succès un concours d’entrée à l’Assistance publique. Jusqu’à sa retraite, dans les années trente, il sera l’économe de divers établissements : l’hospice d’Ivry, puis en 1910 l’hôpital Beaujon, alors situé rue du Faubourg Saint-Honoré, la maison La Rochefoucauld, avenue d’Orléans, et enfin la Fondation Galignani, à Neuilly, qui accueille de vieux écrivains ou artistes en difficulté. Afin de pouvoir poursuivre son activité de publiciste et d’écrivain, il s’efforce de limiter ses tâches administratives et refusera toujours le moindre avancement. « Tu n’as pas besoin d’un second bifteck », a-t-il coutume de dire à sa femme. Pourtant, en 1909, son salaire mensuel n’était que de 150 Francs[1].

Auteur d’une œuvre importante, où l’influence de l’auteur des Réflexions sur la violence se conjugue à celles de Marx et surtout de Proudhon, il est à coup sûr « l’un des meilleurs disciples et interprètes de Sorel », comme l’écrit Fabien Desmeaux, qui ajoute : « Les écrits politiques de Berth doivent être considérés vraiment comme ceux d’un commentateur sérieux et d’un disciple fidèle de Georges Sorel »[2].

Dans ses premiers ouvrages, Dialogues socialistes et Les nouveaux aspects du socialisme[3], Edouard Berth s’est efforcé de tracer pour le mouvement ouvrier une « troisième voie », distincte à la fois du guesdisme et de l’anarchisme, et qui s’est très tôt confondue avec le syndicalisme révolutionnaire. Au guesdisme, il reproche son étatisme « napoléonien », sa conception exclusivement politique et avant-gardiste du marxisme, son refus de reconnaître à la classe ouvrière tout statut d’autonomie, sa volonté de faire du syndicat un simple auxiliaire du parti. A l’inverse, ce que critique Berth dans l’anarchisme, c’est son hostilité de principe à toute autorité, à toute hiérarchie, à toute discipline, et par suite, selon lui, à toute civilisation. Les anarchistes, dit-il, conçoivent l’atelier de l’avenir comme une sorte d’« abbaye de Thélème ». Ils nient le caractère social de la liberté, et c’est par là qu’ils se révèlent comme les tenants d’un « bourgeoisisme exaspéré ». « On peut scruter la pensée de tous les écrivains à tendances anarchistes, assure Berth : on retrouvera cette même haine de la civilisation, entendue comme régime de contrainte, comme discipline, venant forcer l’homme à travailler, à suivre une autre pente que celle de la nature »[4]. Le syndicalisme révolutionnaire, lui, pose les choses tout autrement. « Le syndicalisme, écrit Berth, reconnaît parfaitement que la civilisation a débuté et dû débuter par la contrainte, que cette contrainte fut salutaire, bienfaisante et créatrice, et que si l’on peut espérer un régime de liberté, sans tutelle patronale comme sans tutelle étatique, c’est encore grâce à ce régime de contrainte lui-même qui a discipliné l’humanité et l’a rendue peu à peu capable de s’élever au travail libre et volontaire »[5]. Et d’ajouter que « la maîtrise syndicale qui remplacera la maîtrise patronale sera sans doute, et plus légitimement, aussi rude, aussi sévère, aussi impitoyable pour l’indiscipliné, le paresseux, le réfractaire, qu’a pu l’être le capitalisme lui-même » ![6]

Cette dernière thèse rappelle d’assez près celle soutenue par Georges Valois dans L’homme qui vient. Dans l’un et l’autre cas, la civilisation est posée comme antagoniste de la nature humaine. A Rousseau comme aux anarchistes, Berth n’oppose pas l’argument que la nature humaine diffère de ce qu’ils en disent, mais au contraire l’argument que c’est en contradiction avec la nature humaine telle qu’ils la décrivent et telle qu’elle est, que la civilisation s’est formée. Rien ne lui est donc plus étranger que l’idée d’une culture qui prolongerait la nature sous d’autres formes, sans solution de continuité. Comme Valois, Berth n’est pas loin de penser que l’autorité nécessaire à l’organisation du travail est ce qui permet à l’homme de se sortir de la médiocrité de son état de nature en se dotant d’une civilisation qui implique elle-même d’aller, sous la contrainte, à l’encontre de nos penchants naturels. La notion de travail est valorisée dans la mesure même où le travail conditionne la production, l’objectif final étant d’instituer « le groupement libre et égalitaire des ouvriers possesseurs de leurs instruments de travail et maîtres de leur force collective qui jusqu’ici s’est aliénée entre les mains du Capital et de l’Etat » – c’est-à-dire de fonder la « société des producteurs ». Le travail est donc la base et le « ciment » de la cité socialiste. Il n’est pas vu comme aliénant, mais comme intrinsèquement libérateur, pour autant bien entendu qu’il échappe à l’emprise du capital. Le machinisme lui-même n’est pas mis en question. Le thème de l’aliénation de l’homme par la machine (ou la technique) est totalement étranger à Edouard Berth, tout comme la critique de l’idéologie du travail, dont il ne perçoit nullement l’origine moderne. Mais la notion de travail a chez Berth une portée plus large que chez Valois. Avec trente ans d’avance, celui-ci anticipe certaines vues exposées par Jünger dans Le Travailleur. Chez lui aussi, le notion de travail déborde largement la sphère économique ; elle caractérise un mouvement général des choses, censé voir dépérir les valeurs bourgeoises et consacrer l’avènement d’un type d’homme nouveau.

Berth pose par ailleurs comme absolument synonymes la démocratie et l’Etat. Et c’est ce refus radical de la démocratie, partagé alors par tous les tenants du syndicalisme révolutionnaire, à commencer par Sorel, qui va permettre la rencontre entre le Berth le sorélien et le monarchiste Valois[7].

Texte à l'appui

Syndicalisme révolutionnaire et « grève-généralisme »


La grande idée du syndicalisme révolutionnaire est celle de grève générale ­ou « grève-généralisme » -, dont l'histoire a été retracée par Émile Pouget dans une série d'articles publiés en 1904 par la revue Le Mouvement socialiste. Ayant lancé une enquête sur ce thème, la revue donna la parole aux partisans de la grève générale, mais aussi à leurs adversaires, socialistes réformistes et sociaux-­démocrates, qui la condamnaient comme une «fantaisie dangereuse», une « utopie », une « arme nuisible et meurtrière pour la classe ouvrière ». Dans sa contribution, Pouget retrace l'histoire de l'idée de grève générale depuis l'époque de la Première Internationale jusqu'aux débats qui opposèrent les dirigeants de la Fédération des Bourses du Travail et leurs adversaires du Parti ouvrier français de Jules Guesde.

Les racines du « grève-généralisme » sont probablement à rechercher du côté du mouvement chartiste anglais, qui en donna la première expression publique. Dès l'origine, les partisans de la grève générale manifestent la plus vive méfiance vis-à-vis des partis politiques, l'antiparlementarisme étant ancré depuis longtemps dans certains secteurs du mouvement ouvrier. En 1868, au congrès de Bruxelles de l'Association internationale des travailleurs, l'hypothèse d'une grève « universelle» est déjà envisagée, au motif que « le corps social ne saurait vivre, si la production est arrêtée pendant un certain temps; qu'il suffirait donc de cesser de produire pour rendre impossible les entreprises des gouvernements personnels et politiques ».

Cette façon d'envisager la grève générale consiste à la concevoir comme seule vraiment efficace, au contraire des grèves partielles et localisées. Ce premier élan fut brisé par les événements de 1870-71 et l'affaiblissement de l'Internationale qui en résulta.

En septembre 1873, au congrès général de Genève, l'idée fut remise à l'ordre du jour, mais une divergence de vues se fit jour entre les syndicalistes européens, qui voyaient dans la grève générale l'équivalent de la révolution sociale, et les délégués américains, pour lesquels elle ne pouvait être au mieux qu'un moyen d'obtenir certaines réformes (ils y auront effectivement recours en 1886, pour conquérir la journée de huit heures). Le projet fut alors mis de côté.

En France, le premier propagandiste de la grève générale fut un ouvrier anarchiste du nom de Joseph Tortelier, membre du syndicat des menuisiers. Il en exposa le principe en novembre 1888, au congrès ouvrier international de Londres, mais sans grand succès. La même année pourtant, lors de son congrès de Bordeaux-Le Bouscat, la Fédération nationale des syndicats (FNS), quoique contrôlée par les guesdistes, proclame que « seule la grève générale, c'est­-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation ».

Une autre motion invite, significativement, les syndicats « à ne s'inféoder à aucun parti politique, quel qu'il soit ». Mais deux ans plus tard, les partisans de Jules Guesde font volte-face. En octobre 1890, à son congrès de Lille, le Parti ouvrier français (POF) déclare hautement que « la grève générale proprement dite, c'est-à-dire le refus concerté et simultané du travail par tous les travailleurs [...], suppose et exige pour aboutir un état d'esprit socialiste et d'organisation ouvrière auquel n'est pas arrivé le prolétariat ».

Dès lors, guesdistes et « grève-généralistes » ne vont plus cesser de s'affronter. L'idée de grève générale continue à cheminer, notamment sous l'influence de Fernand Pelloutier et d'Aristide Briand. En 1892, le congrès des Bourses du Travail qui se tient à Tours et celui des syndicats tenu à Marseille en adoptent le principe. L'année suivante, au congrès corporatif de Paris, la grève générale est approuvée avec enthousiasme. Mais on réalise aussi qu'une grève de ce type n'a de sens que si elle va au-delà de la simple suspension du travail, faute de quoi les travailleurs seront bientôt aussi vite affamés que les capitalistes !

« Il faudra donc, écrit Pouget, que nous nous emparions des boulangeries, des boucheries, et que nous assurions la vie de tous ceux qui produisent ». Cela ne fait que le renforcer dans sa conviction que « la grève générale des métiers, c'est la révolution sociale ». Les syndicats décident alors de mettre en place une commission de neuf membres, à laquelle est donné le nom de Commission d'organisation de la grève générale (puis de Comité de propagande de la grève générale).

En 1894, la question de la grève générale domine tout le congrès de Nantes, où guesdistes et « grève-généralistes » s'affrontent plus que jamais. On est alors au plus fort de la répression anti-anarchiste. Le plus ardent défenseur de l'idée de grève générale est Aristide Briand. Quand on passe au vote, celle-ci recueille 65 voix contre 37. Mis en minorité, les guesdistes du POF décident alors de se retirer du congrès afin d'en « finir une bonne fois avec cette utopie, ce brandon de discorde de la grève générale ». C'est la scission. Elle aboutira l'année suivante, comme on l'a vu plus haut, à la création de la Confédération générale du travail (CGT) à Limoges.

En 1897, au congrès de Toulouse, une motion déclare avec force que « la grève générale est synonyme de révolution ». Au congrès de Paris, en 1900, la majorité des délégués s'accordent sur l'idée que « la grève générale doit être révolutionnaire et expropriatrice » (Pouget). Cette façon de voir est confirmée aux congrès de Lyon (1901), puis de Montpellier (1902). A la même époque, un document réalisé par le Comité de la grève générale de la CGT en donne une formulation achevée et en fait l'un des thèmes les plus forts du syndicalisme d'action directe. En 1904, à Bourges, le congrès de la CGT lance également le mot d'ordre de la journée de huit heures.

Pour Émile Pouget, l'idée de grève générale ne résulte d'aucune théorie politique, philosophique ou sociologique, mais de la pratique quotidienne de la classe ouvrière : elle « vient du peuple ». Or, dit-il, le peuple sait mieux ce qui lui convient que les intellectuels ou les politiciens qui prétendent parler en son nom : « Quand le peuple ne se laisse pas dériver de sa route par des "directeurs de conscience", il est rare que son bon sens ne lui suggère la meilleure orientation ». Outre sa plus grande efficacité supposée, l'idée de grève générale en entraîne par ailleurs deux autres, très importantes, car elles vont caractériser le syndicalisme révolutionnaire : d'abord, l'idée que l'action doit être entreprise à partir de la base, et celle que la grève générale, comme l'écrit encore Pouget, ne peut être que « la conséquence de l'effort de minorités conscientes qui, par leur exemple, mettent en branle et entraînent les masses ».

Dans sa préface au livre de Pouget sur La grève générale et le socialisme, Hubert Lagardelle explique en ces termes l'hostilité des socialistes parlementaires, comme Jean Jaurès ou Étienne Buisson, à l'idée de grève générale : « En y adhérant, la classe ouvrière leur signifie qu'elle se refuse à attendre son émancipation d'un groupe plus ou moins compact de parlementaires ou des dispositions plus ou moins favorables d'un gouvernement: elle n'entend puiser qu'en elle­-même les ressources de son action et elle affirme l'implacabilité de la guerre qu'elle a déclarée au monde bourgeois. Par là même, elle détruit les illusions que tentent naturellement d'entretenir dans son esprit politiciens et gouvernants: elle veut rendre impossible leur domination ».

Créé en 1890, le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire de l'ancien communard et bagnard Jean Allemane soutient lui aussi le principe de la grève générale. Ses militants participeront d'ailleurs, avec les proudhoniens, à la création du syndicalisme révolutionnaire. C'est également en s'appuyant sur l'idée de grève générale, la seule qui selon lui puisse permettre au mouvement syndical de se développer et d'agir «en dehors du patronat et contre lui », que Victor Griffuelhes prône l'action directe.

« L'action directe, écrit-il, veut dire action des ouvriers eux-mêmes, c'est-à-dire action directement exercée par les intéressés. C'est le travailleur qui accomplit lui-même son effort et l'action ouvrière n'est qu'une manifestation continue d'efforts. Il y a, par conséquent, une pratique journalière qui va chaque jour grandissant jusqu'au moment où, parvenue à un degré de puissance supérieure, elle se transformera en une conflagration que nous dénommons grève générale et qui sera la révolution sociale [...] La grève générale, dans son expression dernière, n'est pas pour les milieux ouvriers un simple arrêt des bras ; elle est la prise de possession des richesses sociales mises en valeur par les corporations, en l'espèce des syndicats de tous ».

Pareille attitude, qui lie étroitement action directe, autonomie ouvrière et grève générale, en faisant de cette dernière l'équivalent de la « révolution sociale », répond à la question de Georges Sorel : « Pourquoi la force révolutionnaire du prolétariat ne serait-elle pas basée sur l'autonomie des révoltes ouvrières ? ». L'idée d'autonomie avait déjà été mise à l'honneur durant la Commune de 1871, tant sous l'influence de l'anarchisme proudhonien que du blanquisme hébertiste, qui s'était progressivement détaché du jacobinisme bourgeois comme de l'école babouviste. Pour les uns et les autres, la «commune » était le levier de la révolution en tant qu'organisation sociale « naturelle » des producteurs, opposée à toute forme d'État comme à tout groupement « artificiel » - c'est-à-dire politique - s'en remettant à l'appareil « fallacieux » des partis, du suffrage universel et de la représentation.

Dans cette perspective, les communes devaient se séparer de l'État et proclamer leur autonomie, afin de décomposer l'État et de lui substituer une fédération libre des communes. De là découlait un programme fédéraliste ne reconnaissant entre les communes que le lien d'un pacte volontaire. C'est sur cette base que les anarchistes et les proudhoniens dénonçaient dès les années 1860 Marx et Engels comme des « étatistes » - Marx rétorquant que le capitalisme a créé, pour la concentration de la production et de l'échange, un appareil tellement gigantesque que la classe ouvrière ne pourra jamais s'en emparer si elle ne parvient pas à mettre en place un appareil aussi puissant, et qu'elle doit donc viser d'abord à s'emparer de la puissance politique de l'État. Les uns voulaient détruire l'État, les autres le conquérir, ce qui est tout différent.

Tenants de l'action directe, les syndicalistes révolutionnaires entendent donc opposer au « socialisme politique » un « socialisme prolétarien ». Rejetant les partis politiques, donnant la priorité aux syndicats, ils rejettent du même coup la démocratie parlementaire, qu'il distinguent mal de la démocratie tout court. Le suffrage universel leur apparaît comme un « piège », car en participant au jeu démocratique, la classe ouvrière finira par adopter le langage de la classe dominante. Ils s'affirment donc à la fois partisans de la lutte des classes, révolutionnaires et antidémocrates.

Il est même rare qu'ils se déclarent socialistes, terme qui leur apparaît pour le moins ambigu. Pour eux, les « socialistes », ce sont d'abord les chefs des partis de gauche auxquels ils dénient le droit de parler au nom de la classe ouvrière. Le seul vrai « parti du travail », c'est la classe ouvrière. Ils se disent donc purement et simplement syndicalistes, ce qui ne va pas sans quelques ambiguïtés. Ils ont en effet tendance, dans la mesure même où ils opposent l'action à la base au jeu des partis, à opposer dans le même esprit la politique, assimilée péjorativement à la démocratie parlementaire, et l'économie, correspondant au syndicat.

« L'idée de grève générale, écrit significativement Émile Pouget, surgit, logiquement et fatalement, quand la classe ouvrière délaisse l'illusion politique pour concentrer ses efforts d'organisation, de lutte et de révolte sur le terrain économique ». « Dans le plan politique, ajoute-t-il, tant d'appétits et tant d'ambitions s'enchevêtrent, que [la] clairvoyance [du peuple], atrophiée par les intrigues et les compétitions de tout ordre, ne peut se manifester. Il en va autrement dans le plan économique. Là, le salarié et l'employeur se trouvent en contact d'opposition, leurs intérêts sont adverses et nulle manœuvre n'en peut obscurcir l'antagonisme». Pour ne pas faire de contre-sens dans l'étude du discours syndicaliste révolutionnaire, cette conception très restrictive de la politique ne doit pas être perdue de vue.

La notion de syndicalisme révolutionnaire commence à se répandre dans les milieux socialistes et ouvriers français dans le courant de l'année 1903. Ses principaux propagateurs sont Hubert Lagardelle, Émile Pouget, Victor Griffuelhes, Édouard Berth et Charles Guieysse. La plupart d'entre eux s'ex­priment dans la revue Le Mouvement socialiste, fondée en janvier 1899 par Lagardelle, qui dénonce avec vigueur les institutions démocratiques et parlementaires et appuie la stratégie de grève générale mise à l'ordre du jour par la CGT après la victoire du courant révolutionnaire au congrès de Bourges.

Chez les intellectuels, le syndicalisme révolutionnaire touche aussi nombre de déçus de Jaurès, notamment parmi les lecteurs de revues comme Pages libres, animée par Charles Guieysse, L'Avant-Garde ou les Cahiers de la Quinzaine de Péguy. Georges Sorel y adhère publiquement le 1er juillet 1905, dans un article du Mouvement socialiste. C'est également dans Le Mouvement socialiste que l'ex-guesdiste Pierre Dormoy oppose l'action du syndicat à celle du parti, considéré comme étranger aux pratiques de la classe ouvrière.

Faisant tache d'huile, le syndicalisme révolutionnaire eut aussi une certaine audience à l'étranger, principalement en Italie, avec des hommes comme Enrico Leone, directeur d'Il Divenire sociale, Arturo Labriola, directeur de l'hebdomadaire l’Avanguardia socialista, Sergio Panunzio et bien d'autres.

Dans les milieux syndicalistes révolutionnaires, la figure dominante est évidemment celle de Georges Sorel. Philosophiquement, Sorel a subi l'influence de Vico, Max Nordau, Théodule Ribot, Cournot, William James, Gustave Le Bon et surtout Henri Bergson, qui l'ont convaincu des sources non rationnelles des motivations humaines. A ses débuts, il a considéré le marxisme comme une véritable science. Mais il a très vite rejeté le déterminisme économique associé à l'orthodoxie marxiste, ce qui l'a amené à proposer une réinterprétation du marxisme synonyme pour lui d'un retour au « marxisme de Marx ». Rejetant le scientisme avec Bergson, il n'en est pas moins convaincu de la valeur de la méthode scientifique, à laquelle il adhère. Il rejette par ailleurs la notion de « progrès », à la lumière de la pensée de Pascal, mais aussi d'Eduard von Hartmann. Fondamentalement, le socialisme est pour lui une « question morale » au sens où sa mise en œuvre implique ce que Nietzsche appelait une réévaluation de toutes les valeurs. La morale dont il se réclame est celle, plutôt sévère, sinon austère, de Proudhon.

[...] Pour Berth, il y a complémentarité naturelle entre les valeurs aristocratiques et les valeurs populaires, qu'il oppose les unes comme les autres aux valeurs bourgeoises. « Entre le peuple et l'aristocratie, écrit-il, il y a une véritable confraternité et intelligence réciproques ».

Il aime pareillement à constater, sur certains points, « l'accord essentiel du plébéien Proudhon avec l'aristocrate Nietzsche ». Il entend donc faire la synthèse du peuple et de l'aristocratie, comme il veut faire celle du véritable esprit conservateur et du véritable esprit révolutionnaire. D'où cette proclamation restée célèbre : « Il n'y a que deux noblesses: celle de l'épée et celle du travail ; le bourgeois, l'homme de boutique, de négoce, de banque, d'agio et de bourse, le marchand, l'intermédiaire, et son compère, l'intellectuel, un intermédiaire lui aussi, tous deux étrangers au monde de l'armée comme au monde du travail, sont condamnés à une platitude irrémédiable de pensée et de cœur ». Du reste, il s'affirme convaincu que « les révolutionnaires représentent désormais la noblesse de l'avenir et constituent cette pléiade, cette constellation de fils de roi, que M. de Gobineau, grand aristocrate lui aussi, et de naissance et d'esprit, avait rêvée par-dessus la platitude écœurante de notre monde bourgeois démocratique moderne ».

Cette conviction s'alimente du parallèle qu'il dresse constamment entre la guerre et le travail. « Une aristocratie classique, déclare-t-il, c'est une aristocratie guerrière qui a conservé l'esprit héroïque et guerrier, et chez qui la guerre et les vertus guerrières jouent le rôle que jouent le travail et les vertus ouvrières chez le peuple ». Son ambition, c'est le « réveil des valeurs héroïques » qui permettrait d'entrer « dans une nouvelle ère classique, guerrière et révolutionnaire ». Berth, ou le socialisme héroïque !

La guerre, précisément, Édouard Berth en a fréquemment fait l'éloge. Dans Les méfaits des intellectuels, il proclame ainsi « la vertu souveraine de la guerre, dont l'intervention dans les choses humaines est toujours pareille à celle d'un vent fort, âpre et salubre, venant renouveler les eaux putrides des marécages humains ». Conception qui s'appuie certes sur l'ancienne mise à l'honneur des valeurs guerrières, mais qui fait aussi - et surtout - référence à la guerre de classes.

Sorel écrivait, en 1905 : « Maintenir l'idée de guerre paraît aujourd'hui plus nécessaire que jamais, alors que tant d'efforts sont tentés pour opposer au socialisme la paix sociale ». Hostile lui aussi à ce que Sorel appelait la « lèpre de paix sociale », Berth affirme que « la guerre nourrit le patriotisme, comme la grève nourrit le socialisme », et que « le socialisme ne reprend vraiment de la grandeur que dans la mesure où il redevient guerrier ».

[...] Dans les dernières années de sa vie, Édouard Berth est revenu de beaucoup de ses espérances, mais il n'a pas changé de cap. L'actualité lui inspire des commentaires variés, dont témoigne surtout sa correspondance.

L'arrivée au pouvoir du Front populaire, en juin 1936, le surprend. Le 15 juillet 1936, il écrit à Mariette Legraye : « Ici, en France, la bourgeoisie n'en est pas encore revenue d'ébahissement. Ce fut presque la grève générale, et avec cette variante, assez inattendue, de l'occupation [des usines] - scandale des scandales ! Je vois bien que nos bourgeois eussent préféré des violences à cette espèce d'expropriation calme et ordonnée ! Chacun y va, naturellement, de sa petite explication - mais ce fut une explosion... spontanée : le triomphe du Front populaire fit sentir aux ouvriers qu'après des années de misère et de sujétion, ils pouvaient enfin relever la tête, et ils le firent, comme mus d'un seul mouvement explosif, je répète à dessein le mot ! L'acte fut révolutionnaire, évidemment, mais peut-on se dissimuler qu'on est entré dans des temps révolutionnaires et que cela ne peut plus durer ? Non, n'est-ce pas ? » Berth remarque aussi que « les communistes sont devenus patriotes et chantent la Marseillaise ! Il fallait voir, hier, cette "procession" du Front populaire : on y voyait autant de drapeaux tricolores que de rouges et l'on chantait autant la Marseillaise que l'Internationale ! Tout cela est bien curieux et appellerait bien des commentaires ». Ce «patriotisme révolutionnaire », de toute évidence, ne lui déplaît pas.

A la même époque, il tonne à nouveau contre les « fascistes de tout poil ». Après avoir dénoncé Mussolini dans ses ouvrages, il s'en prend dans ses lettres à Franco qui, assure-t-il, est prêt à « fusiller la moitié de l'Espagne [...] sans doute pour rendre l'Espagne aux plus Espagnols, dont il exclut tout le peuple ouvrier et paysan », et il le compare à ces partisans de « la France aux Français » qui «voudraient massacrer les 3/5 de la France, pour lui redonner sa... pureté racique !!! ».

Le 7 novembre 1936, il écrit : « Vous voilà aussi, pauvres Belges, en proie au "fascisme" - et quel fascisme! Ce Degrelle, qu'est-ce que c'est que cet oiseau-là ? Pauvre Europe ! Quelle décadence ! » L'année suivante, quand sa correspondante lui rapporte le propos d'un militant rexiste qui lui a déclaré que Georges Sorel est « le père commun du fascisme et du communisme », il s'étouffe de rage :

« Quel "bateau" ! J'avoue que ce bobard - répété un peu partout si inconsidérément - me fait... enrager. Il faut vraiment connaître fort peu Sorel pour lui attribuer une telle paternité, car il n'y a rien de plus éloigné de la conception sorélienne que le fascisme et le communisme ! Je me suis déjà élevé plus d'une fois contre ce... contre-sens - mais je vois qu'on le répète toujours : les erreurs ont la vie dure, une fois lancées. Et les gens sont des perroquets, qui répètent sans y aller voir! [...] En vérité, la violence sorélienne n'a rien à voir avec les violences fascistes et communistes. Mussolini a bien pu se réclamer de Sorel, mais qu'est-ce que cela prouve ? Les soi-disant disciples ne font pas toujours honneur à leurs soi-­disant maîtres ! Quant à Lénine, il n'a subi en rien l'influence de Sorel, qu'il considérait comme un esprit brouillon! Ah, cette question des influences ! Il y a des gens qui rattachent Hitler à... Nietzsche : quelle aberration ! Je suis certain que Nietzsche aurait renié son soi-disant disciple, avec le plus grand dégoût ! [...] Et connaissez-vous gent plus abominable que les nietzschéens, les marxistes et autres espèces du même acabit ? Proudhon disait : il paraît qu'il y a des gens qui se disent proudhoniens ; ce doivent être de parfaits imbéciles ! Et Marx disait aussi : moi, je ne suis pas marxiste ! Pour ma part, je me réclame, j'ose me réclamer de Sorel ; mais en vérité, j'espère et je souhaite ne pas trop démériter de ce maître, ni trop le dénaturer ! » [...]

Cela veut-il dire que l'œuvre d'Édouard Berth n'appartient plus qu'à l'histoire des idées ? Certainement pas. Son inspiration, ses thèses générales, ses principes maintes fois affirmés, vont bien au-delà du contexte dans lequel ils furent formulés. Son parti-pris résolu en faveur du peuple - et des peuples, sa conviction qu'il faut organiser la société à partir du bas, et non de manière autoritaire à partir du haut, sa théorie des antagonismes, son combat en faveur de la diversité, son goût de l'autonomie et de la liberté, sa hantise de la décadence, sa dénonciation des valeurs marchandes et bourgeoises, son goût du « sublime », sa volonté sans cesse réaffirmée d'associer des idéaux opposés à l'inverse, de se battre en même temps sur deux fronts, l'originalité même de son itinéraire personnel, rendent sa pensée plus actuelle que jamais.

En dépit de quelques tics d'écriture - de fréquentes redites, un goût passionné pour le point et virgule, une tendance à mettre en italique tous les mots qu'il jugeait importants - , ses livres eux-mêmes, écrits de façon extraordinairement vivante, voire parfois lyrique, n'ont aujourd'hui nullement vieilli. On constate d'évidentes (et passionnantes) oscillations dans la pensée d'Édouard Berth, mais on constate aussi qu'il n'a jamais perdu de vue ses grandes orientations directrices. Toute sa vie durant, il est resté au service de la classe ouvrière, et en ce sens il est aussi resté fidèle à ce qu'il appelait «la promesse de [ses] vingt ans ».

A l'instar de ceux qu'il admirait le plus, il a consacré l'intégralité de son existence à défendre ses idées. Véritable révolutionnaire conservateur, il n'a cessé de défendre des idées de gauche et des valeurs de droite, ce qui fait de lui, au choix, un homme de droite de gauche ou un homme de gauche de droite. Il fut en tout cas la vivante synthèse de tout ce qui lui a paru devoir être concilié et défendu d'un même élan.

Homme d'une extrême rigueur, tant morale qu'intellectuelle, et d'une scrupuleuse honnêteté, il n'a jamais dissimulé son évolution ni ses erreurs. Cela lui a valu des incompréhensions, des inimitiés, des ruptures avec des proches ou des moins proches, qu'il a toujours assumées avec courage, sachant faire passer ses convictions avant ses amitiés.

Exigeant vis-à-vis des autres comme il l'était vis-à-vis de lui-même, il a connu au cours de sa vie bien des déceptions. Il est aussi passé par d'inévitables pha­ses de découragement. Cela ne l'a pas empêché de continuer à se battre. Dans le premier numéro des Cahiers du Cercle Proudhon, il écrivait que « tous les héroïs­mes sont frères, le militaire comme le religieux et le révolutionnaire » - c'est bien une certitude qui ne l'a jamais abandonné, lui dont la pensée fut elle­-même à tant d'égards héroïque.


Extraits de : « Édouard Berth ou le socialisme héroïque » (pp. 11-247), Alain de Benoist, in Édouard Berth, Les méfaits des intellectuels, (préface de G. Sorel), rééd. Krisis, p. 11-147, 2007 ©.

Lien externe

Notes et références

  1. Archives familiales communiquées à l’auteur. Sur Edouard Berth, cf. René Simon, Edouard Berth, disciple de Georges Sorel, anti-intellectualiste et antidémocrate de gauche, mémoire de DES, Faculté de Droit de Paris, Paris 1961 ; Jules Levey, The Sorelian Syndicalists: Edouard Berth, Georges Valois, and Hubert Lagardelle, thèse de doctorat, Columbia University, New York 1967 ; Alain Menegaldo, Rôle et place des intellectuels dans le mouvement ouvrier chez Georges Sorel et Edouard Berth, thèse de doctorat de 3e cycle, Université Paris VIII, Paris 1982 ; Cécile Laborde, « Syndicalism against the State. Libertarianism in the Thought of Edouard Berth and His Contemporaries », in The European Legacy, septembre 1998, pp. 66-85 ; Michel Vincent, Edouard Berth (1875-1939). Essai de biographie intellectuelle, mémoire de maîtrise, Université Paris I, Paris 2003. De Cécile Laborde, cf. aussi son livre Pluralist Thought and the State in Britain and France, 1900-25, Palgrave Macmillan, 2000 (sur Edouard Berth, Maxime Leroy, Harold Laski, Léon Duguit, etc.), ainsi que son article : « The Concept of the State in British and French Political Thought », in Political Studies, XLVIII, 3, juin 2000, pp. 540-557.
  2. Fabien Desmeaux, L’idée de progrès dans l’œuvre de Georges Sorel. Signification et controverses, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq 2003, pp. 421-422.
  3. Edouard Berth, Dialogues socialistes, Librairie G. Jacques et Cie, Paris 1901 ; Les nouveaux aspects du socialisme, Marcel Rivière, Paris 1908 (2e éd. rév. et augm. sous le titre Les derniers aspects du socialisme, Marcel Rivière, Paris 1923).
  4. Les nouveaux aspects du socialisme, op. cit., p. 36.
  5. Les derniers aspects du socialisme, op. cit., p. 76.
  6. Ibid., p. 73. Cf. aussi Edouard Berth, Guerre des Etats ou guerre des classes, Marcel Rivière, Paris 1924, p. 169
  7. Alain de Benoist, « Le Cercle Proudhon, entre Edouard Berth et Georges Valois », voir infra